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  • N°5 - Centenaire d’Alexandre Dumas

    Que sont les mousquetaires devenus ?
    Par Vladimir Volkoff

    Vladimir Volkoff est écrivain mousquetaire. Dernier ouvrage paru : Pourquoi je-suis modérément démocrate ?, Le Rocher.

    Il y a de grands écrivains, il y en a de moins grands, mais certains écrivains, en dehors de leur qualité, ont la capacité de créer des mythes. Je ne sais plus le nom de l'auteur d'Arsène Lupin, ni de celui de Fantômas, mais Fantômas et Arsène Lupin sont des mythes. Alexandre Dumas aussi, qu'il soit très grand ou moyen, a créé un mythe : l'esprit mousquetaire.

    Qu'est-ce que l'esprit mousquetaire ?

    C'est, me disait-on récemment, « un esprit de service et d'insolence ». La définition me semble bonne, au-delà de ce que le vocable même de mousquetaire, qui vient de mousquet mais a des affinités avec moustache, peut avoir de sonore et de provocant. Service, oui : les mousquetaires d'Alexandre Dumas sont au service du roi et, très précisément, de la reine, et, pour ce service, ils sont prêts à donner leur vie non seulement sans hésiter mais gaiement. Insolence, aussi, bien sûr : le cardinal est là pour qu'il y ait quelqu'un à défier, mais on ne le défie pas gratuitement, on le défie pour servir d'autant mieux celui qui doit être servi. Dans la trinité reine-roi-cardinal, la reine sert à être servi et le cardinal à être desservi, tandis que le roi assure la stabilité de l'ensemble.

    Dans cette perspective, qu'est-ce qui compte pour un mousquetaire ? La vie ? Sûrement pas. La morale ? Encore moins. L'amour ? Peu… Mais l'amitié, oui. Le courage physique bien sûr. L'honneur (ou plutôt une certaine idée de l'honneur), plus que tout. Et dans ces conditions, est-ce que l'esprit mousquetaire peut signifier quelque chose aujourd'hui ou est-il à ranger définitivement au placard paléontologique ?

    Lorsque j'écrivais – il y a quarante ans environ – un roman intitulé Les mousquetaires de la République, je voulais monter que les sociétés ont les mousquetaires qu'elles méritent, et que, si la royauté était favorable à l'éclosion de cet "esprit de service et d'insolence", la république avec sa préférence délibérément accordée à la quantité plutôt qu'à la qualité, son civisme égalitaire débilitant, la mollesse invétérée de ces mœurs urbaines, ne pouvait produire que des mousquetaires idéalistes mais inefficaces, rebelles éphémères bientôt domptés. Je pensais alors, je le pense toujours, que ni la gauche, pour qui le gouvernement des hommes est un paternalisme, ni la droite, pour qui c'est une gestion, ne sont équipées pour dispenser une denrée sociale pourtant élémentaire : j'entends l'inspiration. Oh ! Il fut un temps, au tout début, où la Première République sut brièvement le faire : les volontaires de l'an II qui allaient se faire tuer en chantant la Marseillaise étaient sûrement inspirés – mal, mais ils l'étaient. Cela n'a pas duré. Rapidement, la République a retrouvé sa vocation qui est fondamentalement bourgeoise, et on ne sache pas que la bourgeoisie ait jamais été riche d'inspiration.

    À notre époque, toute sorte de circonstances empêchent la renaissance de l'esprit mousquetaire, et avant tout le petit nombre d'hommes et de cause qui méritent d'êtres servis ; pour l'insolence, au contraire, les cibles foisonnent, mais quel intérêt y a-t-il à cracher au nez de qui ne fera que s'essuyer avec un kleenex, à provoquer un quidam qui, tout au plus, vous enverra un papier bleu ?

