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  • N°2 - DE L'INDIFFÉRENTIATION À L'IN-DIFFÉRENCE

    « Un jour l'ennui de l'uniforme ôté » affirmait paradoxalement Montherlant. Il ne s'agit pas ici de l'uniformité des sociétés égalitaires comme visait à l'être la Chine de la révolution culturelle où chacun ne pouvait se vêtir que de l'uniforme "Mao". Non, il s'agit des signes distinctifs qui dans une société corporée permet de reconnaître le pompier du curé, la Bretonne de Paimpol de celle de Morlaix, le bourgeois du gentilhomme… Quand l'individu s'est "libéré" des "contraintes" de la tradition qui marquaient sa position au sein du corps social, quand chacun a voulu s'habiller et se comporter non selon la coutume mais selon sa "volonté", alors le monde est devenu grisaille… La "bloudjinisation" ne permet plus de distinguer les jeunes des vieux adolescents. Naguère on repérait encore les "cols bleus", les "cols blancs" et les paysans. À présent une apparence de classe moyenne semble s'étendre à presque tous les métiers. L'indifférence est la rançon de l'égalitarisme.


    Le rôle de l’égalitarisme
    Nous voilà libre de choisir nos élus, notre métier, notre "orientation sexuelle", notre tube de l'été, notre marque de cola ou notre hambourguere. Pauvre liberté de l'homme réduit à l'état d'individu, libéré des traditions des ancêtres et des dieux !
    Aussi libre que la boule de flipper ballottée à droite et à gauche par les conditionnement de la mode, de la propagande, de la publicité, des relations publiques ou des relations humaines…
    « La liberté n'est pas à la racine, mais à la fleur » remarquait Maurras ; la volonté est seconde et si elle n'est d'abord "informée" par des critères de vérité qui la fondent, elle n'est qu'une pauvre velléité dont il est si facile de contrôler statistiquement les résultats.
    L'égalité proclamée n'est que la mise en compétition généralisée de tous avec tous. En boxe, on n'imaginerait pas de faire combattre un poids lourd avec un poids coq ; le bourgeois entrait en lice avec le bourgeois, l'homme de cours avec l'homme de cours. Lorsque le bourgeois voulait entrer en compétition avec le gentilhomme, Molière en dénonçait le ridicule. La différence peut créer du lien de complémentarité, l'égalité ne peut susciter que de l'indifférence ou de la rivalité mimétique. C'est une des raisons pour lesquelles les couples ne tiennent plus…
    Surcouf, prisonnier sur un navire anglais était l'invité des officiers britanniques. Ceux-ci se vantaient : « Vous autres corsaires français vous vous battez pour de l'argent, nous autres nous nous battons pour l'honneur » ; à quoi Surcouf répondit : « Messieurs, chacun se bat pour ce qui lui manque ». On ne désire que ce qui nous manque. Une société qui nie les différences, qui vise à abolir les qualifications, refuse le désir, c'est-à-dire l'intérêt que nous pouvons éprouver pour les autres.
    Nuit du 4 août, loi Le Chapelier, société sans classes, et autres utopies de Kmers rouges, autant de tentatives pour réduire le lien social réel, fondé sur les complémentarités.
    Et l'indifférence de saint Ignace de Loyola ? Ne pas préférer la santé à la maladie, le succès aux revers, accepter perinde ac cadaver (comme un cadavre) tout état dès lors qu'il permet de glorifier Dieu et par ce moyen sauver son âme… L'indifférence est alors un moyen de marquer la transcendance devant laquelle toutes les qualifications de ce monde s'effacent. Dans cette perspective, et dans cette perspective seulement, un homme, un pêcheur en vaut un autre. Sinon comment peut-on dire que tous les hommes partagent la même dignité alors qu'il est évident que certains sont admirables et d'autres des salopards… Appliquer les conclusions du dépassement chrétien hors de son contexte théologique est une maladie de la pensée. L'humanisme sans théocentrisme est une triste plaisanterie.


