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  • N°7 - Entretien avec Vladimir Volkoff

    L’avenir du passé
    Entretien avec Vladimir Volkoff

    L'accusation de trahison a-t-elle encore un sens aujourd'hui, alors que la seule forme de fidélité encore revendiquée est la fidélité à soi-même ? D'ailleurs, peut-on être fidèle à soi-même ?

    Pour moi, les notions de « fidélité à soi-même » ou d' « infidélité à soi-même » n'ont pas de véritable signification. La fidélité est l'adhésion d'un sujet à un objet et, plus encore, la constance dans cette adhésion. Si le sujet et l'objet sont la même personne, la notion de fidélité perd tout son sens. Un jour, Pierre Boutang disait à un prince du sang de France : « Monseigneur, vous au moins, vous ne pouvez pas être royaliste. – Pourquoi, monsieur Boutang ? – Parce que, aux courses, les chevaux ne parient pas ! » Dans la même perspective, un royaliste doit toujours être plus royaliste que le roi. La fidélité, pour moi, s'adresse par définition à autrui. Elle est une façon de sortir de soi

    .En politique, est-ce trahir que de changer d'idées ?

    Bénies soient les sociétés qui autorisent une fidélité monolithe ! Il y a eu des époques où l'on pouvait être fidèle à son Dieu, à son Église, à son roi, à ses chefs, à sa famille, à ses convictions et même à ses amours, sans qu'il y ait, le plus souvent, de contradictions majeures entre ces diverses fidélités. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. La redoutable injonction faite par saint Rémi à Clovis, « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré », enjoint-elle la fidélité ou l'infidélité ? Saint Paul, qui, sous le nom de Saül, persécuta les chrétiens avant de rencontrer le Christ sur le chemin de Damas, est-il un modèle de fidélité ou d'infidélité ? Comme le fait remarquer Graham Greene dans sa préface aux mémoires de Kim Philby, un Anglais catholique qui trahissait Élisabeth, protestante, au profit du roi Philippe II, catholique, était-il un traître ? Et dans la même perspective, Kim Philby qui, toute sa vie, a trahi son pays au profit de son idéologie, sans jamais renoncer à une allégeance contactée dans sa jeunesse, est-il un traître ? Un rebelle algérien qui se ralliait à l'armée française était-il un traître ? Un soldat français qui se ralliait aux rebelles algériens était-il un traître ? Un porteur de valise est-il un traître ?Je ne dis pas que ces questions sont insolubles. Je dis qu'il faut se les poser, surtout à notre époque où les fidélités ne sont plus univoques et où les trahisons sont ambiguës. On peut dire que j'ai consacré à ce sujet une grande partie de mes ouvrages. Deux choses sont certaines en tout cas : il y a des fidélités qui se contredisent, et il y une hiérarchie des fidélités. La trahison, telle que la conçoit le code pénal, suppose l'appartenance à un groupement humain, la nation, qui ne relève pas d'abord d'une adhésion volontaire…

    L'accusation de trahison n'est-elle pas le reliquat d'un sentiment jadis universellement partagé selon lequel nous sommes d'abord des débiteurs du groupe à qui l'on doit l'existence ?

    Hélas, la notion de fidélité, même politique, est relative. Pour certains, le général De Gaulle, en abandonnant une partie du territoire national, l'Algérie, s'est comporté comme un traître. Pour d'autres, il a, par la même occasion sauvé la patrie.Il y a une différence entre être un traître et passer pour un traître. Généralement, ceux qui trahissent et gagnent la partie passent pour des héros. Ceux qui la perdent, passent pour des traîtres, même quand, entre l'obéissance et l'honneur, ils ont choisi l'honneur : je pense aux officiers restés fidèles à l'Algérie française et à la parole donnée, et devenus par là infidèles à la République incarnée par son chef.Les seuls traîtres "objectifs" sont ceux qui trahissent pour des intérêts personnels.Le code pénal sous lequel nous vivons se réfère à des valeurs – par exemple la nation – auxquelles l'État lui-même a renoncé dès qu'il a consenti à des abandons de souveraineté tels que les accords de Maastricht.

    Quand on parle d'insoumission ou de désobéissance, on se réfère à la légalité. Parler de trahison, n'est-ce pas poser le problème de la légitimité ?

    Il y a des lois écrites, celles de la légalité, et des lois non-écrites, celles de la légitimité, comme le montrait déjà Sophocle dans son Antigone. La légalité est contestable, mais du seul point de vue de la légitimité. La légitimité est d'un ordre supérieur, mais elle est quelquefois difficile à déterminer. Pendant le Deuxième Guerre mondiale, certains Français ne doutaient pas que la légitimité ne fût du côté du maréchal Pétain, d'autres du général De Gaulle.Sur quoi se fonde la légitimité ? Sur des traditions, des intuitions, des hérédités, des consensus ? Et ne peut-il y avoir des légitimités conflictuelles, comme entre la légitimité politique de Créon et la légitimité religieuse d'Antigone ?

