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  • N°3 - Les euro-régions au service de la politique allemande

    Par Pierre Hillard
    Pierre Hillard est l’auteur d’un ouvrage remarquable sur cette question : Minorités et régionalismes, Enquête sur le plan allemand qui va bouleverser l'Europe, préface de Paul-Marie Coûteaux, postface d'Edouard Husson, Éd. François-Xavier de Guibert, 2001.

    De nombreux articles de presse évoquent la disparition des frontières d'État dans le cadre de la construction européenne. Ce phénomène, présenté comme un événement heureux par tous les chroniqueurs officiels, recèle en vérité des arrière-pensées. En effet, la vie des hommes et des sociétés obéit à des critères qui reposent sur des intérêts, sur l'esprit de lucre, sur la loi du plus fort, le tout masqué sous les apparences de la "dignité humaine", du "respect des différences" et du "si tous les hommes de bonne volonté se donnaient la main, il n'y aurait plus de guerre" etc. Dès lors, les frontières représentent selon la terminologie officielle, d'affreuses barrières qui empêchent l'Homme d'exprimer vers l'autre ses envies de paix et de fraternité. Cela est encore plus vrai quand un seul et même groupe ethnique comme les Basques ou les Catalans est coupé en deux par une frontière d'État. Cette situation, au sein de l'Union européenne, s'estompe de plus en plus en raison du rôle prégnant de l'Allemagne.

    Des frontières ?
    En effet, un institut clef joue un rôle décisif dans la dissolution des frontières d'État, l'ARFE (l'Associa-tion des Régions Frontalières Européennes, en allemand AGEG, pour Arbeitsgemeinschaft Europäi-schen Grenzregionen, située à Gronau). Cet institut n'a d'européen que le nom. Fondé en 1971 et dirigé exclusivement par des Allemands (un de ses Présidents s'appelait Wolfgang Schäuble, ex-dauphin d'Helmut Kohl), cet organisme s'emploie à diffuser dans tout le corps européen un principe allemand : la reconnaissance de la frontière ethnique à la place de la frontière politique ou, en d'autres termes, du Limes. Afin d'arriver à ses fins, l'ARFE favorise l'émergence des euro-régions. Ces entités territoriales de quelques milliers de kilomètres carrés se situent de part et d'autre de la frontière de deux États. C'est le cas entre la Pologne et l'Allemagne (Pomerania, Spree-Neisse-Bober, Elbe-Labe...), ou encore entre la France et l'Espagne (Généralité de Catalogne, Navarre, Pays basque...). Ces euro-régions (au nombre de 56 pour l'année 1996) permettent officiellement une meilleure mobilité des hommes et des marchandises. Cependant, ces affirmations sont l'arbre qui cache la forêt. Comme le stipule avec netteté un paragraphe de la Charte de l'ARFE rédigée uniquement par des Allemands et appliquée à toute l'Europe : « L'objectif de l'action menée au sein des régions frontalières et le but poursuivi au travers de la coopération transfrontalière sont la suppression des obstacles et des facteurs de distorsion existant entre ces régions, ainsi que le dépassement de la frontière, tout au moins la réduction de son importance à une simple frontière administrative ». Il faut ajouter que le paragraphe suivant de cette Charte affirme en titre et avec une franchise sans égale les propos suivants : « Les régions frontalières et transfrontalières comme passerelle menant chez le voisin ».
    Ces objectifs hautement proclamés revêtent une importance inouïe. Jusqu'à ces dernières années, les frontières d'État figeaient d'une certaine manière le corps européen, mais leurs mutations en frontières administratives vont autoriser des ajustements territoriaux conformes aux intérêts d'un groupe ethnique.

    Le Rubixcube
    C'est, si l'on peut dire, la politique du "Rubixcube". Ce jeu qui repose sur un cube composé de petits carrés de diverses couleurs, a pour objectif d'ajuster en une seule et même couleur chacune de ses faces grâce à des possibilités de torsions, et cela dans tous les sens. L'Europe est cet immense Rubixcub qui autorise toutes « les torsions territoriales ».
    Mais ce pétrissage ne s'arrête pas là, car il s'associe à d'autres textes européens (en réalité tous allemands) : la Charte des langues régionales (résolution 192 (1988) du rapporteur allemand Herbet Kohn, la Convention-cadre pour la protection des minorités (sous l'égide du haut fonctionnaire au ministère de l'Intérieur de la République Fédérale d'Allemagne, Rolf Gossmann) et les Chartes de l'autonomie locale et de l'autonomie régionale (respectivement sous la férule de A. Galette pour son rapport Les institutions régionales en Europe et de Peter Rabe pour sa Recommandation 34 – 1997).