    Ces mots qui engagent…

    La disparition du duel, qui permettait à tout moment de « mettre sa peau au bout de ses idées » (selon une métaphore anatomiquement audacieuse), est en soi une catastrophe, autant pour l'esprit mousquetaire que pour la virilité, le respect des usages, l'honnêteté, le savoir-vivre et ce que les Romains appelaient la dignitas : ne plus avoir l'occasion et l'obligation d'engager sa vie derrière chacune de ses paroles permet de dire et de faire n'importe quoi à n'importe qui, et comment réagir là-contre si on est un mousquetaire qui se respecte ? La gifle ou le coup de pied, même bien placé, n'ont pas les vertus curatives de l'épée choquée contre une autre épée.

    Mais, il n'y a pas que le duel. Il y a à notre époque, toute une Weltanschauung-guimauve, qui fait du mousquetaire un personnage odieux pour les uns, ridicule pour les autres. Le mousquetaire, par définition, n'est pas "politiquement correct" ; quant aux « Droits de l'homme », pardonnez-moi, mais il s'en tamponne le coquillard. Il n'y a pas d'homme pour lui qui ne sache tenir une épée, et aux droits il préfère insolemment les passedroits. Imaginez-vous un mousquetaire ne mettant pas flamberge au vent devant un défilé de grévistes ou une parade de Gay pride ?

    Et pourtant…

    Et pourtant il ne se peut pas que ce mélange de panache et d'inconscience, de respect et de mépris, de dérision et de vénération, ait complètement disparu de l'âme humaine – de l'âme française pour être plus précis. Qui sont les mousquetaires d'aujourd'hui ? Oh ! Il y a toujours les hommes courageux, depuis les médecins sans frontières jusqu'aux chuteurs opérationnels ou aux nageurs de combat, mais ont-ils la légèreté de leurs ancêtres, leur élégance méprisante, leur dédain de toutes les conventions, y compris la mort ? Ont-ils cette qualité suprême que Hemingway appelait – expression à peu près intraduisible – grace under stress ? Il n'est pas interdit d'en douter.

    Non, si l'esprit mousquetaire peut encore servir de notre temps, c'est sans doute de façon plus intériorisée. Il consisterait essentiellement, me semble-t-il, à conserver son indépendance d'esprit dans l'univers de la pensée unique. À choisir les causes que l'on sert sans accorder de considération à leur popularité. À dire ce que l'on pense sans égard pour les idées reçues et les opinions à la mode. À faire un usage judicieux – et au besoin excessif – de l'esprit de contradiction. À ne céder à aucune forme de vénalité. À savoir se montrer guelfe parmi les gibelins et gibelin parmi les guelfes. À appeler un chat un chat et un fripon, si haut placé qu'il soit, un fripon. À ne se laisser impressionner par rien ni personne. À avoir sa propre hiérarchie des valeurs sans se soucier de celle des autres. À répartir le service et l'insolence selon le mérite des uns et des autres. À savoir se choisir une reine qui soit assez noble et belle et un cardinal qui soit assez ignoble et puant.

    Les ferrets de diamant sont à ce prix là.
     
     
    Vladimir Volkoff
     

  • N°4 - La disparition du vote : restaurer le politique ou préparer la guerre civile.

    Par Christophe Boutin
    Christophe Boutin est Professeur agrégé des Facultés de droit à Caen.

    Même si Ambose Bierce, auquel il faut toujours revenir un jour, rappelle que le droit de vote, « qui consiste, en règle générale, à pouvoir voter pour un homme choisi par un autre, est grandement prisé », parler du vote en France aujourd'hui revient en fait à s'interroger sur son absence. Les élections prochaines donneront d'ailleurs certainement une consistance nouvelle à ce problème récurrent qu'est l'abstentionnisme politique, mais qu'en penser ?

    Typologie

    Une première école ne relève cette progression de l'abstentionnisme que pour s'en féliciter, car celle-ci traduirait surtout la béate satisfaction de nos concitoyens. Selon ces analystes en effet, les tensions sociales, uniquement issues de revendications matérielles, vont en se résorbant dans notre "démocratie apaisée". Convaincus de la bonne gestion des politiques, et uniquement soucieux de profiter, grâce aux 35 heures, de la célèbre douceur de vivre française, les citoyens se mobiliseraient peu pour des combats d'un autre âge. C'est notre fin de l'histoire à nous que ce délicieux assoupissement d'individu indéfiniment maintenu, Tocqueville nous l'avait bien promis, dans l'hébétude première de l'enfant repu. Pour faire simple, disons que cette hypothèse suppose de vivre à ce point coupé des réalités de notre quotidien, qu'elle n'a plus cours que dans certains cercles d'intellectuels proches du pouvoir.

