Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

article - Page 35

  • N°13 - La mesure d’Ulysse

    Par Michèle Pinson

    «Ce ne peut être un roman, on n’y trouve pas un arbre » déclarait George Moore à propos d’Ulysse. L’affirmation plaisante et fausse indique surtout la difficulté de circonscrire une œuvre d’art qui participe de multiples formes littéraires allant de la légende au poème symphonique, de l’almanach au traité cosmo-géographico-physiologico-mathématico-philosophique. Sa très grande variété de styles, tendus par une pensée nerveuse, canalise, organise et “mate” l’existant.

    Monologue intérieur

    L’énergie créatrice de Joyce, sa maîtrise et son goût des langues et de la civilisation européennes, au sein de laquelle tressaute le cœur d’Ibsen et se coulent l’imagination de Blake et les ricorsi de Vico, son génie de la métamorphose, ses haines personnelles et portatives, ses rejets, obsessions et obscénités, son réseau d’analogies comme les éclaircies et les souffrances de l’exil à Trieste, Zurich et Paris où Joyce rédige effectivement Ulysse entre 1914 et 1921, trament quelques centaines de pistes propres à inspirer autant de commentaires.

    L’unité d’Ulysse est toutefois évidente et se réalise à travers le monologue intérieur qui régit le livre dans sa totalité. Certes la méthode n’est pas nouvelle et résulte d’expériences antérieures chez Joyce. La pensée se dévide de façon ininterrompue jusqu’au monologue final de Molly Bloom qui épouse dans son expression volubile le flot dévastateur. Les personnages, hormis les caractères secondaires cantonnés à l’ombre de leurs actes, se livrent crûment, corps et âme, sans détours, sans omission, et partant se délivrent comme ils libèrent d’eux-mêmes, dans le même temps. La double purgation ne s’opère pas sans l’examen de conscience méthodique et radical de Joyce, sans la vigueur de sa spiritualité. « L’humain trop humain » passe l’humain, devient alors symbole et archétype. On a vu en Bloom, Stephen et Molly, Dieu, Jésus et la terre, et cela donne à réfléchir plus haut. La dernière association s’impose ; il nous semble plus simplement que dans Ulysse, l’humanité ne gagne sa divinité que dans son effort d’élucidation et de purification, dans son « abomination des demi-vérités et des raconteurs de demi-vérités en littérature » (Pound). Le oui final de Molly Bloom est le oui de la chair à l’esprit qui l’a dominée. L’intelligence ne sombre pas dans le sol d’où elle s‘est élevée.

    Si le monologue construit l’unité d’Ulysse, le récit de l’Odyssée décide de l’organisation des épisodes. L’œuvre comprend un prélude en trois parties correspondant à la Télémachie, douze chapitres et un finale qui répète les divisions du Prélude. Les épisodes varient en longueur et en intensité mais rappellent ceux de la légende ; à deux exceptions près. Joyce ajoute un épisode, les Rochers errants fondé sur le voyage des Argonautes, son objet étant de déplacer le point de vue et d’intégrer à son récit toute la ville de Dublin ; il renonce aussi au massacre des Prétendants dans “Ithaque”. Il n’y a pas  d’effusion de sang chez Joyce qui rejette la force aveugle et la violence, et la seule brutalité exercée à l’encontre de Stephen, qui lance « Il faut tuer le prêtre et le roi », participe de la logique métaphysique d’une scène empruntée à la vie de Blake.

    Méthode mythique

    Certes le contrepoint soutient l’intrigue et la fameuse « méthode mythique » que définit Eliot donne forme et sens à l’histoire contemporaine « futile et anarchique ». Joyce va sans doute plus loin : le parallèle signale la répétition, l’identité à travers l’histoire, la communauté du sentir.

    On peut voir en Ulysse la seule grammaire grimaçante du diable, Pénélope devenant Molly, une « garce mal dégrossie, pas une putain mais une femme adultère » (Pound), la magicienne  Circé, Bella Cohen, une mère-maquerelle-matérialiste, Éole dieu des vents nos bonimenteurs de journalistes, Nausicaa la claudicante Gerty MacDowell, l’épieu d’Ulysse le cigare de Bloom… Joyce pourtant ne parodie pas l’Odyssée, qu’il maîtrise dans ses moindres détails, mais l’héroïsme du muscle ; il désacralise la “Femme” qu’il réduit à la femelle banale, au sens étymologique du terme, la femelle terre à terre, amorale, labourable, fertilisable et indifférente. Il règle une fois pour toutes le sort des élucubrations romantiques.

