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  • N°2 - Alexandre Vialatte, écrivain, magicien et jongleur

    L’écrivain est mort il y a trente ans

    Par quel miracle un vague humoriste auvergnat trouvera-t-il une place entre deux géants de la littérature française tels Paul Vialar et Boris Vian dans les bibliothèques? Les préfaces de Jacques Laurent, Jacques Perret et Jean Dutourd dans les fameuses Chroniques parues jadis chez Pochait n'y furent encore pour rien : il fallut attendre de récentes rééditions – par Gallimard puis Bouquins – où chaque livre, à la couverture d'un blanc éclatant, devient une véritable "idée-cadeau". Les magazines en couleur classèrent l'affaire en deux-trois lignes : on tenait ici un très bon remède contre la morosité, en gros. Voilà pour Alexandre Vialatte. La belle affaire. Moroses, dépressifs, apprenez qu'il s'agit ici du premier traducteur de Kafka. Fut-il toutefois humoriste ? Charles Dantzig nous assure que non, et le tient pour le romancier de la phénoménologie... Enfin, pour ceux que la petite histoire intéresse, Vialatte ne naquit pas en A uvergne mais à Magnac-Laval (Haute-Vienne). Tout ceci, on en conviendra, fait plutôt frémir.
    Ferny Besson, romancière et biographe d'Alexandre Vialatte (La Complainte d'un enfant frivole, Lattès) le définit comme « un être fou de baroque, de politesse et de paradoxes ». Contre une réputation faussée par les médias, contre la faculté de lettres préférant la "Nouveauté" au "Cocasse", peut-être devrons-nous, comme Jacques Laurent, souhaiter que Vialatte entre dans la postérité comme un auteur « notoirement méconnu ».
    À 20 ans, Vialatte subjugue Henri Pourrat : il n'a rien écrit que des lettres, mais la correspondance des Bananes de Konigsberg présente chez ce jeune germaniste un style immuable, dès la première lettre : elle est une esquisse de ses futures Chroniques (une présentation télégraphique d'événements majeurs au début, puis quelque part, un adjectif judicieusement hyperbolique : « Ça paraît colossal »). Contre les tyrannies littéraires de son temps, Vialatte adopte une écriture drôle et constamment émerveillée ; ses chroniques ressemblent, aux premiers paragraphes, à une dissertation de quatrième (« le cheval remonte à la plus haute antiquité »). Le lecteur de l'Almanach Vernot, en élève consciencieux, relate des événements importants : il essaye donc d'y mettre le ton ; parfois il se dépêche de rapporter des choses "incroyables mais vraies", tellement ahurissantes qu'il en est encore tout essoufflé à la rédaction. Mais la plupart du temps, il invente sa propre métaphysique ("Où va l'homme?"), sa science – et surtout de prodigieux insectes – et enfin son Antiquité, dont Chyme l'Environnaire est un puissant acteur... À coté de cela, parfois, un croquis talentueux de potache, naïf comme ceux de Kafka...

