Entretien avec Albert Algoud
En juillet, Lire faisait paraître un article intrigant, “L’affaire Haddock” : Emile Brami, célinien fervent (et même compétent), y exposait sa découverte : « pour créer les célèbres jurons du capitaine Haddock, Hergé aurait puisé directement dans les pages de Bagatelles pour un massacre ». Tous les tintinologues, qui se penchent depuis 50 ans sur l’œuvre, avaient laissé passer ça, alors que la critique des sources est l’un de leurs sports favoris… Lecture faite, la thèse de Brami paraissait très faiblement étayée, voire spécieuse, à la limite du procès d'intention dans les conclusions qu'il tirait de sa “découverte”.
En attendant un livre à paraître, Les Épées ont interrogé Albert Algoud, tintinologue, tintinophile et amateur averti.
E. Brami vous cite pour en appui de sa thèse.
Il dit que je cite Céline parmi les inspirateurs possibles des injures de Haddock, ce qui est absolument faux : je dis que les insultes du capitaine Haddock s’inscrivent « dans une tradition littéraire, celle des polémistes virulents », ce qui n’a rien à voir. Et je cite aussi bien Vallès, Bloy, Gadda – formidable insulteur. Cette tradition littéraire remonte à la Satire Ménippée voire à Juvénal. Brami, à mon avis, commet une erreur. C’est le démon de l’analogie. Car il n’y a pas de preuve ! À la question : « Hergé avait-il lu Bagatelles pour un massacre ? », il répond qu’il ne sait pas, qu’on a pu le lui conseiller. Et il affirme cependant qu’Hergé se serait inspiré des insultes de Bagatelles… Le fait qu’Hergé ait lu ou non Céline n’a pas d’importance, c’est l’interprétation qu’en fait Brami qui est spécieuse. Je déteste les antisémites et je déteste les gens qui détestent Céline parce qu’il était antisémite. Parce que malheureusement pour eux, depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, on sait très bien qu’un grand artiste peut échapper à sa propre saloperie, à ses compromissions idéologiques. Aragon est un grand poète tout en étant un infâme stalinien. Céline est un grand écrivain même s’il est un infâme antisémite.
E. Brami avance comme preuve que 14 des jurons du Crabe aux pinces d’Or sont aussi présents dans Bagatelles ?
Lire m’a demandé mon avis, et j’y ai rappelé que l’invective, l’insulte, correspondent à une tradition qui remonte très loin. Certes, comme le dit Brami, certains des jurons de Haddock, dans le Crabe, se retrouvent dans Bagatelles. Je répondrai seulement qu’Hergé n’est pas l’inventeur de la Bordurie, qu’on trouve dans Ubu roi de Jarry, et que dans Ubu, scène II, acte V, il y a des bordées d’injures que l’on retrouve : « Musulman ! Mécréant ! » ou « Savoyard ! Mouchard ! » et bien d’autres qui vont être reprises par Hergé. La Bordurie est arrivée avant le capitaine Haddock. Hergé avait beaucoup lu. Dans Marcel Schwob – qu’Hergé n’a probablement pas lu – on trouve dans La Controverse politique : « Jocrisse, accapareur, vampire ». Il y en a à peu près 14 aussi qui se retrouvent chez Schwob, qui est l’opposé idéologique de Céline. Par ailleurs, il y a une tradition du verbe fleuri en Belgique, comme le souligne Brami : les surréalistes y étaient très présents et n’avaient pas leur mot dans leur poche, et Hergé les a sûrement lus. Toute cette période précède la gestation du capitaine Haddock. Ce nombre (14) ne signifie rien en tant que tel.
Certaines de ces insultes, comme « parasite » ou « renégat », n’ont rien de particulièrement célinien.