    Le rapport aux choses
    De même, si les objets ont du sens, c'est que ce ne sont pas seulement des choses que seule leur valeur d'usage, ou leur coût qualifieraient. Le dessin que m'apporte mon enfant, le cadeau de l'amoureux ne peuvent être réduits à leur valeur marchande. La médaille de mon baptême n'est pas seulement son poids d'or, et le drapeau n'est pas seulement un morceau d'étoffe. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas grand chose aux comportements humains.
    Dans les sociétés dites "archaïques", les objets sont chargés, au sens magique du terme, par la spécificité de leur producteur, de l'intention avec laquelle ils ont été réalisés, voire des qualités du lieu ou du temps ou du matériau qui les constituent.
    Mais c'est précisément cette logique hétérogénéïsante (rien n'équivaut à rien), qui freine le développement économique des sociétés traditionnelles : la rationalité du libre marché implique la neutralisation des biens, leur réduction possible à une unique et abstraite échelle de valeurs (la monnaie) ; c'est à cette condition qu'ils peuvent ainsi s'échanger universellement.
    La production de masse, la division du travail, l'allongement de la chaîne des intermédiaires entre le producteur initial et le consommateur final, contribuent à ce que Max Weber appelait le « désenchantement du monde ». Un objet standardisé en matière plastique, fabriqué en Belgique à partir de pétrole du Koweït, par une entreprise à capitaux anglais n'aura pas la même "charge" symbolique que la hache offerte et fabriquée par l'oncle maternel au jeune aborigène après les rites de passages de la puberté.
    Seule une rigoureuse éducation post-cartésienne nous a artificiellement appris à réduire le monde à des choses, un « stock à arraisonner » disait Heiddeger. Ce qu'on appelle "rationalité", ou "objectivité scientifique", (l'exclusive reconnaissance du principe de causalité), est à bien des égards une mise entre parenthèses du sens.
    Mais en réalité, l'homme moderne ne vit pas comme il a appris à penser, ou partiellement. Pendant deux ou trois siècles, le Progrès, « les lendemains qui chantent », « l'avenir radieux » a servi de substitut à ce Fond pour relier tout chose (religarer, étymologie probable du mot religion) et assurer la cohésion de l'âge classique.
    Sans doute, la chute récente du mythe du Progrès, contribue à atomiser le champ des représentations de notre société et nous rapproche du nihilisme – mais sans jamais l'atteindre. Car la négation absolue du sens peut être défendue intellectuellement, mais se révèle invivable.
    Un minimum de réflexion anthropologique doit permettre de saisir l'importance de l'enjeu du sens pour chaque homme. Il n'y a de sens que dans la tension vers un au-delà, une transcendance que je me garderai ici de vouloir qualifier théologiquement, car je constate qu'une quasi transcendance d'ordre idéologique ou phénoménologique est capable de produire du sens. Sans « qualité » pas de sens et par là pas de désir. L'indifférence est le corrélat de l'homogénéïté.
    Depuis le XVIlle siècle, l'idéologie occidentale a voulu réduire l'homme à un être de besoin que la Rationalité, le Progrès, la Technique ou la Révolution pourraient pleinement satisfaire. De là, le formidable optimisme qui s'est emparé de l'Occident : « le bonheur est une idée neuve en Europe » proclamait Saint-Just. De là aussi le caractère de guerre sainte (« c'est la lutte finale »), la légitimité absolue de l'action du Parti dit Progrès, excusant toutes les souffrances occasionnées par ce mouvement (on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs). Au terme du processus, l'homme pouvait, devait être parfaitement heureux.
    Mais si, comme on l'a redécouvert, l'homme est – aussi – un être de désir (désir de sens ou désir de reconnaissance, les deux sont liés), alors, son incomplétude insondable rend inévitable sa condition tragique.
    Le signe, le symbole ne peut jamais être identifié avec ce qu'il désigne. Et c'est par cette inadéquation même qu'il est une juste réponse au désir. Le désir ne peut atteindre son objet, il ne peut qu'évoquer son objet ; comme substitut, représentation d'une présence/absence.
    « Si l'homme pouvait être satisfait, il serait privé de quelque chose de plus important que le plaisir et qui est la contrepartie de l'insatisfaction, la symbolisation. Le désir donne à parler en tant que demande insatiable. La sémantique du désir est solidaire de ce report de la satisfaction, de cette médiatisation sans fin du plaisir. » (Paul Ricoeur, De l'interprétation)


