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  • N°4 - Entretien avec Gérard Leclerc

    Fanatisme et religion
    Entretien avec Gérard Leclerc

    Gérard Leclerc est éditorialiste à La France catholique. Écrivain, il a notamment publié : Pourquoi veut-on tuer l’Église (1996), Jean-Paul II, le résistant (1996) et Portrait de M. Guitton (1998). Dernière parution : Le bricolage religieux, Collection "Colère", Éd. du Rocher, 8 euros.

    Le drame du 11 septembre a-t-il contribué à instruire un nouveau procès des religions ?

    Gérard Leclerc : Si l'on se place du point de vue américain, il faut répondre non à une telle question. Car les États-Unis d'Amérique ont répondu à l'agression, selon leur habitude, en invoquant le nom de Dieu, en plaçant leur pays sous la protection divine. Les discours du président Bush étaient très caractéristiques à ce sujet. La religion demeure ce que Tocqueville estimait, c'est-à-dire la principale institution américaine, avec ses caractéristiques propres. Cependant, il est vrai que chez nous le phénomène islamiste a ranimé de vieux instincts rationalistes. On a même vu l'hebdomadaire Marianne mettre Dieu en accusation sur sa couverture. Pour beaucoup qui se réclament de la Libre Pensée, l'occasion était trop bonne pour faire le procès du religieux, défini comme un stade précritique ou pré-scientifique de la pensée.

    Le courant positiviste, fidèle à la loi des trois états d'Auguste Comte, va dans un sens identique, en frappant d'interdit ou d'illégitimité ce qui relève de la théologie. Dans mon petit livre, je m'insurge contre de tels préjugés qui confortent la presse contemporaine. La réflexion théologique, loin de nous soumettre à l'irrationnel et à des archaïsmes barbares, nous ouvre à une intelligibilité beaucoup plus fine de la réalité et du domaine anthropologique.

    Vous écrivez que « l'ultra-laïcisme fait le lit de l'islamisme ». De quelle façon ?

    Ce n'est pas sans quelque fureur que j'ai entendu un de nos plus brillants publicistes déclarer qu'il fallait répandre l'apostasie en terre d'Islam, pour émanciper toutes les populations musulmanes. Celui qui prônera l'athéisme en Algérie, en Egypte, en Iran ou en Arabie Saoudite n'est pas encore né. Mais surtout, les islamistes ont tout intérêt à répandre l'idée que les Occidentaux sont antireligieux par essence et que le devoir du bon musulman est de déclarer la guerre à de tels impies. Il ne faut pas oublier que la plupart de ceux qui se sont engagés dans les organisations terroristes peuvent être définis comme des déçus de la modernité, et qu'ils sont revenus à l'Islam, dans une acception très particulière, pour retourner leur colère contre une civilisation qu'ils considèrent comme décadente, matérialiste et athée.

    Pourquoi la situation actuelle vous amène-t-elle à réfuter des auteurs comme l'Allemand Eugen Drewermann et l'Iranien Dargush Shayegan ?

    Je considère que l'affaiblissement du christianisme en France, en Europe, comme en Amérique du Nord produit des phénomènes de repaganisation ou encore de retour aux divers gnosticismes. De tels phénomènes ne sont nullement anodins. Ils déterminent une modification fondamentale de la perception du monde, ils induisent une mentalité fataliste alors même qu'ils prétendent donner des moyens d'agir sur l'au-delà. Surtout, ils signifient l'abandon de la Révélation biblique et chrétienne, avec la théologie de l'Alliance et le face à face de Dieu et de l'homme. Drewermann, ancien prêtre catholique, a, en quelque sorte, traversé la Mer Rouge à l'envers, abandonnant la théologie chrétienne pour revenir aux mythes païens ainsi qu'à un naturalisme anti-humaniste. Quant à Shazyegan, intellectuel brillant, il conforte le refus de la tradition métaphysique et du monothéisme judéo-chrétien au profit d'une religion universelle où toutes les traditions communiquent, sauf comme par hasard, celle qui nous vient de la Bible. Cela se comprend mieux si on voit que les interdits bibliques contre la manifestation du divin garantissent la transcendance de Dieu et son caractère personnel. J'ajouterai que Drewermann tout comme Shayegan sont de chauds partisans du bouddhisme, du moins d'une certaine conception du bouddhisme, dans la mesure où ils y trouvent une déconstruction de la métaphysique occidentale et du monothéïsme judéo-chrétien. Les ravages de tels courants sont patents : multiplication des pratiques ésotériques et magiques dans des milieux sociaux très divers, et haine de la tradition monothéiste chez les intellectuels.