En effet. Ces deux mots sont d’ailleurs aussi chez Schwob ou Tailhade, chez qui on trouve « Moule à gaufres ». On le trouve aussi chez Labiche. « Mille sabords » par exemple est courant au XIXe : Tristan Corbière l’emploie. Chez tous les grands auteurs, on peut trouver des invectives. Quand on lit Brami, on a l’impression que l’invective est inventée par Céline, que la litanie d’invectives est une invention proprement célinienne. Ce n’est rien enlever au génie de Céline que de constater que ça remonte à bien plus loin. Du coup, dire qu’Hergé aurait été marqué par la lecture de Bagatelles, c’est une autre histoire. Pour en revenir à cette hypothétique et problématique lecture de Bagatelles, Hergé parlait volontiers des lectures qu’il avait faites. Il cite Proust (chez qui on trouve « Tonnerre de Brest »), Balzac (on se rappellera la bordée d’injures dans La peau de chagrin)… mais pas Céline : je ne vois pas pourquoi il aurait nié l’avoir lu. Il n’en parle même pas dans sa correspondance privée, inédite, qu’il n’avait aucune raison de “censurer”. Certes, il est resté fidèle à ses amis inciviques, comme Robert Poulet, à certaines amitiés d’avant-guerre. Mais il n’avait pas épousé leurs idées.
Pour autant, Hergé peut très bien avoir repris des insultes à la mode, comme « Aztèque » qui semble être une pièce importante de l’argumentation de Brami ?
« Aztèque » est surtout dans l’imaginaire d’Hergé. Je pense notamment aux Sept boules de cristal ou au Temple du Soleil. « Aztèque » n’est d’ailleurs pas une insulte proprement célinienne, sans rentrer des comptes d’apothicaire. « Jocrisse » par exemple est utilisé par dix pamphlétaires différents. Il y a quelque chose d’arbitraire à pêcher dans une liste un certain nombre de termes qu’on retrouve chez un autre auteur. C’est trop y aller au chausse-pied. Il y a un livre très drôle de Noguez qui s’appelle Lénine dada. Dans ce livre volontairement ironique, l’auteur démontre que Lénine était un dadaïste : Lénine s’est effectivement rendu à Zurich, a rencontré Tzara, est allé au cabaret Voltaire, etc. Pour moi, la thèse de Brami c’est exactement ça, sauf que lui soutient sa thèse très sérieusement.
La thèse de Brami n’est-elle pas plutôt, au fond, une réhabilitation supplémentaire de Céline, qui se trouverait inspirateur d’Hergé ?
Brami est célinien. Mais il se trompe d’un point de vue de l’exégèse littéraire et du point de vue de l’histoire de la littérature. Le pamphlet est une très vieille tradition, c’est un procédé rhétorique et comique. Quand Hergé a imaginé ce personnage alcoolique et coléreux, il ne s’en est pas privé. Et à mon avis, la vraie trouvaille n’est pas chez Céline, mais chez Hergé. C’est le premier qui, dans cet art de la BD, place un personnage qui a cette force d’invention verbale dont le caractère est en adéquation avec le verbe, avec la parole. En ce sens, c’est Hergé l’inventeur, pas Céline. Hergé introduit l’invective dans un genre où elle était complètement absente : on ne trouve même pas ça chez Les Pieds Nickelés, ni chez Saint-Ogan qu’Hergé admirait beaucoup. Et ce n’est rien enlever au génie propre de Céline que de le replacer, au moins pour l’invective dans une tradition littéraire. Il a suffisamment innové par ailleurs.
Brami cite aussi Pascal Ory à l’appui de sa thèse : le « paternalisme catholique » de l’aventure syldave serait une preuve de l’influence célinienne… La seule chose que l’on puisse connaître des opinions de Céline, en 1938, c’est que le paternalisme catholique n’était pas sa tasse de thé.
C’est un point important. Une fois encore, Hergé a été fidèle à ses amitiés, mais il n’en a pas épousé pour autant leur idéologie : il a refusé de travailler pour les rexistes. Et Le Sceptre d’Ottokar préfigure l’Anschluss d’un petit royaume idyllique par une puissance dictatoriale très inquiétante qui se trouve à ses frontières. Tout dans la Bordurie du Sceptre évoque l’Allemagne nazie. Exactement comme tout dans la Bordurie de L’Affaire Tournesol évoque le communisme. À cette époque, Hergé se méfie déjà des totalitarismes.
Le nom du dictateur, Müsstler, est la contraction de Mussolini et Hitler.