    Communauté
    On entend encore des responsables affirmer à leur subordonné : « quand vous entrez dans le service, vous laissez votre vie privée au vestiaire ». De tels messages vont s'opposer au mouvement naturel d'identification du personnel à son unité de travail. Il ne s'agit pas de transiger sur les exigences du travail, mais de ne pas s'appuyer sur des propos qui ne peuvent que durcir l'opposition public/privé qui ne peut qu'aboutir à une désappropriation de l'espace et du temps de travail.
    Je me souviens d'une intervention de formation dans un hôpital où le responsable me confiait la clé des toilettes dont je devais contrôler l'usage car sinon, on volait les cuvettes des W.-C.... C'était là un symptôme que le sociologue ne saurait évacuer par quelques considérations désenchantées sur la malhonnêteté des gens. Personne ne se vole soi-même. On vole par absence de lien communautaire, parce que l'on ne se reconnaît pas dans l'institution, l'établissement, le service ou l'unité de travail dans lequel on passe la plus grande partie de son temps.
    La structure privé/public (il ne s'agit pas ici du concept économique), est profondément ancrée dans la mentalité française, elle débouche trop souvent à l'absence de soin pour la chose publique (l'état du patrimoine public en témoigne), ce qui est à tous est à personne. Comme ce qui est perdu en mer est abandonné à tous les naufrageurs, le bien public est res nullius plutôt que bien commun.
    C'est en rendant perméable la frontière entre la vie privée et le travail, que les vertus d'initiatives et de dévouement dont font preuve la majorité des personnes dans leur vie privée (qui ne renoncera pas à quelques heures de loisir pour aider un parent ou un ami en difficulté ?) risquera de se transposer dans la vie de travail. Encore faudrait-il qu'une législation jacobine ne s'oppose pas à ces initiatives communautaires. Il y a quelques années, les laboratoires Boiron avaient passé une convention stipulant que la priorité à l'embauche serait donnée aux enfants des membres du personnel. Cette convention a été bloquée par l'Inspection du Travail au nom des principes égalitaires. Chaque fonction, service, chaque strate, étage, unité de travail, est susceptible de se donner un bien commun propre.
    Il est facile de regretter l'esprit de clocher, d'ironiser sur les tribus gauloises, ou de dénoncer le corporatisme. Pourtant, sauf pour les amateurs d'abstractions, technocrates et autres idéologues, des valeurs qui ne s'incarnent pas dans un corps social, un sens qui ne se décline pas à l'horizon d'un clocher restent des fantômes pâlots qui ne peuvent entraîner l'adhésion. Les attachements parcellaires ne facilitent pas la mobilité ou les réorganisations, mais sans eux, les organisations fonctionneraient-elles ? Aucun être humain ne peut vivre sans niche, sans groupe d'appartenance où chacun se reconnaît, et sans groupe de référence qui sert de modèle, et dont on adopte les valeurs.
    Quoiqu'il en soit, la manifestation d'un attachement à un "bien commun", même parcellaire, m'apparaît comme la preuve de la conscience de communautés.
    À partir de décisions fonctionnelles contingentes, des liens communautaires se tissent, qui permettent aux individus de se hisser à la hauteur d'un être collectif autonome. On y tient d'autant plus qu'il peut donner en retour une identité, et fonder une mémoire, une conscience et une volonté communes, c'est-à-dire répondre aux trois questions fondamentales : d'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
    Je me risquerai à mettre en garde contre l'utopie d'une société ouverte sans identité. Depuis Babel, le langage est fait pour communiquer avec certains, et pour ne pas communiquer avec d'autres. On peut rêver d'une communauté indistincte et universelle, mais sans langue de la tribu, il n'y a plus de tribu. L'universalisme peut être un dépassement de l'attachement particulier à une communauté, mais pas sa négation. Le refus de reconnaître la logique des communautés concrètes, ne crée pas la communauté universelle, mais son contraire, l'atomisation individualiste et anomique.
    La société indienne est composée de très nombreuses castes ; mais elles se regroupent autour de quatre grandes catégories, les varnas (ou couleurs) :
    - les brahmanes, regroupant ceux qui sont consacrés à la contemplation de la vérité, au culte, et à dire le droit ;
    - les kshatryas, exerçant les fonctions guerrières, politiques et pour certains la souveraineté temporelle ;
    - les vaiçyas, hommes libres s'adonnant à la production, éleveurs, artisans ou commerçants ;
    - les çudras ou serviteurs...
    Je ne sais quelle est la pertinence de cette typologie dans la société indienne, mais j'en vois tout l'intérêt pour classer les personnes que je rencontre... Le désenchantement du monde est probablement l'évolution qui tend, sous le nom de Progrès ou de Libération de l'Homme (l'individu) à nous réduire à l'état de çudra. Quoiqu'il en soit, cette histoire illustre tout à fait que l'indifférence au bien commun peut se concevoir à différents niveaux, en fonction des différents niveaux de conscience où les acteurs peuvent accéder.