    L’incongru vialattien

    On peut trouver chez Vialatte une allure proche de celle de Moraud, ce « conteur arabe » aux phrases syncopées qui aurait chaussé des bottes de sept lieues pour joindre le Bosphore et la mosquée bleue en trois mots : c'est que notre pseudo-humoriste franchit souvent la porte de bath-rabbim, présente dans le Cantique des Cantiques, et dans son style vertigineux alterne de bucoliques descriptions dignes d'Honoré d'Urfée ou de la comtesse de Noailles, avec des éléments prodigieusement bizarres. Ici naît l'espièglerie de l'homme au chapeau mou, le fameux incongru vialattien.
    Mais la fantaisie choit souvent brutalement chez ce jongleur, et c'est à regret que le drame côtoie la comédie, comme Monsieur Panado (une tentative d'apprivoisement du mal par des collégiens rêveurs) qui vient empoisonner les Fruits du Congo. Vialatte traduisit des contes de Goethe, c'est ainsi que, fasciné par le romantisme allemand, il créa son propre "Werther", Battling le ténébreux, que clôt un suicide d'adolescent pour de futiles raisons...
    Peut-être est-ce par politesse de la part de l'auteur que ses personnages ne sombrent jamais dans un ridicule outrancier. Vialatte ne fait pas montre de grossièreté ou du pessimisme si prisé des intellectuels. Dépressif discret, il s'affiche peu et cultive sa frivolité ; pudique, il se plaît à endosser le costume d'un professeur sévère de son enfance et adopte une autorité feinte et un humour délicat (à relire des phrases parfois sèches, on y trouve toujours un sourire bienveillant). Même sa demande d'augmentation (Chroniques de la Montagne, II) nous rappelle la "Requête à Monseigneur de Bourbon" de François Villon. Ce catholique humaniste rejette tout nihilisme et toute médiocrité, et manifeste même du respect pour le mauvais goût kitsch, pourvu qu'il invite au rêve...
    Son amour des bons usages constitue un thème récurrent des : on y défend souvent la courtoisie et la grammaire : lecteurs, rappelez-vous que Natalie ne prend pas de h (on confond avec Athalie), et surtout, n'enlevez jamais vos chaussures en public comme Krouchtchev pour taper sur la table (« en chaussettes. Comme un lapin jouant du tambour plat »).
    De même, on ne peut s'épanouir sainement sans les contes de fées (idée reprise, voire copiée par Bettelheim...) achetez donc le Trésor des contes de Pourrat. Vialatte ira même jusqu'à inventer ses propres proverbes et folklores, qu'il attribue aux bantous et aux Auvergnats, ces surhommes vialattiens. Amateur forcené des clichés et des "grands hommes", il ne supporte pas que l'un d'eux soit dépourvu de barbiche ou de monocle. S'il n'y en a pas, il en rajoute : que des amateurs de Roland Barthes étudient le champ lexical des Fruits du Congo s'ils ne me croient pas. Ils y trouveraient force barbiches.
    Cette politesse fantaisiste, nous l'avons vu, demeure enfin un guide sûr vers l'amitié, comme en témoigne la poignante introduction de Battling adressée à Paul Pourrat, ou vers la férocité. Magnanime, Vialatte s'amuse de ses ennemis, (révolutionnaires en général...) d'une ironie légère et souriante. Peut-être a-t-il grimé Sartre en nègre avec un faux col, mais ses cibles sont anonymes, comme monsieur Verdure de l'irrésistible Chronique de la Montagne du 20 mars 62 (dans La dame de Job, "Verdure" est un mot d'adulte...).

    Vialatte l’incompris

    La politesse perçue comme un masque par les pourfendeurs de l'hypocrisie bourgeoise, reste comme une vertu, et Vialatte fut son artiste. Tel est l'un des nombreux paradoxes de cet auteur, poète de la désuétude, autant inspiré de Paul-Jean Toulet que du catalogue de la manufacture d'armes de Saint-Etienne... Ces sources sont le premier secret de l'incongru, de l'adjectif paradoxalement (encore) exact. L'autre secret réside dans la traduction, qui « élargit considérablement le vocabulaire et le sens de la nuance ». Ainsi, Vialatte importa littéralement Kafka en France, qu'il présenta à la lumière de Courteline... On oublia Courteline, et Vialatte se désola, alors, que l'on fit de Kafka un « prince des ténèbres agrégé des lettres »...
    Vialatte fut comme Kafka victime de l'incompréhension du public. Il fit peu de bruit, d'ailleurs. Sa rigoureuse ponctuation qui par exemple force le lecteur à s'arrêter sur un point (ce qui est rare, lorsqu'il ne s'agit en général que d'invitations à peine plus valides que des virgules) rend son propos impossible pour une lecture à haute voix. Les points de Vialatte sont autoritaires : si une phrase de trois mots aboutit à un point, arrêtons-nous un instant. Malgré une éventuelle platitude, un sens y est caché. Mieux : cherchons le fameux incongru vialattien si tangible au paragraphe d'avant ; il apparaîtra forcément, même s'il n'existe pas, comme un petit lapin blanc fictif émerge d'un chapeau, après que l'on eut regardé longtemps le dessin d'un lapin noir.
    Fêtez Vialatte, ce magicien et jongleur de la langue française : le 22 mai a eu lieu le centenaire de sa naissance. Mais honorez-le sans bruit : lisez-le.
     
