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  • N°13 - La modernité hypostasiée

    Par Alain Raison

    La Modernité n’est qu’une utopie sans prise durable sur le réel, l’illusion de son emprise ne perdure que tant qu’elle échoue.

    Dresser la chronologie des époques, inventorier leurs mœurs pour en saisir l’esprit, les qualifier “ante”, “post”, “hyper”, il n’y a ensuite qu’un pas à franchir pour que le constat devienne un manifeste, surtout quand la période à évaluer est l’actualité la plus immédiate. Les œuvres du philosophe Gilles Lipovetsky et du sociologue Michel Maffesoli viennent nous en donner un nouvel exemple. Souvenez-vous, la Modernité était caractérisée par une ambition progressiste d’émancipation de l’individu et de transformation des sociétés… et bien c’est fini, les deux auteurs sont d’accord, la Modernité c’est du passé. Déjà Lipovetsky voit dans mai 68, la première « révolte sans visée d’avenir », et les années de libération des mœurs qui suivent « substituent la fête à l’engagement, les machines désirantes à l’histoire héroïque, tout se passant comme si le présent avait réussi à canaliser toutes les passions et les rêves ». S’ouvre alors la « post-modernité » dont il peint les caractères dans L’ère du vide (1983) et L’empire de l’éphémère (1987).

    L’ère du vide

    Période marquée par l’hédonisme : les virevoltes de la mode et les spirales de la fantaisie, la culture narcissique de la singularité, sont les signe efficaces de l’achèvement de l’émancipation individuelle.  Par conséquent, comme l’écrit Sébastien Charles, un épigone de Lipovetsky : « la postmodernité a permis la réalisation des idéaux des Lumières que la modernité n’avait fait qu’annoncer en termes juridiques sans leur donner de portée réelle ». La thèse de Maffesoli est radicalement contraire. Pour le sociologue, la postmodernité est la subversion de la Modernité par des logiques archaïques. Tout d’abord, à l’individualisme moderne se substituent des solidarités « tribales » marquées par un fort enracinement territorial et une quête de communauté de sens. Le principe d’autonomie de la volonté ? Ma loi c’est moi ? Caractéristique de la modernité, prévaut de moins en moins sur l’hétéronomie ? Ma loi c’est l’autre ? Qui règne dans les nouvelles « tribus ». De même, les visions eschatologiques de l’histoire et les formes d’idéalisme historique sont accueillis avec toujours plus de méfiance, l’homme postmoderne cherchant le sens dans son action même et non plus dans un but idéal.

    Le retour de Dionysos

    C’est pour Maffesoli le retour d’une conception tragique de l’existence, le présent étant accepté pour ce qu’il est sans recours à un quelconque idéal pour l’évaluer. La rationalité même est battue en brèche par le développement des comportements dionysiaques, la désindividuation fusionnelle avec les masses festives des stades, les états de transe des rave parties. La prétention homogénéisante de la pensée moderne sature, n’a plus prise sur le réel. Le polythéisme des valeurs, la tribalisation, le réenchantement du monde par l’onirisme des images, manifestent le retour de tout ce que la modernité avait dénié dans l’homme. La modernité étant définie comme un idéalisme d’origine essentiellement chrétienne, on reconnaîtra aisément dans la pensée de Maffesoli l’influence de Nietzsche, le thème récurrent de Dionysos en est emblématique. La postmodernité est alors le dépassement du nihilisme moderne, l’affirmation du multiple contre le fantasme de l’Un. Peut-être Maffesoli cherche-t-il a attirer l’attention sur les signes annonciateurs d’une « transmutation » : l’affirmation joyeuse du multiple et du devenir que prophétisait Nietzsche.

