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  • N°4 - Jacques le grand

    Par Hélène Verdier

    Parisien, de la vieille Lutèce ou peu s'en faut, Jacques Perret assume tous les caractères de l'histoire de France depuis la Gaule chevelue jusqu'aux confins du Grand Ouest en une écriture luxuriante. « Aventurier en bretelles », baroudeur casanier, Jacques Perret, écrivain et personnage, pourrait incarner le paradoxe du héros malgré lui, ne serait-ce l'élégante désinvolture, le sens de la mise en scène et la distance amusée de celui à qui l'on en a déjà conté. Entre le héros perretien et Perret lui-même, la frontière est ténue. Mais, dira-t-on, quel auteur ne s'est pas rêvé et raconté à travers ses personnages ? Perret, lui, a dû être chacun de ses héros : écrivain, journaliste, un peu dramaturge, certes… professeur, illustrateur… forestier au Danemark, prospecteur d'or en Guyane, mercenaire manqué au Mexique, pêcheur au Honduras, moissonneur au Canada.

    Il en va de même pour les choses sérieuses comme la guerre : peu après son engagement dans les corps-francs en 1939 – à presque quarante ans – il se verra attribuer la médaille militaire et la croix de guerre avec palme, après avoir fait au combat « l'admiration de tous par son audace réfléchie, son calme imperturbable dans les pires circonstances et ses hautes vertus morales qui en ont fait le premier soldat de son bataillon. » En juin 1940, il est fait prisonnier ; il séjournera d'abord en stalag, puis en camp disciplinaire avant de s'évader avec succès en mars 1942, après trois tentatives manquées. Des souvenirs de sa captivité naîtra Le Caporal épinglé, frayant avec l'étrange société des prisonniers de guerre, entrecoupé de rêveries poétiques, de méta-politique fantaisiste où se dessinent ses principaux traits de style et sa conception de l'héroïsme : une volonté désinvolte qui ne se départit pas d'un humour à toute épreuve ; ce n'est pas un hasard si les épreuves les plus pénibles sont souvent, dans le roman, les plus cocasses.

    Il s'engage en 1944 dans les maquis de l'ORA, par patriotisme d'abord, mais aussi par goût de l'aventure, cherchant à retrouver une atmosphère mêlée de chouannerie et de colonie de vacances qu'il traduira dans Bande à part, (prix Interallié en 1951).

    Tout en écrivant pour Le Figaro, L'Étoile du soir, Aspects de la France et Itinéraires, il publiera deux romans au fort parfum d'iode, de rhum et de calfat : Le Vent dans les voiles et Mutinerie à bord ; quatre recueils de nouvelles, quelques recueils de chroniques ainsi qu'une pièce de théâtre.

    À partir de 1961, les trahisons d'un pouvoir censé incarner la France, ont raison de la joie roborative et proverbiale de Perret à mesure que se précise un engagement politique qui prend la forme du désenchantement. En 1962, lui, le « clodovicien patriotard » est condamné pour « offense à la Légion d'Honneur », et doit témoigner pour son fils, impliqué dans un règlement de comptes organisé par l'OAS. En octobre il est aussi condamné pour offense au chef de l'État qu'il accuse de « fourberie, trahison et parjure ». Il continuera de publier jusqu'en 1984, plusieurs articles, quelques récits et chroniques. Il meurt le 10 décembre 1992, à l'âge de 91 ans.

    Ce qu'on aime à retenir d'une œuvre aussi prolixe qu'éclectique, c'est d'abord un style fait de bric et de broc, trafiquant avec la jubilation d'un chineur les trouvailles clinquantes et rutilantes dénichées aux quatre coins du vocabulaire : vieux français ou argot, termes vaguement ésotériques de marine ou de sciences naturelles, anglais francisé, créole... Un style qui cultive à la fois l'épique, le merveilleux et le sacré, mais d'une manière débonnaire et familière, avec la tranquille discrétion des choses dont on ne doute pas. Aujourd'hui Perret, passe pour un "joyeux réactionnaire", autant dire, pour nous, contre-révolutionnaire, qui allie à la force de l'engagement une solide joie d'être, d'être de France.