    Quels moyens l'Église détient-elle pour surmonter les tensions entre pays riches et pays pauvres, entre le Nord et le Sud ?

    La caractéristique de l'Église catholique en ce début du XXIe siècle, est d'être devenue une Église-monde, dont le centre de gravité doit se trouver aujourd'hui quelque part du côté des Caraïbes. Par ailleurs, son influence en Afrique est massive, et si ce continent sort de ses difficultés énormes et de ses crises, il le devra très probablement pour une bonne part, au dynamisme et à la sagesse des chrétiens africains. Il ne faut pas sous-estimer non plus la vivacité des chrétientés asiatiques, pas seulement aux Philipinnes. En Corée du Sud, au Viet-Nam, le christianisme ne cesse de progresser. Que deviendra la Chine lorsque la chape de plomb du communisme cédera ? On se fait une idée fausse, chez nous, des mouvements religieux. Le bouddhisme est en crise dans une de ses terres d'élection comme la Thaïlande. L'Église-monde détient quelques-unes des clefs de l'équilibre géo-politique de la planète au siècle qui commence.

     

  • N°4 - Langage et société communicationnelle

    Par Jean-Louis Harouel
    Jean-Louis Harouel est professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) et écrivain, auteur notamment de Culture et contre-cultures (PUF).

    La démocratie technicienne à haut niveau de vie et à forte égalité sociale du dernier tiers du XXe et du début du XXIe siècle est une démocratie médiatique, fondée sur l'idéologie exacerbée de la "communication". Les médias techniciens, et tout particulièrement la télévision, ont exercé une profonde influence sur le langage, impérieusement invité à s'aligner sur celui de la masse, et plus précisément sur celui de la masse des jeunes. Les classes dirigeantes elles-mêmes s'y plient peu ou prou, d'autant que la nécessité politique de plaire au plus grand nombre crée de manière permanente la tentation de la démagogie, afin de ne point risquer d'être taxé d'élitisme.

    D'où le triomphe d'une vulgarité qui exprime, ou prétend exprimer, ce que l'on appelle abusivement la "culture de masse". La télévision a imposé à travers Coluche le langage du quart monde, des routards, des zonards. On le retrouve du bas en haut de la société, n'épargnant ni la presse sérieuse, ni la classe politique, ni les intellectuels. En 1992, mis en contact avec des écrivains à l'occasion d'une "Fureur de lire", des élèves d'un lycée de banlieue manifestaient leur étonnement ravi : « Ils sont cools. Ils parlent comme nous. »

    Tocqueville avait souligné que, dans les sociétés démocratiques, caractérisées par le dogme de l'« infaillibilité de la masse », existait une « pression immense de l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun ». D'où un despotisme de l'opinion, qui dans la société "communicationnelle" qu'est la démocratie médiatique, s'exerce au moyen des mass media. La télévision, en particulier, réalise entièrement la crainte tocquevillienne d'une mise à la norme des individus.

    Vive la télé

    La masse s'autoplébiscite dans les mass media. Ceux-ci, télévision en tête, sont le miroir des sociétés démocratiques "communicationnelles". Et c'est un miroir qui abaisse ceux qui ne sont pas encore à la norme. Le plus grand nombre s'adore lui-même à travers ses idoles médiatiques, lesquelles sont dans l'ensemble de fausses élites, du moins sur le plan de la culture et de la pensée. Comme l'observe Michel Henry, avec les célébrités médiatiques, c'est trop souvent « la vulgarité, le direct, la pensée réduite à des clichés et le langage à des onomatopées ». Les médias techniciens, et tout particulièrement la télévision, ont permis aux sociétés démocratiques actuelles de se débarasser des modèles supérieurs qui leur portaient ombrage, et de retrouver de manière rassurante le reflet de leur propre médiocrité à travers de pseudo-élites.