     
    Jules Hyppolite
     
     

  • N°2 - Entretien avec Jean-François Mattéi

    Jean-François Mattéi est membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Il est l’auteur de : L’ordre du monde (Platon, Nietzsche, Heidegger) ; L’Étranger et le simulacre (1983) ; La Barbarie intérieure (1999), tous publiés aux PUF. Cet ancien élève de Pierre Boutang a dirigé les tomes III et IV de l’Encyclopédie universelle de philosophie.


    Souvent, on entend des réflexions du type : l’indifférence est préférable à la cruauté et à l’injustice. Qu’en pensez-vous ?


    Notre temps a choisi de vivre sous le signe de la différence. On le constate à lire les réflexions des théoriciens en philosophie et en anthropologie (Deleuze, Derrida, Lévi-Strauss ou Balandier) comme les propos des praticiens de la politique et des médias : tous font l'éloge de la différence sous ses multiples formes, raciale, sexuelle, sociale, idéologique ou culturelle. Cet appel généreux à l'altérité qui, paradoxalement, renforce les identités des communautés concernées, doit permettre d'abolir les formes de violence que le XXe siècle a multipliées sur les groupes humains. Reconnaître les différences ferait reculer le racisme, l'exclusion ou l'injustice, et toutes les formes de cruauté à l'égard de l'homme.
    Mais, derrière ce discours convenu, on connaît la réalité – cruelle – des comportements sociaux, en France comme en d'autres pays démocratiques. Elle était déjà décelée par Tocqueville : une indifférence généralisée dans la vie quotidienne vis-à-vis des personnes que nous côtoyons, seraient-elles souffrantes et malheureuses. La centration de l'individu moderne sur lui-même ne l'incite guère à intervenir dans l'existence d'autrui, ce que celui-ci n'admettrait d'ailleurs pas. À l'expression américaine « It's not my problem ! » répond la réplique bien française : « Mêlez-vous de vos affaires ! ». Et si l'on met en cause le repli égoïste de celui qui est indifférent aux autres tant que ces derniers ne dérangent pas son petit monde, on s'entendra répondre que l'indifférence, parce qu'elle protège la vie privée, exonère de l'injustice.
    C'est évidemment, au mieux, une illusion, au pire, une lâcheté : l'indifférence ne témoigne jamais du respect de l'autre, mais de son abandon dans le dénuement. En politique, comme en amour, elle est la marque certaine du manque de courage. Il suffit de relire la pièce de Cocteau : le bel indifférent, en abandonnant l'autre à sa solitude et à son désespoir, qui ne sont pas toujours sans complaisance, fait preuve de la plus ambiguë des cruautés.


    Vous écrivez que l’homme moderne « est la dupe d’une illusion métaphysique à goût de néant qui prendra un goût de mort dès qu’elle sera transposée en illusion politique ». Est-ce l’illusion politique qui vous semble l’effet de la barbarie intérieure ou bien l’indifférence ?