     
    Hélène Verdier
     

  • N°4 - La poésie est la langue des dieux

    Par Antoine Foncin
    Antoine Foncin est l’auteur d’une thèse sur “La pensée de Léon Daudet” sous la direction de Pierre Boutang.

    « Qu'est-ce que la poésie ? » est vraiment la question que chacun craint le plus qu'on lui pose. Non pas que manquent les réponses, mais au contraire parce qu'elles se pressent en grand nombre. On entre alors dans l'énumération des modes, des genres et des figures poétiques, définissant au passage ce qu'est l'acte poétique dans ses rapports avec l'existence, c'est-à-dire en quoi ce "faire" particulier échappe au cycle indéfini du désir où s'enferme l'existence pratique, ou encore assignant une origine épique commune à toute forme de poésie, comme le fait Pierre Boutang(1). Le mystère persistant, qu'on ne peut non plus aborder sans quelque appréhension, est celui de la langue poétique, ce en quoi elle se rapproche de toute parole dite dans le monde des hommes, et ce par quoi surtout elle s'en détache pour devenir « langue des dieux ».

    Disons-le tout de suite : pour définir l'essence de la langue poétique dans ses conditions de possibilité et non à travers ses modes d'être, les poètes ne nous seront pas d'un grand secours. Pour eux, cette essence commune ne se montre que dans l'acte même de la création poétique accomplie, sous la forme désormais acquise du poème qu'exprime le suffixe grec -ma, transformant le verbe pour en faire le nom de ce qui est accompli par l'action qu'il désigne (ici le poiein de la création seconde opposé au prattein de l'action ordinaire). Ne sont-ils pas réduits, et nous avec eux, à chercher dans l'imitation, c'est-à-dire dans la reproduction de l'acte lui-même, la seule réponse possible à cette demande impossible à satisfaire. Ainsi Adéodat, sommé par son père Augustin de définir le verbe "marcher", ne peut tant soit peu approcher d'une définition qu'en marchant devant lui(2).

    Tout de même, lorsqu'il s'agit de poésie, nous pensons, avec les notions quantitatives de rythme, de mesure, de prosodie, en savoir un peu plus sur la poésie qu'Adéodat n'en sait sur la marche. Au-delà s'annoncent en effet des terres hospitalières où règnent de fortes et commodes distinctions, comme par exemple celle qui sépare la prose de la poésie. La prose, étymologiquement prorsa, va droit devant elle sans se soucier ni du sublime – elle est un parler bas – ni de la mesure. En suivant son chemin, elle s'interdit de regarder les autres chemins et demeure prudemment, prosaïquement, dans le sillon bien tracé de l'univoque. Il suffit maintenant d'inverser les termes de cette définition pour voir apparaître, en creux, la figure du langage poétique par une opposition terme à terme.

    Le point d’origine

    En fait, ces distinctions, utiles dans un projet descriptif limité, conduisent rapidement à de très tenaces contradictions. Citons d'abord le biais méthodique qui consiste, en croyant expliquer le complexe (la poésie et ses équivoques) par la "simplicité" de la prose, à finir par poser cette dernière comme origine et disserter sur le  "degré zéro", l'écart poétique ainsi que l'ont fait nombre de modernes. Outre le fait, que nous envisageons plus loin, que la prose n'est sans doute pas aussi simple que nous voudrions qu'elle le soit, il est infiniment plus plausible, même si moins commode, de placer la langue poétique comme archétype et point d'origine de toute langue. Le démontrent les Grecs, qui non seulement voyaient en Homère « l'éducateur de la Grèce », mais dans la langue homérique leur langue commune dans laquelle se fondait l'hellénisme face à la barbarie. Quant à la prose, constamment retrempée dans une langue poétique prolongeant celle d'Homère que la tragédie mettait au cœur de la Cité, elle était considérée comme une dépendance, une retombée de la poésie, prête à retrouver son origine : si Esope écrit ses fables en prose, Socrate, sur l'ordre du dieu, en attendant le bateau qui revenant de Délos lui apporte la mort, les met en vers en s'accompagnant de la lyre.