    Ethnies contre nations
    Les deux premiers documents accordent la reconnaissance complète des langues minoritaires (administration, éducation, justice, services financiers...) et la préservation de l'identité ethnique d'un groupe donné (voir par exemple l'article 5 de la Convention-cadre pour la protection des minorités...). Par ailleurs, la Charte des langues régionales dans son article 7 et la Convention-cadre pour la protection des minorités dans son article 17 stipulent que les frontières d'État ne doivent pas poser de problème si un groupe ethnique cherche à améliorer les échanges avec ses coreligionnaires vivant de l'autre côté du Limes.
    Il va de soi que la situation sera considérablement facilitée si entre-temps la frontière a perdu de sa valeur au profit d'une simple frontière administrative grâce au principe des euro-régions. Les frontières seront rendues encore plus floues par l'application de la Charte de l'autonomie régionale. Non contente d'accorder une indépendance complète des régions par rapport à l'autorité centrale, cette Charte autorise dans son article 16 des modifications de frontières... toutes les possibilités sont permises avec des frontières devenues administratives... Les deux entités territoriales basques – française et espagnole – pourront par exemple s'unifier et ce principe sera également valable ailleurs en Europe (Catalans de France et d'Espagne, etc.). Désormais, la "politique européenne du Rubixcub" prend les couleurs du made in Germany.

    Pierre Hillard

     
     
    Dossier : la géopolitique
     
    Les événements du 11 septembre ont rappelé au monde entier que nous n’entrons pas dans une ère de paix et de prospérité garantie par la bonne fois du sourire d’un démocrate-chrétien. Un vent de panique a soufflé sur les pays d’Occident. La question de notre sécurité est encore posée. Ce dossier, axé sur les relations France-États-Unis-Afghanistan, aborde la question du point de vue géopolitique. Quand les polices sont débordées, quand l’État a déserté...
     
     

  • N°3 - Restaurer la France

    Par Aymeric Chauprade
    Aymeric Chauprade est docteur en science politique, chercheur à l'Université Paris V René Descartes et professeur au Collège Interarmées de Défense. Il a déjà publié un Dictionnaire de géopolitique (co-écrit avec François Thual) et Introduction à l'analyse géopolitique.

    La restauration de la France passe par la restauration de sa politique étrangère et de son indépendance stratégique
    S'il est une constante de la géopolitique depuis l'Antiquité, c'est celle de l'affrontement entre la terre et la mer, entre la puissance continentale et la puissance maritime. L'une comme l'autre cherchent à étendre leur influence sur les rivages terrestres. C'était hier l'Angleterre qui, ayant constitué un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, repoussait les percées russes vers les mers chaudes ; ce sont aujourd'hui les États-Unis qui, s'inscrivant sur les contours du continent eurasiatique, transforment leur hégémonie maritime en une hégémonie mondiale.
    Comme les empires maritimes, les empires continentaux, la Russie, l'Allema-gne, s'efforcent de se désenclaver vers les rivages du continent eurasiatique.