     

    Michel Michel

    sociologue, maître de conférences à Grenoble II 

     

     

  • N°2 - Fabuleuse Amélie

    Le dernier film de Jean-Pierre Jeunet, privé de Festival de Cannes, a déjà passionné plus de cinq millions de spectateurs. Pourquoi un tel succès ?


    Il me semble que j'avance une première explication en disant qu'Amélie c'est l'inverse de Loft Story, mais l'inverse dans un même registre, c'est un reality-show, la vie quotidienne, la salle de bain d'Amélie où, autour d'une petite boîte en fer, se noue son destin de bonne fée, le voyeurisme d'Amélie dont le regard tour à tour moqueur et complice, a vite fait de dénuder son prochain : elle sera elle-même victime de ce jeu du regard, porté sur l'autre, qui est avant tout un refus de la réalité. Amélie nous représente tous parce qu'elle vit dans un monde virtuel ; elle a la passion de l'image, tout en ayant beaucoup de mal à se dévoiler elle-même. Elle regarde Nino Quincampois qui cherche désespérément… à la voir ; elle regarde Mado qui pleure ou Lucien qui se fait insulter par son patron ; elle mange la vie des yeux, tout en restant tranquillement célibataire. Son voisin, le peintre aux os de verre, dont la vie a été en quelque sorte absorbée par la peinture, représente à la fois son double monstrueux et en même temps son ange gardien. C'est lui, à la fin du film, qui lui intimera l'ordre de vivre, de se risquer, de s'engager… et il le fera bien sûr… sur vidéo-cassette.


    À ce détail de la vidéo, on saisit que ce film n'est pas une banale critique de la civilisation de l'image et du virtuel, ou une réédition de l'iconoclasme, cette hérésie des temps barbares, mais plutôt une invitation à se laisser prendre à la magie des belles images. Incontestablement, c'est un jugement moral qui est porté sur le culte moderne des images. Ce n'est pas seulement pour faire décomplexé, que Nino travaille comme vendeur dans un sex-shop : il vient d'un monde où l'image est banalisée, transformée en marchandise et, justement, où personne n'y croit plus. Et s'il poursuit Amélie, après avoir collectionné les images déchirées à la sortie des photomatons, après avoir reconstitué les visages de ces inconnus qu'il ne rencontrera jamais, c'est justement parce que dans un monde cru, ils lui apportent le rêve, c'est-à-dire une vraie source de réalité. Le spectateur sait (même si Nino ne le sait pas) que ce qu'il cherche, c'est un visage, un regard, ce regard d'Amélie qui fait le film en définitive. J'évoquais un jugement moral ; je crois qu'il est là et que c'est cela qui fait crier les gauchistes indécrottables au fascisme d'Amélie : une image n'a de réalité que lorsqu'on a saisi, au-delà des formes, le regard. C'est le regard qui fait la beauté et la bonté de l'image (comme l'a compris le vieux peintre), parce que le regard seul dit cet indicible – qui n'est d'ailleurs pas nommé dans ce film – mais qui en est le vrai sujet : cette chose qui n'est pas une chose et que l'on appelle l'âme.


    La bonté, la fraîcheur d'Amélie qui a endossé le personnage de la bonne fée avec un naturel qui déconcerte nos esprits calculateurs, nous rappellent que nous avons une âme, non pas un cœur de pierre mais un cœur de chair comme l'écrivait le prophète Ézéchiel.


    Ce rappel sonne comme une outrecuidance sans nom pour ceux qui se veulent désormais les chiens de garde du consumérisme à outrance et qui n'acceptent pas les images de Jeunet, cette volée de séminaristes ensoutanés à la gare du Nord, ces cierges qui brûlent à Notre-Dame et cette altière âme de pierre, savamment filmée, qui fait de Paris une sorte de tabernacle de lumière.


    Laissons aux Inrocks les fantasmes qui les font vivre – ils sont tellement déçus de ne pas les avoir retrouvés chez Amélie – et courons voir les images de Jeunet, fabuliste certes plus que conteur, dont le film ressemble à une suite de clips, plutôt qu'à une histoire vécue, mais qui retrouve à travers l'élégance impeccable des prises de vue, les visages de l'âme, ultimes tabous d'un monde résolument désenchanté.
    Dans un siècle où l'on doit tout montrer, certains osent dire qu'il n'avait pas le droit de montrer… cela. Tant que c'est encore permis, laissons-nous fasciner…

    Georges Bourcier