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N°4 - Langage et société communicationnelle

Par Jean-Louis Harouel
Jean-Louis Harouel est professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) et écrivain, auteur notamment de Culture et contre-cultures (PUF).

La démocratie technicienne à haut niveau de vie et à forte égalité sociale du dernier tiers du XXe et du début du XXIe siècle est une démocratie médiatique, fondée sur l'idéologie exacerbée de la "communication". Les médias techniciens, et tout particulièrement la télévision, ont exercé une profonde influence sur le langage, impérieusement invité à s'aligner sur celui de la masse, et plus précisément sur celui de la masse des jeunes. Les classes dirigeantes elles-mêmes s'y plient peu ou prou, d'autant que la nécessité politique de plaire au plus grand nombre crée de manière permanente la tentation de la démagogie, afin de ne point risquer d'être taxé d'élitisme.

D'où le triomphe d'une vulgarité qui exprime, ou prétend exprimer, ce que l'on appelle abusivement la "culture de masse". La télévision a imposé à travers Coluche le langage du quart monde, des routards, des zonards. On le retrouve du bas en haut de la société, n'épargnant ni la presse sérieuse, ni la classe politique, ni les intellectuels. En 1992, mis en contact avec des écrivains à l'occasion d'une "Fureur de lire", des élèves d'un lycée de banlieue manifestaient leur étonnement ravi : « Ils sont cools. Ils parlent comme nous. »

Tocqueville avait souligné que, dans les sociétés démocratiques, caractérisées par le dogme de l'« infaillibilité de la masse », existait une « pression immense de l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun ». D'où un despotisme de l'opinion, qui dans la société "communicationnelle" qu'est la démocratie médiatique, s'exerce au moyen des mass media. La télévision, en particulier, réalise entièrement la crainte tocquevillienne d'une mise à la norme des individus.

Vive la télé

La masse s'autoplébiscite dans les mass media. Ceux-ci, télévision en tête, sont le miroir des sociétés démocratiques "communicationnelles". Et c'est un miroir qui abaisse ceux qui ne sont pas encore à la norme. Le plus grand nombre s'adore lui-même à travers ses idoles médiatiques, lesquelles sont dans l'ensemble de fausses élites, du moins sur le plan de la culture et de la pensée. Comme l'observe Michel Henry, avec les célébrités médiatiques, c'est trop souvent « la vulgarité, le direct, la pensée réduite à des clichés et le langage à des onomatopées ». Les médias techniciens, et tout particulièrement la télévision, ont permis aux sociétés démocratiques actuelles de se débarasser des modèles supérieurs qui leur portaient ombrage, et de retrouver de manière rassurante le reflet de leur propre médiocrité à travers de pseudo-élites.

D'ailleurs, la société "communicationnelle" recherche de plus en plus comme objet de spectacle l'individu ordinaire, c'est-à-dire elle-même. La masse du public se distrait sur le mode de la médiocrité satisfaite en s'offrant le spectacle d'elle-même. C'est la raison du succès de "Loft story". C'est ce qui a fait parler à la France entière le langage rudimentaire et souvent trivial des jeunes du loft.

Culture

Cependant, la société "communicationnelle" a soin de se masquer sa médiocrité et sa vulgarité. L'emploi à tort et à travers du terme valorisant de "culture" l'y aide beaucoup, engendrant une véritable langue de bois. Le mot culture est littéralement mis à toutes les sauces. Tout est culture, la culture inclut tous les aspects, y compris les plus prosaïques ou même triviaux, de la vie quotidienne.

Telle est la conséquence de la mise en circulation par la sociologie américaine des années 1950 du terme de mass culture. En 1961, un essai d'Edgar Morin vulgarise de ce côté-ci de l'Atlantique le terme de "culture de masse", avec toute la confusion sémantique et les potentialités anti-culturelles qu'il recèle. De fait, en 1981, dans un article du Monde, Jean-Marie Domenach donnait pour exemples de la culture de masse les blue jeans et la pop music, ce qui en fait de culture est tout de même un peu mince. Grand "communicateur" s'il en fut, Lang a trahi cyniquement la culture en imposant à partir de 1981 comme un dogme officiel l'idéologie du « tout est culture ».

Ainsi, d'abord réservé à une poignée de spécialistes, le sens anthropologique indéfiniment dilaté du mot culture s'est répandu dans la société au cours des dernières décennies. Journellement employé par les médias, il appartient désormais au langage courant. Dans nos sociétés postmodernes, et tout particulièrement dans les médias, l'emploi du mot culture n'a généralement plus rien à voir avec la véritable culture.

Aujourd'hui, les médias parlent à l'envie de la culture d'entreprise, de la culture de gestion, de la culture d'opposition, de la culture des banlieues, de la culture du revolver, de la culture des gangs, etc. La langue de bois engendrée par la totale dissolution du sens du mot culture règne en maîtresse dans la société actuelle. Culture peut désigner aussi bien, accidentellement, la véritable culture, que les mentalités, les mœurs, le système de croyances, les modes de comportement, les formes de loisirs, voire la totalité sociale. Très souvent, "culture" habille d'un mot valorisant et vague ce qui est tout simplement l'identité d'un groupe humain donné.

Bref, c'est un mot passe-partout, tarte à la crème et paresseux, qui fait de l'effet à peu de frais et dispense de penser avec précision. Cela doit être mis en rapport avec l'observation de Tocqueville, que les peuples démocratiques « aiment mieux l'obscurité que le travail » et affectionnent les mots flous, qui « rendent l'expression plus rapide et l'idée moins nette ». L'emploi actuel du mot culture est une illustration de cette remarque tocquevillienne sur la tendance à la facilité et à l'imprécision conceptuelle des sociétés démocratiques.

Ayant un fort effet relativiste, l'emploi du mot culture dans un sens ethnologique dilaté a pour conséquence de tout mettre au même niveau. Loisirs et distractions sont placés sur un pied d'égalité avec la culture authentique. L'emploi relativiste du mot culture vise à camoufler le fait que la société "communicationnelle" vit très largement en dehors de la culture. Elle le vit d'ailleurs très bien, mais préfère manifestement qu'on ne le lui dise pas trop.
 
 
Jean-Louis Harouel

 

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