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  • N°12 - Le ventre de Paris

    Par Eric Arnodin
    Eric Arnodin est architecte.

    Quatre architectes sur le Ventre de Paris

    On efface tout et on recommence. La versatilité, le goût de l’alternance et le manque de consistance de la démocratie s’exprime également dans son architecture, laquelle peut se montrait presque aussi éphémère et illusoire qu’un gouvernement de laVème république ou une victoire législative. Il n’y à pas vingt ans à peine que complexe commercial et socio-culturel des Halles est achevé qu’il est-il déjà voué au démantèlement. Construit par Vasconi, Penhcrea’h, Prouvé, Willerval et Chemetov sous Chirac, il sera détruit par Delanöé. Motifs invoqués: les mauvaises conditions d’évacuation d’urgence des quelque 600 000 voyageurs qui empruntent la gare RER souterraine des Halles et la médiocrité générale de l’architecture et des aménagements urbains.

    Quatre nouveaux projets d’architectes, dont un seul sera retenu au mois de Juin sont donc présentés aux Parisiens et soumis à leurs critiques. Il s’agit des projets de Jean Nouvel (France), Rem Koolhaas (Pays-Bas), Winy Maas (Pays-Bas) et David Mangin (France).

    Jean Nouvel, le « gros ventre » de Paris

    Fidèle à sa mégalomanie et à son appétit de carnassier, Jean Nouvel présente un projet très chargé et hétérogène, camouflé sous une masse de végétation pour mieux s’établir au centre d’un Paris bobo, préoccupé par l’importation de la nature à la ville et de la plage sur les quais.

    Au prétexte d’étager ses jardins sur trois niveaux : à rez-de-chaussée, à mi-hauteur des bâtiments environnants et au-dessus des toits parisiens, il fait pousser ses immeubles tout au long de la rue Berger et, à l’endroit de l’ancien carreau des Halles, pose sur de hautes cannes frêles un gigantesque radeau de verdure. Flottant sur une « mer de toîts de zinc », il est équipé comme un paquebot d’une longue piscine en plein air : une véritable arche Delanöé. Sous cette vaste dalle Nouvel recrée un complexe et une gare RER dans un vocabulaire résolument high tech et baroque : bassins au fond transparent servant de plafonds lumineux, surface en miroir programmable…

    Nouvel ne s’en tient pas là pour autant. Il rase aussi tout un îlot rue de la Grande Truanderie pour y construire face au chevet de st Eustache une jolie petite tour en bois très dessinée à vocation de conservatoire : « diapason du site ». A l’ouest de l’église, pour créer  un parvis et une « nouvelle place de quartier », il construit de hauts immeubles de rapport entre la rue Coquillière et la bourse du commerce et enferre St Eustache en flanquant sur sa façade sud un « immeuble vitrail optique qui diffracte son image». Cette si belle façade gothique-renaissance qui s’offrait enfin tout entière depuis le parc des Halles déployait son ordonnancement solide et majestueux d’arc-boutants enchevêtrés… Enfin à l’angle de la rue des Halles et de la rue de Rivoli, afin d’ouvrir une entrée à mi-chemin du long corridor de liaison souterraine de la station de métro Châtelet–les Halles, il investit toute la placette construit rien de moins qu’un nouvel immeuble RATP.

    Nouvel propose donc pour les Halles de recouvrir le quartier de ses œuvres, Paris « ville Nouvel », mais au final, la dimension et la composition générale du projet laisse plutôt lire l’opulence et le spectaculaire que l’harmonie et la finesse.

    Koolhaas « l’exhibitionniste »

    L’architecte des buildings pour couturiers à New York, le gourou du Chaos moderne et théoricien du « Fuck the contest » joue sans surprise la carte de la provocation et propose de transformer le « trou » les Halles en un espace tridimensionnel, reliant le monde souterrain à celui de la surface : « un ensemble spectaculaire ».

    Il ancre à différents niveaux du sous-sol de vingt et une tours de verre coloré en forme de derricks de taille XXL, lesquels ouvrent des puits de lumière et des accès dans la partie souterraine du forum.

    Vingt et une « Bouteilles de parfums » à la géométrie simpliste, qui rappellent les tombes phrygiennes ou les temples brahmaniques archaïques, « émergences » disposées dans le site de manière anarchique, incongrue et proliférantes.