    La sociologie de l’ordinaire de Maffesoli vient donc servir une pensée nietzschéenne, comme les observations de Lipovetsky viennent servir une pensée pseudo-critique qui reste essentiellement moderne. Sans doute Michel Maffesoli jouerait de l’ambiguïté de sa démarche en disant qu’il est un « sociologue de la postmodernité » et non pas « un sociologue postmoderne », mais de fait sa désignation de la Modernité en « postmédiévalité » n’est pas neutre et révèle l’origine qu’il cherche à dénoncer : le monothéisme chrétien. Nietzsche est bien là. Les penseurs de la sécularisation ont aussi démontré la filiation entre le christianisme et les pensées modernes. Il ne faut pas cependant tomber dans une illusion rétrospective en confondant le principe et son développement : ne pas avoir d’égard pour ce qui est aléatoire et non nécessaire dans le développement historique du christianisme. La sécularisation permet de bien distinguer ce qui est spécifiquement moderne, du monde médiéval chrétien. Il est donc plus opportun d’en rester à la définition de la Modernité comme projet des Lumières et sécularisation du christianisme. Reste que l’intuition de Maffesoli d’une subversion de la modernité par des comportements non modernes paraît très juste, mais on peut douter que ce soit nouveau. Sur le même point, Lipovetsky pense au contraire que tous les éléments non modernes résiduels (religion, famille, traditions) sont subvertis par les logiques consuméristes modernes.

    La Modernité est une idée

    N’hypostasient-ils pas tous deux la Modernité ? La philosophie moderne a certes lourdement influencé ces deux derniers siècles comme le rappellent les expériences communistes ou libérales, mais on surestime son emprise réelle. La semblance de rationalisation moderne des sociétés ne tient que par la force ou parce qu’elle est elle-même subvertie par des nécessités humaines qu’elle prétendait dénier. À vouloir organiser les sociétés sur les catégories de la raison abstraite, les projets modernes se sont condamnés au volontarisme mortifère ou a la corruption rapide. Prenons l’exemple des démocraties : Les Épées l’ont déjà démontré, elles ne sont plus qu’une rhétorique « moderne » de légitimation de formes de pouvoir beaucoup plus « classiques » (oligarchies, népotisme etc.). Les projets Modernes n’ont pu s’affranchir des nécessités humaines sur lesquels l’ordre ancien reposait. Les progrès de la mentalité libérale corollaires au déclin de la pratique citoyenne rappellent aussi que le fonctionnement de la République fait appel à des vertus : la responsabilité, le dévouement, le service, étroitement dépendantes de la matrice chrétienne. L’existence de la République est conditionnée par l’inaccomplissement du projet d’émancipation démocratique, au fait qu’elle repose sur la rémanence de la France historique. L’acceptabilité du capitalisme repose aussi sur la limitation de son emprise sur l’ensemble des mœurs par des valeurs méta-sociales qui échappent à sa rationalité. Le ressentiment des modernes prend les formes de la rhétorique de la flexibilité libérale et de la rhétorique de l’émancipation républicaine. Ces idéologies restent sans prise durable sur le réel mais leur prescription politique affaiblit le socle historique qui conditionne leur existence même. La Modernité est forte dans les esprits, mais ce n’est qu’une croyance sans prise durable sur le réel, elle ne perdure que tant qu’elle échoue.
     
     
    Alain Raison


    + Michel Maffesoli, Notes sur la postmodernité, Le Félin, 2004, 10,50 g.

     

  • N°13 - Haddock, tartarin mais pas célinien

    Entretien avec Albert Algoud

    En juillet, Lire faisait paraître un article intrigant, “L’affaire Haddock” : Emile Brami, célinien fervent (et même compétent), y exposait sa découverte : « pour créer les célèbres jurons du capitaine Haddock, Hergé aurait puisé directement dans les pages de Bagatelles pour un massacre ». Tous les tintinologues, qui se penchent depuis 50 ans sur l’œuvre, avaient laissé passer ça, alors que la critique des sources est l’un de leurs sports favoris… Lecture faite, la thèse de Brami paraissait très faiblement étayée, voire spécieuse, à la limite du procès d'intention dans les conclusions qu'il tirait de sa “découverte”.

    En attendant un livre à paraître, Les Épées ont interrogé Albert Algoud, tintinologue, tintinophile et amateur averti.


    E. Brami vous cite pour en appui de sa thèse.

    Il dit que je cite Céline parmi les inspirateurs possibles des injures de Haddock, ce qui est absolument faux : je dis que les insultes du capitaine Haddock s’inscrivent « dans une tradition littéraire, celle des polémistes virulents », ce qui n’a rien à voir. Et je cite aussi bien Vallès, Bloy, Gadda – formidable insulteur. Cette tradition littéraire remonte à la Satire Ménippée voire à Juvénal. Brami, à mon avis, commet une erreur. C’est le démon de l’analogie. Car il n’y a pas de preuve ! À la question : « Hergé avait-il lu Bagatelles pour un massacre ? », il répond qu’il ne sait pas, qu’on a pu le lui conseiller. Et il affirme cependant qu’Hergé se serait inspiré des insultes de Bagatelles… Le fait qu’Hergé ait lu ou non Céline n’a pas d’importance, c’est l’interprétation qu’en fait Brami qui est spécieuse. Je déteste les antisémites et je déteste les gens qui détestent Céline parce qu’il était antisémite. Parce que malheureusement pour eux, depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, on sait très bien qu’un grand artiste peut échapper à sa propre saloperie, à ses compromissions idéologiques. Aragon est un grand poète tout en étant un infâme stalinien. Céline est un grand écrivain même s’il est un infâme antisémite.