    Une politique d’équilibre
    C'est à cette tentative double d'enracinement sur les rivages européens que la France s'est heurtée durant toute son histoire. Plaque tournante du continent, entre l'Espagne et l'Allemagne, entre l'Italie et l'Angleterre, mais aussi plaque tournante océanique entre Méditerranée, mer du Nord et océan Atlantique, la France a en effet traditionnellement refoulé la double hégémonie maritime et terrestre, anglo-saxonne et allemande. Comme l'écrit Jacques Bainville dans son Histoire de France, « près de mille ans d'une histoire qui n'est pas finie seront partagés entre la mer et la terre, entre l'Angleterre et l'Allemagne ». Avec le traité de Westphalie de 1648 qui libère les Français de la pression germanique, et le traité des Pyrénées de 1659 lequel abaisse la menace espagnole, la France triomphe de la maison des Habsbourg, et efface du même coup les visées de l'alliance germano-atlantique du moment. Désormais puissante sur les mers et sur le continent, grâce à une politique fondée sur l'équilibre entre la terre et la mer – équilibre magnifiquement illustré par l'égale longueur de ses rivages maritimes et de ses frontières terrestres –, la France devient la première puissance mondiale durant la seconde moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Mais la Révolution, puis l'épanchement continental issu des guerres napoléoniennes, brisent l'équilibre géopolitique français. Le XIXe siècle est le siècle de l'hégémonie maritime anglaise prolongée, à l'issue des terribles guerres mondiales du XXe siècle, par la superpuissance américaine. De l'effondrement de la bipolarité après la chute du communisme soviétique puis du Mur de Berlin, naissent de nouveaux rapports de force mondiaux caractérisés d'une part par l'affaiblissement de l'Empire russe, d'autre part par l'alliance entre la puissance continentale allemande et la puissance bi-océanique américaine. Le monde revient alors à la situation du XVIe siècle caractérisée par la prépondérance d'une superpuissance à la fois continentale et atlantique – la maison des Habsbourg : alliance de l'Autriche et de l'Espagne. La collusion des intérêts mondialistes a conduit à rapprocher les objectifs de la superpuissance maritime américaine et de la superpuissance continentale allemande. Les rôles sont répartis : à Washington un rôle mondial appuyé par l'assentiment systématique de Berlin. À Berlin, un rôle continental et une mission d'ancrage atlantique de l'Europe fédérale en formation. Un ennemi commun : la Russie et ses tentations de contrôle des immenses ressources d'Asie centrale. Un empêcheur de tourner en rond commun : le rivage français avec ses traditionnelles prétentions mondiales.

    Depuis 1991 toutes les évolutions sur le continent européen ont contribué à renforcer la position de l'axe germano-américain : indépendance des pays Baltes, de la Croatie et de la Slovénie offrant à Berlin des rivages baltiques et adriatiques, émergence bosniaque prolongeant le rivage turc sur lequel s'appuie Washington, réunification de l'Allemagne, destruction de la Serbie, cœur de la résistance anti-germanique, montée en puissance de la logique ethnique albanaise au Kosovo et en Macédoine. La coalition d'intérêts germano-américaine – résumée par l'expression du président Georges Bush : « partnership for leadership » –, de Tallin jusqu'à Tirana contrôle désormais le rivage européen et enserre la Russie à l'intérieur du continent eurasiatique. Que les dirigeants français emboîtassent le pas au Kosovo à une coalition d'intérêts germano-américains ne fut donc pas seulement une faute, ce fut un crime contre la France.

    Le monstre germano-américain
    Dans ce contexte et si elle continue de mener la même politique, la France est vouée à devenir un rivage germano-américain. Durant des siècles, la constance de la monarchie française à endiguer les empires fit de la France une très grande puissance. Bien que son idéologie messianique l'inclinât tout naturellement vers des aventures extérieures qui l'épuisèrent – poussées napoléoniennes, conquêtes coloniales –, et qu'elle fût handicapée de l'intérieur par un régime de nature à encourager la division – et l'on sait que les divisions intérieures d'un régime se taisent souvent dans les guerres extérieures –, la République s'efforça longtemps de maintenir le cap donné par les Rois de France : indépendance nationale et endiguement des empires. Mais, aujourd'hui, dévorée par les dogmes utopiques qu'elle enfanta, épuisée par les intérêts particuliers qui ont fini par éclipser le Bien commun et éteindre l'idée d'union sacrée face à l'adversité économique et politique, la République a cessé d'avoir une politique étrangère. Fatiguée d'avoir lutté deux siècles contre ses propres faiblesses, elle s'abandonne à ses "Alliés".

    En 1997, dans un essai d'une intelligence fulgurante, Paul-Marie Coûteaux avait montré que si les Français abandonnaient leur politique étrangère, ils étaient voués à sortir de l'histoire, tant il est vrai que la France est une politique étrangère. Idée que nous défendons dans notre dernier ouvrage en éclairant le lien entre la géopolitique intérieure française et sa géopolitique extérieure. Ainsi l'effacement de la France dans ses possessions d'outre-mer signifie-t-il un abaissement de son influence mondiale ; ainsi l'adoption de la logique européenne implique-t-elle l'acceptation de la logique ethno-régionale qui détruira l'unité géopolitique intérieure. Faut-il rappeler que la France intérieure s'est souvent libérée par la France extérieure et que les ennemis de la France, comme nous le rappelle l'épopée de Jeanne d'Arc, furent toujours autant en nous qu'autour de nous.