    Vingt et une érections aux couleurs gay et ludiques, qui ressemblent sur la maquette à des sucettes et qui colonisent le parc comme un virus parmi des ronds de verdure plus ou moins touffus et des bassins circulaires répandus sur le sol comme des auréoles.

    Le tout constitue un ensemble très homo-gène, interchangeable qui peut séduire certains ou certaines —notre maire entre autres— mais qui, aux Halles, fait plutôt mal au Ventre.

    Winy Maas « l’onaniste »

    L’ex-collaborateur de Koolhaas réalise un projet essentiellement conceptuel et métaphorique. Partant du constat que c’est aux Halles que se croisent les RER des quatre points cardinaux d’île de France, et que se rencontrent toutes les banlieues et que la vocation du complexe socio culturel est cosmopolite. Le projet se présente comme une « gare-cathédrale » souterraine et  immense « patchwork de petits éléments, tous différents, qui ensemble forment une unité ». Tous ces plateaux et boîtes de verre sont reliés par des passerelles et coiffés d’un immense toit-plancher transparent. Dalle de verre qui recouvre tout le site, gigantesque vitrail à plat faisant également office de jardin. En dessous, les plantations, comme en état d’apesanteur flottent dans des alvéoles de béton accrochées à la structure du plafond de verre. Au-dessus, il s’agit de dévoiler les espaces souterrains rénovés, de montrer les cavités de la cité enfouie, de « révéler la beauté sous les pavés » —après « sous les pavés, la plage » : « sous les pavés la cité »…

    Ce toit-plancher est conçu et voulu comme une mosaïque de tous les verres, comme l’écho des programmes en dessous. «Une totale transparence via la glace colorée ».

    Maas substitue la prescription d’Haussmann à Baltard «  du fer, du fer ,rien que du fer » par «  du verre, du verre, rien que du verre ». Il en tire les concepts les plus fumeux —ou « fumés » : vitrail internationaliste, transparence des activités . Il décolle les racines des arbres pour les planter dans des bulles de bétons et enlève le sol et les pavés pour une «manifestation finale de mille plateaux »…Nous sommes en plein retour sur les utopies des années années 60. Toutes les thèses des Situationnistes et du groupe Archigramm ressurgissent ici dans un vocabulaire deleuzien.

    Ce projet se caractèrise donc par l’atavisme d’une architecture opposée au lieu et à l’Histoire, adepte des flux et d’échangisme nomade, fixée sur l’événement permanent la « déterritorialisation » : une sorte de batavisme architectural, un vaste rêve de coffee shop.

    David Mangin « l’élégant »

    Le moins connu des quatre candidats est aussi le préféré des associations de riverains et de commerçants. Il propose un projet sobre et de composition très classique — ce qui aujourd’hui est une preuve d’originalité : un « toit dans un jardin », l’ensemble traversé par un Cours central reliant Beauboug au Palais Royal.

    Le jardin est composé à la française d’alignements d’arbres et de salons de verdures et s’étend sur le lieu du parc actuel, en partie conservé. Le toit, reconstruit à l’endroit des « Parapluies » recouvre tout le forum rénové et forme un véritable carré de 145 mètres de côté, réalisé par une structure en caissons couverts de cuivre patiné, vitrés ou ajourés ; le tout ne s élevant pas à plus de 9 mètres au-dessus du sol, donc à peu près autant que la canopée du parc. Sous cette exceptionnelle couverture, véritable monument à plat, une spacieuse salle d’échange pour le RER, bénéficiant ainsi d’une lumière naturelle, vient remplacer le « flipper » actuel.  La grande promenade centrale est un véritable boulevard parisien. Elle révèle de nouvelles perspectives : mise en scène du Centre Pompidou vers l’est et de la Bourse du Commerce et  sa colonne de Bullant vers l’ouest, et défile avec majesté entre St Eustache et les vieux immeubles de la rue Berger. L’espace est dominé, savouré, respiré.

    Tout en étant respectueux du travail accompli, Mangin résout un programme complexe dans un projet simple et unitaire, lisible et pérenne. Il s’inscrit dans l’enchaînement et la tradition des grands sites parisiens : les Tuileries, la Cour Carrée du Louvre, le parc du Palais royal, la place des Vosges…et se monte à la hauteur humble mais puissante de l’élégance.
     
     
    Eric Arnodin

    Exposition au Forum des Halles, niveau -2, 1 rue Pierre Lescot, du lundi au samedi de 10h à 19h30.

