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  • N°2 - Entretien avec Jean-François Mattéi

    Jean-François Mattéi est membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Il est l’auteur de : L’ordre du monde (Platon, Nietzsche, Heidegger) ; L’Étranger et le simulacre (1983) ; La Barbarie intérieure (1999), tous publiés aux PUF. Cet ancien élève de Pierre Boutang a dirigé les tomes III et IV de l’Encyclopédie universelle de philosophie.


    Souvent, on entend des réflexions du type : l’indifférence est préférable à la cruauté et à l’injustice. Qu’en pensez-vous ?


    Notre temps a choisi de vivre sous le signe de la différence. On le constate à lire les réflexions des théoriciens en philosophie et en anthropologie (Deleuze, Derrida, Lévi-Strauss ou Balandier) comme les propos des praticiens de la politique et des médias : tous font l'éloge de la différence sous ses multiples formes, raciale, sexuelle, sociale, idéologique ou culturelle. Cet appel généreux à l'altérité qui, paradoxalement, renforce les identités des communautés concernées, doit permettre d'abolir les formes de violence que le XXe siècle a multipliées sur les groupes humains. Reconnaître les différences ferait reculer le racisme, l'exclusion ou l'injustice, et toutes les formes de cruauté à l'égard de l'homme.
    Mais, derrière ce discours convenu, on connaît la réalité – cruelle – des comportements sociaux, en France comme en d'autres pays démocratiques. Elle était déjà décelée par Tocqueville : une indifférence généralisée dans la vie quotidienne vis-à-vis des personnes que nous côtoyons, seraient-elles souffrantes et malheureuses. La centration de l'individu moderne sur lui-même ne l'incite guère à intervenir dans l'existence d'autrui, ce que celui-ci n'admettrait d'ailleurs pas. À l'expression américaine « It's not my problem ! » répond la réplique bien française : « Mêlez-vous de vos affaires ! ». Et si l'on met en cause le repli égoïste de celui qui est indifférent aux autres tant que ces derniers ne dérangent pas son petit monde, on s'entendra répondre que l'indifférence, parce qu'elle protège la vie privée, exonère de l'injustice.
    C'est évidemment, au mieux, une illusion, au pire, une lâcheté : l'indifférence ne témoigne jamais du respect de l'autre, mais de son abandon dans le dénuement. En politique, comme en amour, elle est la marque certaine du manque de courage. Il suffit de relire la pièce de Cocteau : le bel indifférent, en abandonnant l'autre à sa solitude et à son désespoir, qui ne sont pas toujours sans complaisance, fait preuve de la plus ambiguë des cruautés.


    Vous écrivez que l’homme moderne « est la dupe d’une illusion métaphysique à goût de néant qui prendra un goût de mort dès qu’elle sera transposée en illusion politique ». Est-ce l’illusion politique qui vous semble l’effet de la barbarie intérieure ou bien l’indifférence ?