    Géopolitique française
    Le gouvernement de la France doit, sans plus attendre, restaurer notre politique étrangère. La synergie de deux visions, l'une géopolitique, l'autre stratégique, doit commander la réaction. Le préalable est une reprise en main de notre géopolitique intérieure : solidification du lien politique entre la métropole et toutes ses périphéries géographiques, les plus proches comme la Corse, les plus lointaines comme la Nouvelle-Calédonie. La France ne peut pas prétendre compter demain dans l'une des zones régionales les plus prometteuses, l'Asie-Pacifique, si elle continue à se laisser passivement évincer du Pacifique et si elle ne prête pas attention à ses positions dans l'océan Indien – Mayotte, Anjouan. De même devons-nous être attentifs à la progression d'une logique européenne dans les Caraïbes qui pousse les Français caribéens à se détourner de la puissance de tutelle au profit d'une identité euro-caribéenne. Si j'ai pu constater, lors d'un voyage récent dans les Antilles françaises, que l'indépendantisme politique jouait comme un levier de revendications et de chantage économique sur la métropole plutôt qu'il ne cherchait réellement le détachement, j'ai en revanche constaté avec inquiétude la montée en force de la logique euro-caribéenne, forme locale d'un euro-régionalisme qui gangrène progressivement les nations européennes.

    La France doit aussi raffermir sa présence dans ses ex-colonies d'Afrique noire. Pour ce faire, elle doit éloigner la menace que fait peser, sur sa politique africaine, la poussée américaine exercée à partir de l'Ouganda en direction des Grands Lacs et de l'ex-Zaïre et qui s'est appuyée sur la diagonale tutsie. L'entrée en force du F.M.I. et de la démocratisation a été la cause de l'effondrement de plusieurs États africains dans les guerres ethniques : la démocratie réveilla les logiques communautaires – un parti = une ethnie – et leurs appétits économiques sur lesquels jouent les intérêts américains. Comme l'Europe politique soulève les ethnies, l'Amérique dresse en Afrique les ethnies contre les États. Dès lors deux solutions s'offrent à la France : maintenir les États-clients actuels, mais il faut alors travailler à construire de véritables identités nationales au sein desquelles la langue française est seule capable de transcender les divisions ethno-linguistiques ; ou bien accepter le principe "un État-une ethnie" ce qui impliquerait une recomposition territoriale de l'Afrique, présenterait le risque d'engendrer des souffrances humaines immenses, et ne donnerait aucune garantie à la France de disposer d'alliés solides parmi les nouveaux États ethniques. Pour l'heure, la France n'invente rien en Afrique ; elle subit tout en se privant des deux instruments essentiels qui lui ont permis de réussir jusqu'alors : la Francophonie et la zone franc. J'avais, il y a cinq ans, annoncé, dans un essai consacré à la francophonie économique et géopolitique, que l'Europe était en train de condamner la politique africaine de la France .

    Amitiés magrhébines
    Paris est aussi menacé dans ses positions au Maghreb. Enfermée dans sa rhétorique anti-française, l'Algérie refuse de prendre acte du naufrage du régime F.L.N. et glisse inexorablement, à défaut d'identité sans la France, vers l'identitarisme par l'islamisme. Il est temps que nous affichions notre rejet d'un régime hostile et que nous encouragions une prise de pouvoir par les amis de la France, et ce avant que l'intérêt de Washington pour les ressources pétrolières et gazières algériennes ne nous devance. L'Algérie, à la différence du Maroc ou de la Tunisie, n'existe pas en tant que nation. Cependant, l'éclatement de l'Algérie pourrait signifier, à côté d'une Kabylie indépendante et pro-française – est-ce bien certain ? – un émirat islamiste soutenu par les Américains, et des convulsions provoquant une nouvelle tension migratoire sur la France. Notre intérêt me paraît donc être le maintien de l'Algérie contemporaine dans ses frontières autant que la liquidation du régime en place. La France et le Maroc, allié solide, peuvent ensemble imaginer une solution de remplacement favorable au développement des Algériens et capable de fermer une bonne fois pour toutes l'épineuse question du Sahara occidental.