    Au fond, peut-on être fidèle à autre chose qu'à une personne ?

    Je pense qu'on peut être fidèle à une « patrie historique et charnelle », pour reprendre l'expression chère à Boutang, à une certaine religion, à un sexe, à une caste, à un code de conduite, à une famille, à une idée, à un préjugé. On peut être fidèle à la vérité et au mensonge. On peut être fidèle par loyauté, par orgueil, par obstination, par bêtise. Toutes ces fidélités ne se valent pas. La fidélité la plus chère à mon cœur est celle qui s'adresse à une personne. Le Christ est une personne –, la fidélité religieuse, politique, amoureuse, du féal au prince, du vassal au suzerain, les mains jointes entre les mains et le baiser à l'épaule. Mais si la trahison du vassal est odieuse, celle du suzerain l'est encore plus.

    À quoi peut-on être fidèle ? Ou à quoi êtes-vous fidèle, selon votre préférence…

    Fondamentalement, il y a deux sortes de fidélités : celle qui s'adresse à ce qu'on n'a pas choisi, celle qui s'adresse à ce qu'on a choisi.Certains demeurent fidèles aux données reçues : leur religion, leur pays, leur milieu, leur famille, leur sexe, quelquefois la profession de leurs parents – sans se poser de questions. D'autres s'en posent et choisissent une autre religion, une autre allégeance politique, quelquefois une autre famille, une autre sexualité, auxquelles, passé la défection initiale, il leur arrive de rester rigoureusement fidèles. D'autres enfin ont la chance de choisir ce qui était proposé d'avance. C'est mon cas.Je suis né chrétien orthodoxe, j'ai passé cette foi au creuset du doute et de l'expertise et j'y adhère. Je suis né Russe en France, bénéficiant du redoutable privilège non pas d'avoir deux nationalités, mais de n'en avoir, au début, aucune : je crois avoir prouvé ma fidélité à la patrie qui a produit le sang que j'ai reçu et à celle qui a produit le pain que j'ai mangé. Je suis né monarchiste, j'ai passé mes convictions au crible de l'Histoire, et ma fidélité aux deux dynasties que j'ai eu la chance de servir – bien peu, il est vrai – ne s'est pas démentie.Évidemment, je suis né dans des circonstance particulières. Mais il me semble que les possibilités de fidélité sont présentes pour ceux qui voudraient s'y exercer : l'Église est encore là, pour ceux qui croient que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elles ; la terre qui nous entoure renferme toujours les corps des ancêtres à qui nous devons notre vie, notre foi, notre culture ; notre langue n'est pas encore complètement abîmée et nous pouvons nous employer à la sauvegarder ; nous ne ressemblerons ni aux Fils de personne de Montherlant ni aux Voyageurs sans bagages d'Anouilh ; nous avons un héritage à transmettre. À qui être fidèles ? Il me semble que nous devons être fidèles à l'avenir de notre passé.
     
    Propos recueillis par Hélène Verdier
     

  • N°5 - Centenaire d’Alexandre Dumas

    Que sont les mousquetaires devenus ?
    Par Vladimir Volkoff

    Vladimir Volkoff est écrivain mousquetaire. Dernier ouvrage paru : Pourquoi je-suis modérément démocrate ?, Le Rocher.

    Il y a de grands écrivains, il y en a de moins grands, mais certains écrivains, en dehors de leur qualité, ont la capacité de créer des mythes. Je ne sais plus le nom de l'auteur d'Arsène Lupin, ni de celui de Fantômas, mais Fantômas et Arsène Lupin sont des mythes. Alexandre Dumas aussi, qu'il soit très grand ou moyen, a créé un mythe : l'esprit mousquetaire.

    Qu'est-ce que l'esprit mousquetaire ?

    C'est, me disait-on récemment, « un esprit de service et d'insolence ». La définition me semble bonne, au-delà de ce que le vocable même de mousquetaire, qui vient de mousquet mais a des affinités avec moustache, peut avoir de sonore et de provocant. Service, oui : les mousquetaires d'Alexandre Dumas sont au service du roi et, très précisément, de la reine, et, pour ce service, ils sont prêts à donner leur vie non seulement sans hésiter mais gaiement. Insolence, aussi, bien sûr : le cardinal est là pour qu'il y ait quelqu'un à défier, mais on ne le défie pas gratuitement, on le défie pour servir d'autant mieux celui qui doit être servi. Dans la trinité reine-roi-cardinal, la reine sert à être servi et le cardinal à être desservi, tandis que le roi assure la stabilité de l'ensemble.

    Dans cette perspective, qu'est-ce qui compte pour un mousquetaire ? La vie ? Sûrement pas. La morale ? Encore moins. L'amour ? Peu… Mais l'amitié, oui. Le courage physique bien sûr. L'honneur (ou plutôt une certaine idée de l'honneur), plus que tout. Et dans ces conditions, est-ce que l'esprit mousquetaire peut signifier quelque chose aujourd'hui ou est-il à ranger définitivement au placard paléontologique ?