    J'ai effectivement écrit, dans mon chapitre sur la barbarie politique, que le sujet moderne, sous la forme sociale du "bourgeois" au sens de Flaubert ou de Marx, avait intériorisé une image de lui-même qu'il rejette avec force. Il se veut détaché de tout lien avec le passé et ceux qui l'ont formé, récusant « le lien de paternité » qui, selon le mot de Sartre, est « pourri ». François Furet, après bien d'autres, a insisté dans Le passé d'une illusion sur la haine du bourgeois pour sa propre image qui le retourne sans cesse contre soi. Dans la représentation que l'homme d'aujourd'hui se fait de lui-même, un sujet autonome coupé de Dieu, du monde et de l'histoire, et préoccupé de son seul plaisir, on ne trouve qu'une facticité indifférente vouée au néant. Pour mieux y échapper, le sujet se dote orgueilleusement d'une liberté métaphysique infinie qu'il tente de transposer dans l'ordre politique : il ne voudra pas seulement changer la société, mais changer la vie, serait-ce par la violence, comme on l'a vu en URSS. Comme il sent confusément que ce projet prométhéen est impossible, et que nul ne peut se poser comme absolu du seul fait qu'il est cerné par la mort, cette lisière de l'âme, il hésite entre la volonté programmée de destruction, du nazisme au stalinisme, et la soumission tranquille de l'indifférence.
    Il y aura ainsi deux formes d'illusion politique, l'une totalitaire, l'autre démocratique, et deux formes d'indifférence, l'une brutale, l'autre douce, mais qui toutes deux se refusent à considérer l'homme tel qu'il est. On peut dire aussi deux formes de barbarie, comme l'avaient remarqué les Romains et, plus tardivement, Vico ou Tocqueville, une barbarie brutale, ferocitas, qui tend à détruire par la violence brute, sans délai, et une barbarie sournoise, vanitas, qui tourmente les hommes sans les tuer, mais en les vidant peu à peu de leur humanité. C'est cette barbarie de l'indifférence qui me paraît le plus à craindre aujourd'hui, d'autant qu'elle s'insinue partout sous couvert de liberté. L'émission Loft Story en est un nouvel avatar : on regarde des esclaves volontaires tourner dans leur huis-clos comme des lions en cage pour distraire des spectateurs qui, après avoir changé de chaîne, seront parfaitement indifférents à leur sort. Les amateurs du cirque, à Rome, vibraient aussi au rythme des massacres des gladiateurs, auxquels parfois ils accordaient la grâce, pour les oublier dès qu'ils rentraient chez eux.


    Votre livre conclue sur une méditation sur le Désert des Barbares, en paraphrasant le roman de Buzzati. On y voit que les Tartares, que le personnage principal attend indéfiniment, ce sont les officiers et les soldats eux-mêmes. Ce retournement semble s’appliquer à notre modernité, et pourtant, celle-ci entretient un culte pour les valeurs humanitaires et croit que le mal est un accident.


    Dans le roman de Buzzati, Les Tartares, invisibles au-delà du Fort, sont les fantasmes des soldats et des officiers italiens dont la vie n'a de sens qu'à attendre leur venue. Lorsque le rêve se réalisera, le personnage principal, Drogo, en sera exclu ; il franchira « l'immense portail noir » de la mort sans avoir compris, pas plus que ses camarades, la barbarie qu'il portait en lui. C'est là sans doute un apologue de notre humanité présente. Nous entretenons un culte pour les valeurs humanitaires, du moins en intentions et en discours, nous excluons même ceux qui mettent en cause la vérité de ce culte et la sincérité des officiants, mais nous les mettons rarement en pratique. La civilisation occidentale a toujours rejeté la barbarie à ses confins, comme si elle était seule dépositaire de toute l'humanité, s'interdisant ainsi de regarder en elle. Si le sable figure l'image de la stérilité humaine, alors la civilisation risque à tout moment de s'ensabler dans ses propres déserts, comme le notait Nietzsche – « Que doit-il advenir du monde civilisé ? Sable et fange ! » – et de réduire la société en poudre.
    En dépit du retour des communautarismes, nous vivons dans un monde éclaté, fragmenté, privé d'orientation, où le sujet se retrouve seul face à lui-même, réduit à son narcissisme. C'est une société d'indifférence parce que les valeurs humanitaires sont émiettées à l'échelle de chaque individu, alors que le mal est rejeté à l'extérieur, dans l'abstraction de "la société" ou de "l'histoire", comme une donnée contingente et résiduelle. On ne comprend pas alors comment le mal est possible, et on ne sait pas, dans l'éducation et dans la politique, comment l'éviter. La culture ne renforce pas les défenses de l'individu en essayant de l'intégrer dans un monde commun parce que l'individu est devenu sa propre fin. Il en résulte que, à l'image du désert, l'indifférence croît puisque chacun se réfugie dans le confort de sa particularité en repoussant, par compensation, l'universel dans le discours public. Pour le dire d'un mot, l'abus des propos humanitaires, comme le recours incessant à l'"éthique", révèle que l'homme est aussi bien en mal d'humanité qu'en mal d'éthique.


    Un penseur qui se couperait de l’action ne participerait-il pas à l’indifférence ?