    J'ai effectivement écrit, dans mon chapitre sur la barbarie politique, que le sujet moderne, sous la forme sociale du "bourgeois" au sens de Flaubert ou de Marx, avait intériorisé une image de lui-même qu'il rejette avec force. Il se veut détaché de tout lien avec le passé et ceux qui l'ont formé, récusant « le lien de paternité » qui, selon le mot de Sartre, est « pourri ». François Furet, après bien d'autres, a insisté dans Le passé d'une illusion sur la haine du bourgeois pour sa propre image qui le retourne sans cesse contre soi. Dans la représentation que l'homme d'aujourd'hui se fait de lui-même, un sujet autonome coupé de Dieu, du monde et de l'histoire, et préoccupé de son seul plaisir, on ne trouve qu'une facticité indifférente vouée au néant. Pour mieux y échapper, le sujet se dote orgueilleusement d'une liberté métaphysique infinie qu'il tente de transposer dans l'ordre politique : il ne voudra pas seulement changer la société, mais changer la vie, serait-ce par la violence, comme on l'a vu en URSS. Comme il sent confusément que ce projet prométhéen est impossible, et que nul ne peut se poser comme absolu du seul fait qu'il est cerné par la mort, cette lisière de l'âme, il hésite entre la volonté programmée de destruction, du nazisme au stalinisme, et la soumission tranquille de l'indifférence.
    Il y aura ainsi deux formes d'illusion politique, l'une totalitaire, l'autre démocratique, et deux formes d'indifférence, l'une brutale, l'autre douce, mais qui toutes deux se refusent à considérer l'homme tel qu'il est. On peut dire aussi deux formes de barbarie, comme l'avaient remarqué les Romains et, plus tardivement, Vico ou Tocqueville, une barbarie brutale, ferocitas, qui tend à détruire par la violence brute, sans délai, et une barbarie sournoise, vanitas, qui tourmente les hommes sans les tuer, mais en les vidant peu à peu de leur humanité. C'est cette barbarie de l'indifférence qui me paraît le plus à craindre aujourd'hui, d'autant qu'elle s'insinue partout sous couvert de liberté. L'émission Loft Story en est un nouvel avatar : on regarde des esclaves volontaires tourner dans leur huis-clos comme des lions en cage pour distraire des spectateurs qui, après avoir changé de chaîne, seront parfaitement indifférents à leur sort. Les amateurs du cirque, à Rome, vibraient aussi au rythme des massacres des gladiateurs, auxquels parfois ils accordaient la grâce, pour les oublier dès qu'ils rentraient chez eux.


    Votre livre conclue sur une méditation sur le Désert des Barbares, en paraphrasant le roman de Buzzati. On y voit que les Tartares, que le personnage principal attend indéfiniment, ce sont les officiers et les soldats eux-mêmes. Ce retournement semble s’appliquer à notre modernité, et pourtant, celle-ci entretient un culte pour les valeurs humanitaires et croit que le mal est un accident.


    Dans le roman de Buzzati, Les Tartares, invisibles au-delà du Fort, sont les fantasmes des soldats et des officiers italiens dont la vie n'a de sens qu'à attendre leur venue. Lorsque le rêve se réalisera, le personnage principal, Drogo, en sera exclu ; il franchira « l'immense portail noir » de la mort sans avoir compris, pas plus que ses camarades, la barbarie qu'il portait en lui. C'est là sans doute un apologue de notre humanité présente. Nous entretenons un culte pour les valeurs humanitaires, du moins en intentions et en discours, nous excluons même ceux qui mettent en cause la vérité de ce culte et la sincérité des officiants, mais nous les mettons rarement en pratique. La civilisation occidentale a toujours rejeté la barbarie à ses confins, comme si elle était seule dépositaire de toute l'humanité, s'interdisant ainsi de regarder en elle. Si le sable figure l'image de la stérilité humaine, alors la civilisation risque à tout moment de s'ensabler dans ses propres déserts, comme le notait Nietzsche – « Que doit-il advenir du monde civilisé ? Sable et fange ! » – et de réduire la société en poudre.
    En dépit du retour des communautarismes, nous vivons dans un monde éclaté, fragmenté, privé d'orientation, où le sujet se retrouve seul face à lui-même, réduit à son narcissisme. C'est une société d'indifférence parce que les valeurs humanitaires sont émiettées à l'échelle de chaque individu, alors que le mal est rejeté à l'extérieur, dans l'abstraction de "la société" ou de "l'histoire", comme une donnée contingente et résiduelle. On ne comprend pas alors comment le mal est possible, et on ne sait pas, dans l'éducation et dans la politique, comment l'éviter. La culture ne renforce pas les défenses de l'individu en essayant de l'intégrer dans un monde commun parce que l'individu est devenu sa propre fin. Il en résulte que, à l'image du désert, l'indifférence croît puisque chacun se réfugie dans le confort de sa particularité en repoussant, par compensation, l'universel dans le discours public. Pour le dire d'un mot, l'abus des propos humanitaires, comme le recours incessant à l'"éthique", révèle que l'homme est aussi bien en mal d'humanité qu'en mal d'éthique.


    Un penseur qui se couperait de l’action ne participerait-il pas à l’indifférence ?