Ce royaume syldave est une monarchie idéale, où il fait bon vivre, éclairée, absolument pas despotique. C’est un îlot d’humanité. La Syldavie est menacée avant-guerre par le nazisme et après-guerre par le communisme. Ce qui est une manière remarquable, pour un auteur, de parler de son temps, avec élégance et légèreté. Pour moi, Brami ne connaît pas Hergé. Il n’a pas saisi la poésie et la profonde humanité, parfois cruelle, qu’il y a dans Tintin. Sa thèse ne tient pas la route.
Il est pourtant rejoint par François Gibault, éminent célinien…
Justement, Gibault, grand ami de la famille Céline, raconte que « Haddock est un personnage célinien, caricatural, extravagant, qui fait parfois penser au Courtial des Pereires de Mort à crédit ». Là, il se trompe complètement : Courtial des Pereires, c’est Tournesol, s’il fallait qu’il soit quelqu’un dans l’univers hergéen. C’est l’inventeur fou qui monte en ballon, dont les expériences ratent. Ce genre d’erreur me fait penser aux assimilations faites par Brami : deux-trois mots en commun et hop ! On fait d’Hergé un lecteur du Céline antisémite. C’est trop systématique. Je suis persuadé que même si Hergé avait lu Bagatelle, ça n’aurait rien changé. Haddock ne vient pas par hasard. Ce n’est pas une trouvaille arbitraire. Il vient parce que Tintin s’ouvre de plus en plus sur le monde : il va avoir besoin d’un compagnon, d’un père, d’un frère. Tintin est sans défaut. Il faut donc qu’il y ait autour de lui des personnages chargés de vices. À être sans défaut, il risquait la fadeur : c’est là où Hergé est un inventeur. Hergé invente un monde de personnages qui, par procuration, vont être ses défauts.
Propos recueillis par Jean Birnbaum et Philippe Mesnard
*auteur du Haddock illustré (Casterman), ouvrage indispensable. Rédacteur en chef de Fluide glacial.
Commentaires
Bonjour,
après son vif succès critique et public au dernier festival d'Avignon, nous vous invitons à venir découvrir le très beau spectacle
Dieu, qu'ils étaient lourds... !!!
entretien théâtral et littéraire avec Louis-Ferdinand Céline
conception, adaptation et mise en scène de Ludovic Longelin
avec Marc-Henri Lamande et Ludovic Longelin
au Théâtre Mouffetard - Paris 5°
le mardi 23 février 2010 à 20h30
73, rue Mouffetard - 75005 Paris /
réservation au 01 43 31 11 99 (du mardi au samedi 13h à 18h30)
"Une Saisissante rencontre loin des consensus et des coquetteries littéraires avec Louis-Ferdinand CELINE, qui, seul sur scène, répond aux questions qui lui furent posées par les intellectuels de l’époque. Face aux spectateurs appelés ici à être confidents privilégiés, CELINE parle de sa vie, de son enfance, de ses dramatiques prises de position politique mais aussi et surtout de ce style fameux qui bouleversa la littérature..."
"Ce spectacle est sidérant d'intelligence...Tout concourt à faire surgir l'écrivain en personne et c'est stupéfiant. Car pour jouer Céline, entrer dans sa voix, dans sa peau, il faut un sacré culot, un sacré travail et un sacré courage. Marc-Henri Lamande possède tout cela. Il ne se prend pas pour Céline mais il l'interprète comme on dit d'une partition musicale. L'effet est saisissant. On se croirait vraiment face au reclus de Meudon. Et l'on goute pleinement ce texte aussi saignant qu'une viande au croc." Laurence Liban - L'Express (Blog de L. Liban - 21 juillet 2009)
"Céline livré au public (...) Marc-Henri Lamande sort du noir et devient Céline, sa voix, son nasillement (...) il bougonne, marmonne, sa voix a ce qu'il faut d'aigre, de haletant, de féminin, pour faire entendre, dans l'auteur de Voyage au bout de la nuit, la part du ressassement magnifique." Eric Aeschimann - Libération (24 juillet 2009)
au plaisir de vous accueillir.