    E. Brami avance comme preuve que 14 des jurons du Crabe aux pinces d’Or sont aussi présents dans Bagatelles ?

    Lire m’a demandé mon avis, et j’y ai rappelé que l’invective, l’insulte, correspondent à une tradition qui remonte très loin. Certes, comme le dit Brami, certains des jurons de Haddock, dans le Crabe, se retrouvent dans Bagatelles. Je répondrai seulement qu’Hergé n’est pas l’inventeur de la Bordurie, qu’on trouve dans Ubu roi de Jarry, et que dans Ubu, scène II, acte V, il y a des bordées d’injures que l’on retrouve : « Musulman ! Mécréant ! » ou « Savoyard ! Mouchard ! » et bien d’autres qui vont être reprises par Hergé. La Bordurie est arrivée avant le capitaine Haddock. Hergé avait beaucoup lu. Dans Marcel Schwob – qu’Hergé n’a probablement pas lu – on trouve dans La Controverse politique : « Jocrisse, accapareur, vampire ». Il y en a à peu près 14 aussi qui se retrouvent chez Schwob, qui est l’opposé idéologique de Céline. Par ailleurs, il y a une tradition du verbe fleuri en Belgique, comme le souligne Brami : les surréalistes y étaient très présents et n’avaient pas leur mot dans leur poche, et Hergé les a sûrement lus. Toute cette période précède la gestation du capitaine Haddock. Ce nombre (14) ne signifie rien en tant que tel.

    Certaines de ces insultes, comme « parasite » ou « renégat », n’ont rien de particulièrement célinien.

    En effet. Ces deux mots sont d’ailleurs aussi chez Schwob ou Tailhade, chez qui on trouve « Moule à gaufres ». On le trouve aussi chez Labiche. « Mille sabords » par exemple  est courant au XIXe : Tristan Corbière l’emploie. Chez tous les grands auteurs, on peut trouver des invectives. Quand on lit Brami, on a l’impression que l’invective est inventée par Céline, que la litanie d’invectives est une invention proprement célinienne. Ce n’est rien enlever au génie de Céline que de constater que ça remonte à bien plus loin. Du coup, dire qu’Hergé aurait été marqué par la lecture de Bagatelles, c’est une autre histoire. Pour en revenir à cette hypothétique et problématique lecture de Bagatelles, Hergé parlait volontiers des lectures qu’il avait faites. Il cite Proust (chez qui on trouve « Tonnerre de Brest »), Balzac (on se rappellera la bordée d’injures dans La peau de chagrin)… mais pas Céline : je ne vois pas pourquoi il aurait nié l’avoir lu. Il n’en parle même pas dans sa correspondance privée, inédite, qu’il n’avait aucune raison de “censurer”. Certes, il est resté fidèle à ses amis inciviques, comme Robert Poulet, à certaines amitiés d’avant-guerre. Mais il n’avait pas épousé leurs idées.

    Pour autant, Hergé peut très bien avoir repris des insultes à la mode, comme « Aztèque » qui semble être une pièce importante de l’argumentation de Brami ?

    « Aztèque » est surtout dans l’imaginaire d’Hergé. Je pense notamment aux Sept boules de cristal ou au Temple du Soleil. « Aztèque » n’est d’ailleurs pas une insulte proprement célinienne, sans rentrer des comptes d’apothicaire. « Jocrisse » par exemple est utilisé par dix pamphlétaires différents. Il y a quelque chose d’arbitraire à pêcher dans une liste un certain nombre de termes qu’on retrouve chez un autre auteur. C’est trop y aller au chausse-pied. Il y a un livre très drôle de Noguez qui s’appelle Lénine dada. Dans ce livre volontairement ironique, l’auteur démontre que Lénine était un dadaïste : Lénine s’est effectivement rendu à Zurich, a rencontré Tzara, est allé au cabaret Voltaire, etc. Pour moi, la thèse de Brami c’est exactement ça, sauf que lui soutient sa thèse très sérieusement.