    Une seconde école avance comme cause de l'abstentionnisme la fréquence des consultations. Il est vrai que l'électeur français de ce tournant de siècle vote de plus en plus. D'abord parce que de nouvelles élections sont apparues, régionales ou européennes ; ensuite parce que d'autres échéances sont maintenant plus fréquentes : tel est par exemple le cas de l'élection présidentielle avec le passage du septennat au quinquennat. Par ailleurs, en dehors de ces consultations électives, il se peut que l'électeur soit appelé aux urnes pour une consultation référendaire, référendum national, bien sûr, mais aussi depuis quelques années référendum local.

    Nombre de commentateurs tentent donc de lier déclin de la participation et fréquence des consultations : trop d'élections tuerait l'élection, et plus on nous demanderait notre avis moins nous aurions envie de le donner. On notera, curieusement, que ce sont souvent les mêmes qui, expliquant doctement que la distance est trop longue qui va du domicile de l'électeur au bureau de vote, et la file d'attente de ce dernier bien lassante, nous promettent grâce à l'Internet-connection les consultations quasi-quotidiennes de la démocratie permanente. Cela s'explique car ils veulent remplacer l'élection, avec la légitimité qu'elle confère, par le sondage, toujours plus facilement manipulable et modifiable.

    Quelle cité ?

    Quoi qu'il en soit de ce futur forcément branché, si la multiplication des consultations a un certain impact, ce qu'on constate en examinant les taux d'abstention des consultations placées dans des périodes particulièrement riches, cela ne peut expliquer l'ampleur du désintérêt actuel.

    Il serait sans doute plus judicieux de se poser la question de l'impact des disparitions conjointes de la Nation et du politique. « Voter est un droit, c'est aussi un devoir civique ». Mais pour que le civisme existe, encore faut-il que subsiste une Cité dans laquelle le citoyen se reconnaît et dont il estime que la nécessaire survie rend obligatoire sa participation politique. Or l'indifférenciation des programmes et l'absence de véritables débats d'une part, le remplacement de la lutte politique par la revendication communautaire d'autre part, induisent nécessairement un désintérêt pour l'acte du vote.

    Bonnet blanc et...

    Lassitude du citoyen, d'abord, devant le peu d’intérêt des consultations référendaires. Non pas d'ailleurs que les problèmes qui lui sont soumis ne le concernent pas directement, mais aucune campagne, politique ou médiatique, ne tente de lui expliquer en quoi la réponse qu'il va donner aura un impact réel sur l'avenir des institutions, sur la place de son pays sur la scène internationale, et donc sur sa vie quotidienne. Quant à l'effet des sujets choisis, tant qu'il n'y aura pas de possibilité d'initiative populaire du référendum – en gardant à l'esprit que cela ne saurait résoudre tous les problèmes de l'abstentionnisme politique, et les exemples de nos voisins le montrent bien –, il ne faut pas espérer voir remonter significativement les taux de participation à ces consultations. Encore faudrait-il que l'on évite de présenter à l'électeur certaines évolutions institutionnelles ou de société comme inéluctables, et qu'on lui redonne confiance dans le politique. Ce qui implique d'élire des responsables affirmant de vrais choix.