    Selon Hannah Arendt, la pensée a commencé à se couper de l'action avec Platon qui a soumis l'action politique à l'exigence éthique, comme on le constate au livre VII de la République où l'idée de Bien surplombe la cité. Un penseur qui s'arracherait délibérément à l'action (praxis) pour se réfugier dans la contemplation (théoria) serait effectivement complice d'indifférence à l'égard des maux dont souffrent les hommes, puisqu'il ne serait plus en mesure d'agir. C'est le reproche que Karl Popper avait adressé au même Platon à la suite de la critique de Nietzsche qui reconnaissait dans le philosophe, depuis l'invention de la métaphysique, « celui qui conspire contre la patrie ». Il me semble que les choses sont plus complexes, tant pour Platon et les philosophes anciens que pour les penseurs modernes. Si l'on veut véritablement donner un sens à l'action humaine dans le champ politique, il faut parvenir à la penser dans son ordre propre et, pour ce faire, se détourner un temps de l'action immédiate. Telle est d'ailleurs la signification de l'exil du philosophe hors du monde souterrain, un exil qui prépare, Heidegger l'a bien noté dans son commentaire de l'allégorie de la caverne (De l'essence de la vérité, Gallimard, 2001), son retour parmi ses compagnons.
    Le danger idéaliste que dénonce Hannah Arendt, au nom de l'urgence de l'action politique, n'affecte que les intellectuels retirés dans leur pensoir, c'est-à-dire les penseurs de profession ; il ne concerne pas les véritables philosophes dont la réflexion politique, de Locke à Rousseau et de Marx à Maurras, pour prendre des exemples très différents, n'a eu de cesse de transformer la réalité au lieu de simplement l'interpréter. C'est encore le sens de la réflexion d'Hannah Arendt sur la disparition de l'"espace public" dans le monde moderne au profit de l'espace économique et de l'espace médiatique qui réduisent le citoyen au rôle de consommateur. L'indifférence règne là où la liberté de l'homme est suspendue. C'est bien pourquoi Descartes voyait dans la liberté d'indifférence le plus bas degré de la liberté.


    Le champ politique (qu’il s’agisse de l’action ou de la pensée) vous semble-t-il apte à lutter contre l’indifférence ?


    Le champ politique est, par nature, le lieu où les différences se creusent parce qu'elles composent les reliefs de l'action humaine dans le temps. Une société totalement indifférente à Dieu, au monde et à l'histoire, c'est-à-dire à tout ce qui peut donner un sens à son cours, donc finalement à elle-même, serait une société de consommation qui détruirait ses biens à mesure qu'elle les produit. Elle serait réduite au cycle indéfini des processus vitaux qui sont naturellement indifférents aux hommes et à la signification de leur vie commune. Camus écrivait dans ses Carnets, en mars 1940, que la grande ville était désormais « le seul désert praticable » où l'âme, privée du rythme du corps comme de la pulsation du monde, se retrouvait face à elle-même, dans « la solitude silencieuse ». Il est à craindre, L'étranger ou La chute en témoignent, que cette solitude soit celle de l'indifférence généralisée où nul ne fait plus attention aux autres, tout occupé de son vide intérieur.
    L'indifférence n'est pas le remède à la vie sociale, en occultant des plaies ouvertes, mais le pire virus qui affecte ses défenses en laissant le sujet à nu. Aristote a le premier établi que la polis n'était pas une communauté parmi d'autres, mais le milieu premier et fondateur dans lequel le citoyen donne un sens à sa liberté en contribuant à la recherche du bien commun. Un homme autrefois exclu de sa cité, et aujourd'hui exclu dans sa cité, est privé de ce qui fait son humanité, comme un pion isolé au jeu de tric-trac est abandonné à l'indifférence générale. Or la vie est action, entendons action commune des hommes, et non simplement production d'objets destinés à meubler l'indifférence de la société. Aussi le champ politique n'est pas seulement apte à lutter contre l'indifférence du monde moderne ; il constitue à lui seul, telle est la signification de ce qu'Arendt nommait l'"espace public", l'instauration des différences qui, par la parole et l'action partagées, donnent à l'existence humaine son sens.
     
     Propos recueillis par Antoine Clapas