    Une journée

    Le temps d’Ulysse se distingue encore du temps de l’Odyssée. Ulysse est le roman d’un seul jour comme Finnegans Wake est le roman d’une seule nuit. Son action se déroule le jeudi 16 juin 1904 (jour anniversaire de la première rencontre de Joyce avec sa future femme Nora Barnacle) en une seule ville Dublin. Chaque section s’ordonne en fonction d’une heure de la journée, d’un métier, d’un organe du corps et d’un lieu, éléments qui décident d’une forme littéraire propre. Le lieu traversé à un moment particulier par le héros génère sa langue et ses métaphores, rythme son débit comme sa marche, commande sa puissance qui décroît avec le jour, comme celle d’un chevalier de Malory, cristallise sa pensée tout entière. Chez Joyce l’espace-temps est la tension-teneur du corps, la couleur de sa parole. La technique culmine dans l’épisode de Circé où la simple évocation fabrique, devant l’œil affolé, du vivant.

    Au dernier cercle de l’enfer vibre l’âme du héros central d’Ulysse, Léopold Bloom né Virag, Grec, Juif irlandais d’origine hongroise. La Grèce et L’Irlande appartiennent à l’adolescence et au rêve sotériologique ; l’homme juif rappelle une expérience commune, inspire sans doute à Joyce sa conception mystique de la paternité, thème majeur du livre ; le Juif hongrois naît avec les amitiés, notamment celle d’Ettore Schmitz, plus connu sous le nom d’Italo Svevo.

    Bloom est l’homme d’expérience, passif, artiste, rusé, « maternel », qui balance entre le savon et « Les douceurs du péché », couvre le réel, écartelé comme l’homme expérimental de Vinci. Bloom n’est pas Dieu, il est la mesure d’Ulysse, son nombre d’or.

    Traduire une œuvre de cette ampleur et de cette difficulté nécessite probablement que l’on soit né sous le signe de la Pentecôte. La nouvelle traduction récemment publiée à trois qualités majeures : elle restitue le tempo de l’original, elle traduit fidèlement ses multiples voix, elle réussit à préserver, sous la plume des ses sept traducteurs son unité symbolique. Quelques passages nous semblent “sous” traduits, parce que “sur” traduits ; est-il si malin en outre de traduire « Agenbite of Inwit » par « Re-mords de l’inextimé » puisque Joyce se contente de moderniser l’orthographe du titre d’une œuvre du XIVe anglais ? L’aiguillon de la conscience suffit….

    Maigres reproches, la traduction nous surprend, elle signale honnêtement les récifs comme les domaines plus flous, essentiels, où se devinent les fils ténus d’un amour, peut-être.

     

    Michèle Pinson


    + James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction, Gallimard, 2004, 981 p., 34 g.

  • N°12 - Dossier : La démocratie contre le vote

    « L’habitude, notait récemment René Rémond, nous conduit à confondre vote et élections, et à identifier celles-ci avec la démocratie. Or le vote […] est un fait de société, de tous les temps et sous les régimes les plus divers ». C’est pour cela qu’il entretient des rapports aussi ambigus avec la démocratie.

    Pourquoi ? Parce qu’en démocratie, le vote est un intrus. C’est la très aristocratique Venise qui a inventé les procédures modernes du vote, c’est par le vote qu’étaient choisis les premiers rois de France et que continuent d’être élus les papes, derniers monarques absolus d’Occident. Or, si ce mode de désignation était pratiqué dans ces systèmes, c’était pour choisir le meilleur. Ce qui, précisément, va à l’encontre du principe cardinal de la démocratie, qui exige qu’on ne prenne pour représentant que quelqu’un de semblable à ceux qu’il dirige : quelqu’un qui sera leur égal, et non leur supérieur, puisque le fait d’être gouverné par des supérieurs est justement la définition de l’aristocratie. C’est d’ailleurs pour cela que les premières démocraties, celles de l’Antiquité, furent si longtemps favorables au tirage au sort.

    En définitive, c’est faute de mieux, le tirage au sort n’étant plus praticable dans des sociétés étendues, que les démocraties modernes s’en sont remises au vote : comme à un mal nécessaire.

    Malheureusement, ce mal lui-même s’avère de plus en plus difficile à mettre en œuvre. Pour le vote, l’heure est mauvaise, comme le note Michel Offerlé, qui constate « la routinisation du suffrage et l’apparition […] d’une forme de dégoût, de distance, de scepticisme ». Les causes de cet éloignement ne  sont pas mystérieuses : elles tiennent au sentiment croissant de dépossession, d’inutilité du vote. À la conviction, aussi, que les résultats électoraux dépendent moins des électeurs, que de petits arrangements entre (faux) ennemis. De là, les phénomènes récurrents que les commentateurs affolés détaillent à chaque nouveau scrutin : vote extrême, dissidence, abstention, vers dans le fruit, mais si énormes et si gloutons qu’ils risquent bien d’engloutir le fruit tout entier. Or qu’est-ce qu’un fruit auquel il ne reste plus ni chair, ni jus, ni peau, ni pépins ? Et qu’est-ce qu’une démocratie où l’on ne vote plus, sinon pour les ennemis au régime, et où, décidément, on laisse les puissants décider, pour soi-même et pour les autres ?