    Dans le cadre de la compétition électorale cette fois, voter doit en effet permettre d'affirmer un choix politique précis. Que celui-ci puisse être véritablement exprimé suppose deux contraintes : d'une part, que la formation politique, parti ou groupement qui l'incarne, ait la possibilité d'exister et de s'exprimer – ce qui ne va pas de soi malgré les garde-fous mis en place pour éviter la dictature de la majorité ; d'autre part, que le système électoral lui-même ne vienne pas obérer la transcription de ce choix, en interdisant finalement, par le seul jeu du mode de scrutin, toute représentation institutionnelle de ces idées. Pour un certain nombre de nos concitoyens cependant, le choix politique ne peut plus s'exprimer par le vote, Droite et Gauche se confondant dans un même discours-programme. Le refus manifesté par tous les gouvernements successifs depuis quelques années de traiter, et même souvent de seulement prendre compte, les problèmes les plus évidents de la société française traduit bien cette offre politique édulcorée. La seule excuse de nos politiques est de se présenter comme les victimes de facteurs extérieurs (Europe, mondialisation…) qui les dépasseraient et qu'ils ne feignent même plus de vouloir organiser, discréditant ainsi la notion même d'action politique nationale. La cohabitation, triste spécificité française, a simplement ajouté ses confusions perverses à cette soporifique monotonie. Ajoutons ici que la fameuse "onction démocratique", qui conférerait à nos dirigeants une légitimité plus forte encore que celle du Saint Chrême, est bien limitée lorsque la majorité de votants, compte tenu des progressions parallèles du vote blanc et de l'abstention, ne représente – au mieux ! – qu'un petit tiers des citoyens…

    Un pouvoir qui se refuse à poser les vraies questions à la nation, qui se refuse à assumer ses responsabilités et à faire de la politique, un pouvoir dont la légitimité est plus ténue chaque jour, voilà qui ne peut guère renforcer la participation des citoyens. Mais voter c'est aussi choisir de participer à la vie d'une nation particulière, différente de ses voisines, et se reconnaître impliqué dans cette communauté de destin. Or, le moins que l'on puisse écrire est qu'un certain nombre de personnes résidant sur notre territoire national ne se sentent pas véritablement concernées par sa survie. Et ce ne sont pas les cours d'instruction civique nouvelle manière, pesant énoncé de droits en "novlangue" politiquement correcte, sans que jamais aucun devoir ne soit évoqué, qui changeront quoi que ce soit. Pour cette partie toujours plus importante de ceux qu'il nous faut continuer à appeler, même si le terme ne veut plus rien dire pour eux, nos « concitoyens » la nation n'est qu'un ensemble d'aides, de subventions et de profits qu'ils espèrent voir perdurer. Or maintenir ces fameux "acquis" peut se faire sans participation politique aucune.

    Exprimer un choix électoral permettait en effet d'espérer voir satisfaites une partie au moins de ses revendications politiques – entendues ici au sens le plus limité des seules revendications matérielles. Qui ne voit que ces revendications ont choisi aujourd'hui d'autres lieux que le bureau de vote pour s'exprimer ? La rue est devenue le siège de toutes les manifestations corporatistes – au plus mauvais sens du terme bien sûr –, et la prise en otage du reste de la société est quotidiennement instrumentalisée par telle ou telle minorité agissante. Or nul ne peut nier, au vu des abandons permanents de nos dirigeants, que ce sont là des moyens autrement plus efficaces pour voir comblés ses désirs qu'un malheureux bulletin de vote, trahi sans répit depuis 1974.

    Ainsi, devant les abandons de certains de nos politiques et les usurpations d'autres pouvoirs, infra ou supra-nationaux, la démocratie élective disparaît peu à peu, avec ce qu'elle supposait de cohésion nationale, au profit d'une communautarisation que notre État s'avère incapable de maîtriser. La fin du vote signifie la disparition du dialogue politique. Or, le vote représente peut-être l'institutionnalisation, la ritualisation de la guerre civile, mais, en l'absence de la Figure de l'arbitre royal, sa disparition marque seulement l'entrée en scène de la guerre civile elle-même…
     
     
    Christophe Boutin
     
    1 : Ambose Bierce, Le dictionnaire du diable, Paris, Nouvel office d'adition, 1964.
    2 : Cf. sur ce point coll. Sd. F. Rouvillois et C. Boutin, L'abstentionnisme politique, Paris, F.-X. de Guibert, à paraître.
    3 : On peut se reporter à Coll., s. d., F. Rouvillois, La cohabitation, fin de la République ?, Paris, F.-X. de Guibert, 2001 et à J.-M. Denquin, La monarchie aléatoire, Paris, PUF, 2001.
    4 : J. Macé-Scaron, La tentation communautaire, Paris, 2001.