    Lorsque j'écrivais – il y a quarante ans environ – un roman intitulé Les mousquetaires de la République, je voulais monter que les sociétés ont les mousquetaires qu'elles méritent, et que, si la royauté était favorable à l'éclosion de cet "esprit de service et d'insolence", la république avec sa préférence délibérément accordée à la quantité plutôt qu'à la qualité, son civisme égalitaire débilitant, la mollesse invétérée de ces mœurs urbaines, ne pouvait produire que des mousquetaires idéalistes mais inefficaces, rebelles éphémères bientôt domptés. Je pensais alors, je le pense toujours, que ni la gauche, pour qui le gouvernement des hommes est un paternalisme, ni la droite, pour qui c'est une gestion, ne sont équipées pour dispenser une denrée sociale pourtant élémentaire : j'entends l'inspiration. Oh ! Il fut un temps, au tout début, où la Première République sut brièvement le faire : les volontaires de l'an II qui allaient se faire tuer en chantant la Marseillaise étaient sûrement inspirés – mal, mais ils l'étaient. Cela n'a pas duré. Rapidement, la République a retrouvé sa vocation qui est fondamentalement bourgeoise, et on ne sache pas que la bourgeoisie ait jamais été riche d'inspiration.

    À notre époque, toute sorte de circonstances empêchent la renaissance de l'esprit mousquetaire, et avant tout le petit nombre d'hommes et de cause qui méritent d'êtres servis ; pour l'insolence, au contraire, les cibles foisonnent, mais quel intérêt y a-t-il à cracher au nez de qui ne fera que s'essuyer avec un kleenex, à provoquer un quidam qui, tout au plus, vous enverra un papier bleu ?

    Ces mots qui engagent…

    La disparition du duel, qui permettait à tout moment de « mettre sa peau au bout de ses idées » (selon une métaphore anatomiquement audacieuse), est en soi une catastrophe, autant pour l'esprit mousquetaire que pour la virilité, le respect des usages, l'honnêteté, le savoir-vivre et ce que les Romains appelaient la dignitas : ne plus avoir l'occasion et l'obligation d'engager sa vie derrière chacune de ses paroles permet de dire et de faire n'importe quoi à n'importe qui, et comment réagir là-contre si on est un mousquetaire qui se respecte ? La gifle ou le coup de pied, même bien placé, n'ont pas les vertus curatives de l'épée choquée contre une autre épée.

    Mais, il n'y a pas que le duel. Il y a à notre époque, toute une Weltanschauung-guimauve, qui fait du mousquetaire un personnage odieux pour les uns, ridicule pour les autres. Le mousquetaire, par définition, n'est pas "politiquement correct" ; quant aux « Droits de l'homme », pardonnez-moi, mais il s'en tamponne le coquillard. Il n'y a pas d'homme pour lui qui ne sache tenir une épée, et aux droits il préfère insolemment les passedroits. Imaginez-vous un mousquetaire ne mettant pas flamberge au vent devant un défilé de grévistes ou une parade de Gay pride ?

    Et pourtant…

    Et pourtant il ne se peut pas que ce mélange de panache et d'inconscience, de respect et de mépris, de dérision et de vénération, ait complètement disparu de l'âme humaine – de l'âme française pour être plus précis. Qui sont les mousquetaires d'aujourd'hui ? Oh ! Il y a toujours les hommes courageux, depuis les médecins sans frontières jusqu'aux chuteurs opérationnels ou aux nageurs de combat, mais ont-ils la légèreté de leurs ancêtres, leur élégance méprisante, leur dédain de toutes les conventions, y compris la mort ? Ont-ils cette qualité suprême que Hemingway appelait – expression à peu près intraduisible – grace under stress ? Il n'est pas interdit d'en douter.

    Non, si l'esprit mousquetaire peut encore servir de notre temps, c'est sans doute de façon plus intériorisée. Il consisterait essentiellement, me semble-t-il, à conserver son indépendance d'esprit dans l'univers de la pensée unique. À choisir les causes que l'on sert sans accorder de considération à leur popularité. À dire ce que l'on pense sans égard pour les idées reçues et les opinions à la mode. À faire un usage judicieux – et au besoin excessif – de l'esprit de contradiction. À ne céder à aucune forme de vénalité. À savoir se montrer guelfe parmi les gibelins et gibelin parmi les guelfes. À appeler un chat un chat et un fripon, si haut placé qu'il soit, un fripon. À ne se laisser impressionner par rien ni personne. À avoir sa propre hiérarchie des valeurs sans se soucier de celle des autres. À répartir le service et l'insolence selon le mérite des uns et des autres. À savoir se choisir une reine qui soit assez noble et belle et un cardinal qui soit assez ignoble et puant.

    Les ferrets de diamant sont à ce prix là.
     
     
    Vladimir Volkoff