     

  • N°12 - Revue des revues

    Par Arnaud Olivier

    Qu’est-ce qu’une revue ? Une revue est un prétexte commode que prennent des gens impropres à devenir sportifs ou chanteurs de variétés pour donner leur avis sur tout sans rendre de comptes à qui que ce soit. Qu’est-ce donc qu’une revue des revues ? C’est, avant toute chose, un moyen sournois de rappeler aux rédacteurs des publications susdites qu’il n’est pas envisageable, malgré qu’ils en aient, d’échapper au lecteur. On pourrait bien dire qu’il s’agit là d’un acte de malveillance absolue, mais aussi d’un acte salutaire : à l’abri de toute surveillance, certains profitent de ce qu’ils ne sont pas lus pour devenir peu à peu illisibles. On fait injure au public sous prétexte de l’éclairer : il nous revient d’en tirer vengeance.

    Pour cela, on ne saurait mieux faire que de commencer par la dernière livraison d’Esprit : on y traite en effet de « la ville à trois vitesses : gentrification, relégation, périurbanisation ». Confiants dans leur solide réputation de dignité et d’ennui, les rédacteurs d’Esprit s’offrent, comme on le voit, le luxe d’un titre ridicule et d’un sous-titre inintelligible. On ne peut leur nier le mérite d’une certaine cohérence : le reste est à l’avenant. Les mille ressources de la macro-urbanistique, de l’ethnopsychologie sociale et de la sociographie holiste sont épuisées pour nous amener à la conclusion que les villes sont en général très peuplées et que leurs habitants ont en général beaucoup de problèmes. Un sort particulier est d’ailleurs fait au petit bourgeois de banlieue (ou plutôt aux « catégories intermédiaires de la périurbanisation »). Sur ce point, Jacques Donzelot, grand spécialiste de la question urbaine et inspirateur de ce numéro d’Esprit, conclut doctement : « Il n’est pas de moyen que la ville puisse à nouveau faire société qui ne nécessite d’apporter une solution aux classes moyennes, celles qui s’estiment, à juste titre, les oubliées de la nouvelle configuration pour la pure et simple raison qu’elles se trouvent en position de la subir. » On ne saurait être plus clair ; traduisons cependant : le petit blanc va continuer à se faire marcher sur les pieds. C’est, tout à la fois, trop long et un peu court : bref, la ville est un de ces lieux où Esprit a tendance à s’essouffler. On se prend à regretter que M. Donzelot ne pousse pas le raisonnement à son terme. Déjà caractérisé par ses « trois vitesses », le fonctionnement de la société urbaine, avec son alternance de vie diurne et de vie nocturne, ne rappelle-t-il pas également celui du moteur deux temps ? Ainsi se trouverait enfin établie l’identité, trop longtemps méconnue, entre les mégalopoles modernes et les mobylettes.

    Ne soyons pas trop sévères néanmoins : on ne peut dénier le mérite d’une certaine originalité à une revue qui sacrifie un numéro entier au problème de la ville ; et l’on ne peut en dire autant des autres, comme le Débat ou Commentaire. Ces deux honorables publications ont en effet prudemment choisi de se cantonner à l’étude des relations entre l’Europe et les Etats-Unis. Une telle audace a de quoi laisser le critique sans voix, du moins sans autre ressource que de rappeler cette vérité simple : sous des habillages divers, les revues sérieuses, et en particulier Commentaire avec sa collection d’ambassadeurs cacochymes, ne traitent au fond jamais d’autre chose que des relations franco-américaines. Ainsi, Le débat donne ce mois-ci le sentiment très net de solder ses invendus : n’y découvre-t-on pas le texte d’une conférence consacrée à cette question et prononcée par Lionel Jospin devant les étudiants du MIT en décembre 2003 ? Ceux des lecteurs qui n’auraient pas eu le bonheur d’y assister (ce qui prouve qu’on peut lire le Débat sans avoir étudié au MIT), se voient affranchis de quelques vérités essentielles. Morceaux choisis : « Les peuples du Proche-Orient ont besoin de connaître un mouvement de réforme englobant le mode de développement, la démocratie, le rapport de la religion à l’Etat, le statut des femmes. » On se prend à regretter les échecs électoraux de Lionel Jospin : pour peu qu’il se fût maintenu au pouvoir, l’insipidité de sa pensée aurait pu passer pour une forme hautement raffinée de prudence diplomatique.
    Arnaud Olivier