    Non moins fondateurs de toute prose (et de toute poésie) à venir dans leur langue et dans bien d'autres sont Virgile et Dante, liés entre eux aussi par cela. Certes le latin et l'italien existaient avant eux, mais eux seuls, par des moyens poétiques, ont pu les constituer en fournissant un modèle, mais plus encore en révélant leur essence propre, et sans doute ce en quoi elles se rattachent à une essence commune. Ce qu'aucune prose n'aurait su ni pu faire. À propos de Dante particulièrement, le récit de Primo Lévi Si c'est un homme indique de façon démonstrative la position première de la langue poétique par rapport à toute autre forme de langage, qu'il nous faut encore appeler de façon indistincte "prose". Le narrateur, déporté à Auschwitz, profite d'une accalmie dans la tempête de souffrance qui est constitutive de la "vie" au camp pour apprendre à un codétenu français quelques rudiments d'italien. Il commence par les mots de la prose la plus usuelle : suppa, la soupe, acqua, l'eau… Mais bientôt, comme poussé par une force inconnue, et pressé de transmettre le plus intime de la langue, il se met à réciter des fragments de La Divine Comédie échappés à l'oubli, et dont le souvenir le rend, provisoirement, à l'humanité.

    Les muses en effet sont « filles de Mémoire », comme le rappelle cet autre homéride qu'est La Fontaine. Pour aider la mémoire, le rythme fournit une forme, souvent préexistante à toute poésie, dont le caractère quantitatif et mesurable (alternance du poser et du lever, quantité des syllabes…) semble conduire vers une science où se définirait assez bien le langage poétique. Mais les poètes protestent, non pas contre la « gêne salutaire » que leur impose la prosodie, mais contre la part excessive accordée au nombre. Verlaine qui dénonce « les torts de la rime » est parmi eux. Il n'abandonne pas pour autant toute métrique, mais cherche au contraire à la renouveler. Pourquoi ? Léon Daudet(3) nous donne une solution : approfondissant la notion de rythme hors et dans l'homme, il affirme bien que « le rythme de la poésie française est quantitatif », mais précise immédiatement : « Il n'est nullement artificiel, comme quelques-uns l'ont prétendu bien à tort… ». Il est pour lui l'« extériorisation », c'est-à-dire la métaphore d'un certain nombre de rythmes plus complexes et plus vastes qu'il appelle « qualitatifs » pour les distinguer des premiers, et qui sont ceux de la mémoire et de l'imagination.

    Ce qui est au centre de la conception de Daudet est la notion de retour : la parole poétique est traversée de réminiscences, de cadences émotives venues du fond des âges. Recours facile à une notion indéfinie d'inconscient collectif(4) ? Nullement, puisque l'étude des rythmes poétiques, qu'il s'agisse de prose ou de vers, est appuyée sur une logique de l'image très complète et très précise, elle-même centrée autour de la figure-clé de l'analogie, que met en œuvre et déploie dans le temps la parole poétique.

    Nous comprenons mieux dès lors pourquoi cette parole est plus proprement humaine et essentielle : à travers l'unité qu'elle désigne sans l'atteindre, elle est la seule image d'une langue perdue, celle des origines.
     
     
    Antoine Foncin

    1 : Pierre Boutang, Commentaire sur Quarante-neuf dizains de la Délie, Paris, Gallimard, 1953.
    2 : Saint Augustin, De Magistro .
    3 : Léon Daudet : La Ronde de Nuit, in "Le courrier des Pays-Bas", Paris, Grasset, 1928
    4 : Jung fut pourtant lecteur attentif de Léon Daudet.