    Au Moyen-Orient, comme l'a brillamment démontré mon vieil ami Charles Saint-Prot, la France doit réaffirmer sa politique arabe, en encourageant la formation d'un axe unitaire allant de la Palestine à l'Irak et traversant le Liban et la Syrie. Un tel axe aurait pour fonction de faire barrage à la prépondérance américaine appuyée par Ryad d'une part et par l'axe Istanbul-Tel-Aviv d'autre part ; il serait aussi le moyen de faire échec au projet nourri par l'islamisme sunnite. Au moment même où les États-Unis encouragent la balkanisation du Moyen-Orient – et la libanisation des Balkans –, c'est-à-dire l'éclatement des États en place au profit de micro-États communautaires satellisés – conformément à l'approche communautariste des Anglo-Saxons en politique intérieure comme dans les relations internationales –, la politique française doit œuvrer pour l'émergence d'un État palestinien allié, pour l'unité des Arabes, de la Méditerranée au golfe Arabo-persique et pour un développement de ces régions fondé sur la manne pétrolière. Paris doit empêcher une mainmise totale de Washington sur le pétrole qui ne pourrait conduire qu'à un diktat américain en matière de politique énergétique. À cet égard, le retour à une ambitieuse politique d'énergie nucléaire – nucléaire classique et Superphénix – rendrait non seulement aux Français une grande marge de manœuvre géopolitique, mais il confèrerait aussi à notre pays un avantage dont l'avenir nous ferait prendre conscience un jour, lorsque, se décidant enfin à écouter la voix des plus grands physiciens, le monde accepterait l'idée que le nucléaire est la seule énergie d'avenir non polluante.

    Un rôle mondial
    Renouer avec une politique mondiale de la France, et rompre avec la myopie continentale qui est la nôtre aujourd'hui, c'est aussi revenir en Amérique latine, aux côtés cette fois-ci de Madrid et du Vatican, pour y faire obstacle à la doctrine Monroe. La lutte menée par Washington durant la Guerre froide contre la théologie de la Libération, laquelle avait "marxisé" le catholicisme latino-américain, a été, pour la C.I.A, le prétexte à encourager un vaste effort d'évangélisation protestante au profit des intérêts américains – souvenons-nous de l'affaire des Contras et du colonel North... La France a ici un rôle à jouer, aux côtés du Vatican pour peser sur le cours des choses ; comme elle doit le faire en Amérique du Nord en encourageant la création d'un Canada français qui rassemblerait toutes les provinces francophones, tout en se méfiant d'un éclatement de l'État fédéral canadien susceptible de déboucher sur un agrandisse-ment des États-Unis d'Amérique.

    L'Indochine continue d'appeler le destin de la France, parce qu'entre les impérialismes japonais et chinois, il y a place sur les rivages de la baie d'Halong, pour notre vieille politique d'équilibre. La France pourrait offrir aux pays d'Indochine un partenariat politique et stratégique face au bloc d'intérêts américano-nippon autant que face à l'impérialisme régional de la Chine. Mais là encore, les Asiatiques ne seront convaincus que par un volontarisme politique réel. Le sommet de la Francophonie organisé à Hanoï en 1995 ne peut que rester lettre morte si la France n'affiche pas dans ses actes sa foi en une politique francophone.
    Une nouvelle politique vis-à-vis du monde orthodoxe est également nécessaire. Nos élites devraient se montrer davantage capables d'écouter les messages en provenance de ce monde, de mesurer sa capacité à refuser le nivellement imposé par le mondialisme américain. L'angoisse russo-slave du rétrécissement face à l'agressivité allemande et américaine, pourrait offrir à Paris des alliés.