    D'ailleurs, la société "communicationnelle" recherche de plus en plus comme objet de spectacle l'individu ordinaire, c'est-à-dire elle-même. La masse du public se distrait sur le mode de la médiocrité satisfaite en s'offrant le spectacle d'elle-même. C'est la raison du succès de "Loft story". C'est ce qui a fait parler à la France entière le langage rudimentaire et souvent trivial des jeunes du loft.

    Culture

    Cependant, la société "communicationnelle" a soin de se masquer sa médiocrité et sa vulgarité. L'emploi à tort et à travers du terme valorisant de "culture" l'y aide beaucoup, engendrant une véritable langue de bois. Le mot culture est littéralement mis à toutes les sauces. Tout est culture, la culture inclut tous les aspects, y compris les plus prosaïques ou même triviaux, de la vie quotidienne.

    Telle est la conséquence de la mise en circulation par la sociologie américaine des années 1950 du terme de mass culture. En 1961, un essai d'Edgar Morin vulgarise de ce côté-ci de l'Atlantique le terme de "culture de masse", avec toute la confusion sémantique et les potentialités anti-culturelles qu'il recèle. De fait, en 1981, dans un article du Monde, Jean-Marie Domenach donnait pour exemples de la culture de masse les blue jeans et la pop music, ce qui en fait de culture est tout de même un peu mince. Grand "communicateur" s'il en fut, Lang a trahi cyniquement la culture en imposant à partir de 1981 comme un dogme officiel l'idéologie du « tout est culture ».

    Ainsi, d'abord réservé à une poignée de spécialistes, le sens anthropologique indéfiniment dilaté du mot culture s'est répandu dans la société au cours des dernières décennies. Journellement employé par les médias, il appartient désormais au langage courant. Dans nos sociétés postmodernes, et tout particulièrement dans les médias, l'emploi du mot culture n'a généralement plus rien à voir avec la véritable culture.

    Aujourd'hui, les médias parlent à l'envie de la culture d'entreprise, de la culture de gestion, de la culture d'opposition, de la culture des banlieues, de la culture du revolver, de la culture des gangs, etc. La langue de bois engendrée par la totale dissolution du sens du mot culture règne en maîtresse dans la société actuelle. Culture peut désigner aussi bien, accidentellement, la véritable culture, que les mentalités, les mœurs, le système de croyances, les modes de comportement, les formes de loisirs, voire la totalité sociale. Très souvent, "culture" habille d'un mot valorisant et vague ce qui est tout simplement l'identité d'un groupe humain donné.

    Bref, c'est un mot passe-partout, tarte à la crème et paresseux, qui fait de l'effet à peu de frais et dispense de penser avec précision. Cela doit être mis en rapport avec l'observation de Tocqueville, que les peuples démocratiques « aiment mieux l'obscurité que le travail » et affectionnent les mots flous, qui « rendent l'expression plus rapide et l'idée moins nette ». L'emploi actuel du mot culture est une illustration de cette remarque tocquevillienne sur la tendance à la facilité et à l'imprécision conceptuelle des sociétés démocratiques.

    Ayant un fort effet relativiste, l'emploi du mot culture dans un sens ethnologique dilaté a pour conséquence de tout mettre au même niveau. Loisirs et distractions sont placés sur un pied d'égalité avec la culture authentique. L'emploi relativiste du mot culture vise à camoufler le fait que la société "communicationnelle" vit très largement en dehors de la culture. Elle le vit d'ailleurs très bien, mais préfère manifestement qu'on ne le lui dise pas trop.
     
     
    Jean-Louis Harouel