    La thèse de Brami n’est-elle pas plutôt, au fond, une réhabilitation supplémentaire de Céline, qui se trouverait inspirateur d’Hergé ?

    Brami est célinien. Mais il se trompe d’un point de vue de l’exégèse littéraire et du point de vue de l’histoire de la littérature. Le pamphlet est une très vieille tradition, c’est un procédé rhétorique et comique. Quand Hergé a imaginé ce personnage alcoolique et coléreux, il ne s’en est pas privé. Et à mon avis, la vraie trouvaille n’est pas chez Céline, mais chez Hergé. C’est le premier qui, dans cet art de la BD, place un personnage qui a cette force d’invention verbale dont le caractère est en adéquation avec le verbe, avec la parole. En ce sens, c’est Hergé l’inventeur, pas Céline. Hergé introduit l’invective dans un genre où elle était complètement absente : on ne trouve même pas ça chez Les Pieds Nickelés, ni chez Saint-Ogan qu’Hergé admirait beaucoup. Et ce n’est rien enlever au génie propre de Céline que de le replacer, au moins pour l’invective dans une tradition littéraire. Il a suffisamment innové par ailleurs.

    Brami cite aussi Pascal Ory à l’appui de sa thèse : le « paternalisme catholique » de l’aventure syldave serait une preuve de l’influence célinienne… La seule chose que l’on puisse connaître des opinions de Céline, en 1938, c’est que le paternalisme catholique n’était pas sa tasse de thé.

    C’est un point important. Une fois encore, Hergé a été fidèle à ses amitiés, mais il n’en a pas épousé pour autant leur idéologie : il a refusé de travailler pour les rexistes. Et Le Sceptre d’Ottokar préfigure l’Anschluss d’un petit royaume idyllique par une puissance dictatoriale très inquiétante qui se trouve à ses frontières. Tout dans la Bordurie du Sceptre évoque l’Allemagne nazie. Exactement comme tout dans la Bordurie de L’Affaire Tournesol évoque le communisme. À cette époque, Hergé se méfie déjà des totalitarismes.

    Le nom du dictateur, Müsstler, est la contraction de Mussolini et Hitler.

    Ce royaume syldave est une monarchie idéale, où il fait bon vivre, éclairée, absolument pas despotique. C’est un îlot d’humanité. La Syldavie est menacée avant-guerre par le nazisme et après-guerre par le communisme. Ce qui est une manière remarquable, pour un auteur, de parler de son temps, avec élégance et légèreté. Pour moi, Brami ne connaît pas Hergé. Il n’a pas saisi la poésie et la profonde humanité, parfois cruelle, qu’il y a dans Tintin. Sa thèse ne tient pas la route.

    Il est pourtant rejoint par François Gibault, éminent célinien…

    Justement, Gibault, grand ami de la famille Céline, raconte que « Haddock est un personnage célinien, caricatural, extravagant, qui fait parfois penser au Courtial des Pereires de Mort à crédit ». Là, il se trompe complètement : Courtial des Pereires, c’est Tournesol, s’il fallait qu’il soit quelqu’un dans l’univers hergéen. C’est l’inventeur fou qui monte en ballon, dont les expériences ratent. Ce genre d’erreur me fait penser aux assimilations faites par Brami : deux-trois mots en commun et hop ! On fait d’Hergé un lecteur du Céline antisémite. C’est trop systématique. Je suis persuadé que même si Hergé avait lu Bagatelle, ça n’aurait rien changé. Haddock ne vient pas par hasard. Ce n’est pas une trouvaille arbitraire. Il vient parce que Tintin s’ouvre de plus en plus sur le monde : il va avoir besoin d’un compagnon, d’un père, d’un frère. Tintin est sans défaut. Il faut donc qu’il y ait autour de lui des personnages chargés de vices. À être sans défaut, il risquait la fadeur : c’est là où Hergé est un inventeur. Hergé invente un monde de personnages qui, par procuration, vont être ses défauts.


    Propos recueillis par Jean Birnbaum et Philippe Mesnard

    *auteur du Haddock illustré (Casterman), ouvrage indispensable. Rédacteur en chef de Fluide glacial.