    Selon Hannah Arendt, la pensée a commencé à se couper de l'action avec Platon qui a soumis l'action politique à l'exigence éthique, comme on le constate au livre VII de la République où l'idée de Bien surplombe la cité. Un penseur qui s'arracherait délibérément à l'action (praxis) pour se réfugier dans la contemplation (théoria) serait effectivement complice d'indifférence à l'égard des maux dont souffrent les hommes, puisqu'il ne serait plus en mesure d'agir. C'est le reproche que Karl Popper avait adressé au même Platon à la suite de la critique de Nietzsche qui reconnaissait dans le philosophe, depuis l'invention de la métaphysique, « celui qui conspire contre la patrie ». Il me semble que les choses sont plus complexes, tant pour Platon et les philosophes anciens que pour les penseurs modernes. Si l'on veut véritablement donner un sens à l'action humaine dans le champ politique, il faut parvenir à la penser dans son ordre propre et, pour ce faire, se détourner un temps de l'action immédiate. Telle est d'ailleurs la signification de l'exil du philosophe hors du monde souterrain, un exil qui prépare, Heidegger l'a bien noté dans son commentaire de l'allégorie de la caverne (De l'essence de la vérité, Gallimard, 2001), son retour parmi ses compagnons.
    Le danger idéaliste que dénonce Hannah Arendt, au nom de l'urgence de l'action politique, n'affecte que les intellectuels retirés dans leur pensoir, c'est-à-dire les penseurs de profession ; il ne concerne pas les véritables philosophes dont la réflexion politique, de Locke à Rousseau et de Marx à Maurras, pour prendre des exemples très différents, n'a eu de cesse de transformer la réalité au lieu de simplement l'interpréter. C'est encore le sens de la réflexion d'Hannah Arendt sur la disparition de l'"espace public" dans le monde moderne au profit de l'espace économique et de l'espace médiatique qui réduisent le citoyen au rôle de consommateur. L'indifférence règne là où la liberté de l'homme est suspendue. C'est bien pourquoi Descartes voyait dans la liberté d'indifférence le plus bas degré de la liberté.


    Le champ politique (qu’il s’agisse de l’action ou de la pensée) vous semble-t-il apte à lutter contre l’indifférence ?


    Le champ politique est, par nature, le lieu où les différences se creusent parce qu'elles composent les reliefs de l'action humaine dans le temps. Une société totalement indifférente à Dieu, au monde et à l'histoire, c'est-à-dire à tout ce qui peut donner un sens à son cours, donc finalement à elle-même, serait une société de consommation qui détruirait ses biens à mesure qu'elle les produit. Elle serait réduite au cycle indéfini des processus vitaux qui sont naturellement indifférents aux hommes et à la signification de leur vie commune. Camus écrivait dans ses Carnets, en mars 1940, que la grande ville était désormais « le seul désert praticable » où l'âme, privée du rythme du corps comme de la pulsation du monde, se retrouvait face à elle-même, dans « la solitude silencieuse ». Il est à craindre, L'étranger ou La chute en témoignent, que cette solitude soit celle de l'indifférence généralisée où nul ne fait plus attention aux autres, tout occupé de son vide intérieur.
    L'indifférence n'est pas le remède à la vie sociale, en occultant des plaies ouvertes, mais le pire virus qui affecte ses défenses en laissant le sujet à nu. Aristote a le premier établi que la polis n'était pas une communauté parmi d'autres, mais le milieu premier et fondateur dans lequel le citoyen donne un sens à sa liberté en contribuant à la recherche du bien commun. Un homme autrefois exclu de sa cité, et aujourd'hui exclu dans sa cité, est privé de ce qui fait son humanité, comme un pion isolé au jeu de tric-trac est abandonné à l'indifférence générale. Or la vie est action, entendons action commune des hommes, et non simplement production d'objets destinés à meubler l'indifférence de la société. Aussi le champ politique n'est pas seulement apte à lutter contre l'indifférence du monde moderne ; il constitue à lui seul, telle est la signification de ce qu'Arendt nommait l'"espace public", l'instauration des différences qui, par la parole et l'action partagées, donnent à l'existence humaine son sens.
     
     Propos recueillis par Antoine Clapas