    Ce retour à une politique étrangère fondée sur l'analyse géopolitique des relations internationales et de ses rapports de force ne peut être efficace que s'il s'appuie sur une volonté claire dans le domaine stratégique et militaire. Or quels sont les défis stratégiques qui nous sont posés ? Les États-Unis sont en train de développer un bouclier anti-missiles pour leur territoire – National Missile Defense ou N.M.D. ; ils disposeront donc demain de l'épée nucléaire et du bouclier les protégeant des missiles balistiques ou non-balistiques, à têtes nucléaires ou à charges conventionnelles ; les Américains vont par ailleurs doter leurs alliés d'un bouclier anti-missiles – Theater Missile Defense : Israël, puissance qui aura alors gagné une indépendance stratégique totale – les Israéliens disposent déjà de l'arme atomique et n'ont signé aucun traité anti-proliférant – ; le Japon, Taïwan, la Corée du Sud et peut-être même un jour la Corée réunifiée compte tenu des rapprochements entre le Sud et le Nord et de l'ambiguïté favorable de la politique américaine vis-à-vis de Pyongyang.

    Dans ce contexte, quelle sera la situation des pays européens ? Certains se seront placés de bon gré sous le parapluie anti-missiles des États-Unis – Allemagne et Grande-Bretagne –, d'autres comme la France, s'y seront rendu faute d'avoir su imaginer une réplique au défi stratégique américain. L'indépendance stratégique de la France aura alors complètement disparu. La France aura accepté de lier la survie de son peuple à des intérêts stratégiques étrangers et de perdre son indépendance informationnelle – donc de pouvoir être désinformée en permanence par l'allié américain, ce qui s'est déjà passé durant la Guerre du Golfe en 1991, en 1998 lors d'une nouvelle attaque anglo-américaine contre l'Irak, en 1999 au moment de l'opération Force alliée contre la Yougoslavie.
    Parce que toute nation qui se place en arrière du progrès technologique est destinée à perdre sa liberté, et que notre liberté ne peut être assurée que par notre indépendance stratégique, je défends l'idée que la France doit à son tour, comme les États-Unis, faire le choix d'entrer dans le nouvel âge post-"équilibre nucléaire", en développant un bouclier anti-missiles  national.

    Volonté politique
    La France doit cesser de dissimuler son incapacité à se donner un avenir politique derrière de fausses justifications budgétaires, car nous avons en réalité la capacité financière et technologique de mener les plus grands projets spatiaux et militaires. Du point de vue technologique, la France est la seule puissance du monde à être au niveau des États-Unis d'Amérique. Quant au financement, il ne peut découler que d'une redéfinition en profondeur des priorités budgétaires. Les Français acceptent que leurs impôts soient gaspillés dans l'incurie sociale et étatique ; ils ne réagissent pas au fait que leur pays puisse s'appauvrir à cause de l'idéologie du non-travail – baisse du temps de travail, prime à la paresse, etc. –, du laxisme en matière d'enseignement, d'insécurité et d'immigration ; ils laissent l'État financer le déclin démographique et la culture de mort – pilule et avortement –, la "sous-culture" cosmopolite et la crétinisation télévisuelle, les guerres étrangères à nos intérêts qui ont coûté très cher et ont joué contre nos propres intérêts. Or l'ensemble de ces gâchis stupides coûte plus que le bouclier anti-missiles, le second porte-avions et bien d'autres éléments encore qui nous manquent cruellement !
    Les raisons géopolitiques qui justifient la nécessité d'un bouclier pour la France sont nombreuses et il serait trop long de les développer ici. Une des raisons premières est la suivante : ligotée au sein de ses alliances U-E, O.T.A.N. par les deux axes Washington-Berlin et Washington-Londres – renforcés d'ailleurs par l'axe Washington-Rome –, la France n'a guère de marge de manœuvre géopolitique. Le bouclier anti-missiles, en modifiant fortement la donne stratégique, lui redonnerait la marge de manœuvre qui lui fait aujourd'hui défaut.
    Ne croyons pas que les attentats récents portés contre les États-Unis modifient ces impératifs. L'Amérique va tenter de profiter de la menace commune d'un islamisme transnational pour coaguler les États européens derrière elle. Elle va encourager plus encore la formation d'un bloc “civilisationnel” euro-israélo-américain. L'impératif de coopération en matière de lutte anti-terroriste ne doit pourtant pas signifier un alignement en matière de politique étrangère derrière Washington. La Guerre du Golfe a permis aux États-Unis de prendre pied durablement et en force au Moyen-Orient. La guerre contre l'islamisme ne doit pas être prétexte à un renforcement de l'implantation dans les Balkans et à un enracinement en Asie centrale.         
     
     
    Aymeric Chauprade