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N°13 - Vous n’avez rien contre les faux jeunes ?

Par Laurent Dandrieu

Trottinettes, chupa chups et gloubiboulga : toutes les générations communient dans le bonheur d’une jeunesse éternelle enfin délivrée des aléas de la chronologie.

«Vous n’avez rien contre la jeunesse ? » Il n’était pas rare, dans les années post-68, de se faire aborder ainsi par un démarcheur qui comptait bien utiliser l’aspect terroriste de cette entrée en matière pour vous vendre un produit – revue de poésie, stage de poterie dans le Larzac ou fromage de chèvre associatif – n’ayant parfois qu’un rapport aussi lointain avec la jeunesse que Stone et Charden avec la musique. Après le triomphe de la surboum improvisée par Cohn-Bendit et ses potes, qui aurait osé remettre en cause le règne de la désormais sacro-sainte jeunesse ? S’épanouissant en mille fleurs de crétinisme pendant les années Lang, le culte de la jeunesse connaît depuis, sous nos latitudes, ses plus beaux jours depuis son heure de gloire totalitaire. Vous voulez enterrer une réforme hardie ? Accusez-la de faire courir au pouvoir le risque de s’aliéner la jeunesse, et la voici qui rejoint aussitôt le cimetière infini des audaces défuntes. Vous voulez promouvoir une “avancée” outrageusement ridicule ? Trompettez qu’elle a l’oreille de la jeunesse, et l’on osera plus la dénigrer que sous le manteau.

La jeunesse au pouvoir

Pour autant, on sait bien que la jeunesse n’est pas davantage au pouvoir aujourd’hui qu’hier. Sa puissance envolée dans le grand funérarium des utopies démocratiques, elle n’est plus que l’un de ces mots valises qui n’ont plus de sens concret ni d’autre utilité que d’être un fourre-tout pratique, un instrument docile dans la bouche des manipulateurs d’opinion. Une preuve y suffira : car si la société était convaincue que la jeunesse est réellement dotée des mille vertus dont on la pare, qu’elle est effectivement garante de générosité, d’innovation, de courage, d’honnêteté, de spontanéité, de fraîcheur, de vertu, de tolérance, en un mot de démocratie, on n’économiserait rien pour qu’elle soit chaque jour plus nombreuse ; si une société était d’autant plus moderne qu’elle est jeune, il n’y aurait rien de plus urgent et de plus moderne que la mise en place d’une politique nataliste vigoureuse – pourtant régulièrement stigmatisée comme le symbole même de la ringardise passéiste.

Mais il est vrai qu’il n’est point besoin de produire des jeunes, puisque la jeunesse n’est pas une question d’âge. Tout le monde peut (et doit) être jeune, il suffit de le vouloir ! Le credo de l’époque n’est pas tant : « Place aux jeunes ! » Que : « J’ai le droit d’être jeune, si je veux ». Et le devoir d’être jeune, puisque je le peux. De fait, les jeunes sont partout : septuagénaires initiant leurs arrières-petits-enfants aux joies du rollers, quinquagénaires partant encaisser leurs stock-options en trottinette, quadra-génaires se destressant de leur dure journée d’auditeur en allant s’éclater dans une gloubiboulga night ou une chupa chups party, toutes les générations communient dans le bonheur d’une jeunesse éternelle enfin délivrée des aléas de la chronologie. Des adulescents aux papy-boomers, voici enfin venu le temps prophétisé par Hergé des jeunes de 27 à 77 ans (avant 27 ans, l’homme, trop occupé à assurer ses jeunes jours en réussissant ses études, n’a pas encore acquis ses droits à la jeunesse).

Obsession névrotique

Maladie sénile d’une société vieillissante qui essaye désespérément d’oublier ses cheveux blancs, le jeunisme s’accompagne fort bien du mépris des vrais jeunes, qui apparaissent à la fois comme des concurrents dangereux qu’il s’agit de maintenir à distance et comme des puceaux inexpérimentés ne maîtrisant pas encore l’art d’être jeune avec recul et ironie, et du mépris des vrais vieux, ceux qui s’obstinent, avec leurs rides déplaisantes, leur ridicule absence de hâle et leurs obscènes trous de mémoire, à témoigner d’une croyance obsolète dans le poids des ans. On a vu des quinqua dans le vent, aux implants indéfrisables, rentrer dans des rages folles à la seule vue de photos de vieillards fragiles, trop cruellement éloignés de la vision idyllique pour pub de caisse de retraite du senior pétant la forme, qu’ils veulent à toute force croire le seul horizon indépassable de leur jouvence indéfiniment prolongée à coups de baumes reconstituants pour la peau et de sunlights.

Cette obsession névrotique de la jeunesse ne pouvait manquer de déraper dans l’infantilisme – d’autant qu’il est bien pratique, pour détourner l’attention d’une civilisation qui s’écroule, de maintenir le petit peuple dans l’univers enchanté des contes de fées. Ainsi va le monde, sous la pression de faux jeunes qui veulent à tout prix oublier qu’ils sont des vieux en devenir : de revival Chantal Goya en Paris-plage, de Très Grande Bibliothèque en Incroyable pique-nique, de Goncourt des lycéens en Parlement des enfants, en passant par les instructions pour le ramassage des crottes rédigées en langage chien ou aux voitures conformées sur le modèle des Playmobil : la planète, comme le diagnostique Philippe Muray, est en passe de devenir une Ile aux enfants géante, une « nursery généralisée », « un jardin d’enfants où patrouillent de sévères puéricultrices » – jardin qui n’est pas d’Eden car ce n’est pas l’esprit de liberté qui y souffle, mais celui de la Terreur : la terreur de se voir convaincu de caducité pour n’avoir pas sacrifié aux divinités jeunes et sympas, « tant l’enfantine peur de passer pour un dinosaure a été incrustée dans les esprits par tous ceux qui sont déjà rhinocérocifiés » (Exorcismes spirituels III, les Belles Lettres)

Sans bien sûr que ces faux jeunes se soient laissés gagner par les fameuses vertus de la jeunesse énumérées plus haut : de cet âge prétendument exigeant, ils n’ont retenu que le principe de plaisir ; de ce moment censément courageux, que le refus d’assumer ses responsabilités et de regarder la réalité en face ; de ce temps de supposée lucidité, que la soumission aveugle à tous les slogans puérils de l’heure et le goût de la fausse rébellion sans risque ; de sa fameuse spontanéité, que le parkinsonisme bougiste dénoncé par Pierre-André Taguieff (Résister au bougisme, Mille et une nuits). Finis les conflits de générations, faux jeunes et déjà vieux communient dans un même consensus infantilisant : « Il n’y a plus de générations et encore moins de conflits, à l’heure du multimédia, écrit Philippe Muray ; il n’y a plus qu’une vague maladie sénile de l’humanité. Tout le monde y barbote, et de toute façon personne n’a le choix de faire autrement. Les jeunes et les moins jeunes regardent dans la même direction, chaussent les mêmes baskets humanitaires, partagent la même hostilité innée de l’exclusion, sont très contre la misère et la famine, ont le goût du dialogue et la passion du bien commun, sans parler de la soif de retrouver des valeurs perdues. En terme élégants, quoique hégéliens, tout cela signifie que nous vivons l’avènement de la société homogène ». (Exorcismes spirituels II, les Belles Lettres) Or, on le sait, où il y a de l’homogène, il n’y a pas d’hétéroplaisir.
 
 
Laurent Dandrieu
 

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