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  • N°13 - Enquête sur le best-seller : L’avenir de l’inintelligence

    Par Ibn P. Assidim

    Le best-seller, mystère ou recette ? Miracle ou industrie lourde ? « Si vous venez me voir, écrivait à Pierre Benoît l'auteur d'un des plus gros succès de librairie du début du XXe siècle, Axel Munthe, peut-être pourrez-vous alors m'expliquer ce que personne n'a pu m'expliquer jusqu'ici : pourquoi le Livre de San Michaele a été traduit en 25 langues ? C'est plus fort que moi, je n'y comprends rien… » Mais, Stephen King, Marc Lévy ou Amélie Nothomb oseraient-ils dire la même chose ?

    Paul-Loup Sulitzer, dans un entretien exclusif aux Épées, avoue honnêtement que non. Désormais, sauf exception, un best-seller, ça s'organise à l'avance, ça se “budgette”, ça se fabrique comme n'importe quel autre produit de consommation courante. À propos d'objets indéfiniment reproductibles, la langue juridique parle de « choses de genre ». En l'espèce, les best-seller paraissent d'autant plus inquiétants qu'ils imposent, par leur seule existence, une culture aseptisée, nivelée, propre sur elle et politiquement correcte : une culture transgénique, vecteur discret mais redoutable d'une mondialisation des imaginaires.

    Au début du siècle dernier, dans L’Avenir de l’intelligence, Charles Maurras s’interrogeait sur les conséquences culturelles de la collusion en voie de s’établir entre la pensée démocratique, la société de masses et le grand capitalisme financier. Il prophétisait alors le dilemme auquel se trouveraient confrontés intellectuels et artistes, écartelés entre une liberté invivable, celle de crever de faim et de solitude, et un asservissement, confortable mais désastreux, aux diktats de l’argent tout puissant. Un siècle plus tard, on peut se demander si le “best-seller” – qui en tant que catégories, définissant une œuvre non par son contenu, son sujet ou sa valeur, mais par son seul chiffre de vente, représente une véritable nouveauté –, si le best-seller, donc, ne réalise pas une part de la prédiction.

    Quantité ou qualité

    Avant toute chose, le best-seller manifeste, en tant que tel, le règne et le triomphe de la quantité ; signe-t-il aussi, par contrecoup, l’inéluctable défaite de la qualité ? Commençons par nuancer : sur ce plan, il y a des exceptions – il y en a même beaucoup.

    Si, en effet, on définit le best-seller comme un ouvrage qui se vend, à sa sortie, à plus de, mettons, cent ou deux cent mille exemplaires, on peut imaginer qu’un texte de valeur, un bon, voire un grand livre, soit susceptible de trouver un tel public. Et l’on touche ici à un premier mystère : pourquoi un ouvrage va-t-il, du jour au lendemain, faire des chiffres de vente fabuleux, et, a priori, inattendus ? En bref, comment naît un best-seller ? Pour répondre, il faut d’abord mettre de côté deux cas de figure : d’une part, les auteurs à succès (puisque celui qui a déjà écrit un best-seller a de bonnes chances d’en faire d’autre, ayant désormais un lectorat qui, par fidélité ou par curiosité, achètera ses prochains livres : en l’espèce, le seul problème, c’est celui du tout premier best-seller d’un auteur). D’autre part, les prix littéraires (on a beau savoir que les jurys se trompent souvent, on continue d’acheter sur la foi de l’étiquette, par habitude ou par paresse, sans s’interroger sur le contenu).

    Si l’on met de côté ces hypothèses, on constate que l’apparition d’un best-seller procède de la combinaison de hasards favorables : un éditeur intéressé et actif, l’absence de peau de banane fatale (comme celle qu’ont rencontré les ouvrages parus dans les jours ayant suivi le 11 septembre, et qui ont subi du coup le même sort que les Twin Towers), et surtout, le fait de correspondre, au moment précis de la publication, aux attentes, aux besoins et aux désirs dominants du public (ou d’un segment suffisamment important de celui-ci). On achète un livre lorsqu’il dit ce que l’on souhaite lire. C’est ce qu’explique Ernst Jünger à propos du Voyage au bout de la nuit : « il était essentiellement lié à son époque – mais au plus haut degré. L’atmosphère de nihilisme, de pessimisme et de décadence sur un arrière-fond de tropiques, de drogue, de guerre et de guerre civile, était en phase avec les turbulences de ces années-là »(1). Tout comme une douzaine d’années plus tôt, en 1920, son célébrissime Orages d’acier, ou le roman À l’Ouest rien de nouveau, de Remarque, étaient eux-mêmes « en phase » avec les aspirations de la génération du Front, celle qui au même moment, en France, faisait un triomphe à Barbusse ou à Roland Dorgelès.

    Le best-seller répond à un besoin qui, parfois, se trouve être un besoin de noblesse, de beauté, de grandeur – mais qui demeure toujours intimement lié au contexte et à l’époque : à la façon dont, à ce moment-là, le public perçoit sa propre situation, son image ou son avenir. C’est pourquoi, du reste, tout (véritable) best-seller relève un peu du miracle. Il n’existe que parce qu’il est arrivé au bon moment. Dix ans plus tôt, ou plus tard, il aurait fait un four ; d’ailleurs, il n’aurait d’ailleurs sans doute pas été écrit.

    Mais le best-seller peut tout aussi bien répondre à des aspirations moins respectables – et au fond, telle est même la règle dont on vient d’évoquer l’exception. Si l’on scrute les listes de best-sellers, on devine, en creux, les désirs des lecteurs, lesquels se ramènent, pour l’essentiel, au sexe et à l’amour, à la violence et à la curiosité. À chaque fois, il s’agit toutefois de désirs marqués du sceau de la facilité : idéaux dérisoires, passions médiocres, qui n’engagent à rien, qui ne sont pas là pour bouleverser mais pour divertir. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut fabriquer un best-seller avec de l’érotisme, même salé (d’Emmanuelle(s) à La Vie sexuelle de Catherine M., un million d’exemplaires vendus, 29 traductions), mais pas avec la pornographie, trop dérangeante pour cela. On peut espérer de fortes ventes en racontant les crimes ou la traque d’un tueur en série, mais, sauf exception (type American Psycho), on risque le flop lorsqu’on en fait le héros de l’ouvrage. On peut faire beaucoup d’argent en parlotant d’amour : après Louis-Ferdinand Céline, Danielle Steele ou Marc Lévy ont compris que l’amour, c’est l’infini à la portée des caniches, lesquels ont de nos jours un fort pouvoir d’achat. Mais à condition de ne pas trop raffiner la pâtée qu’on leur offre : les 1 750 exemplaires d’Un amour de Swann, parus à compte d’auteur chez Grasset en 1913, ne se vendirent qu’avec difficulté, malgré les critiques plutôt élogieuses – et il faudra attendre 1919 et le Goncourt des Jeunes filles en fleurs pour que le petit Marcel accède enfin aux gros tirages.

    La masse va spontanément au plus facile. Elle se laisse couler dans le sens de la pente. Cette loi fondamentale de la démocratie s’applique également dans l’ordre littéraire. De là, en général, un rapport d’inversion entre qualité (celle d’un ouvrage) et quantité (celle des ventes, du moins au-delà d’un certain plafond). La prime est au médiocre, ce qui pénalise à la fois le très mauvais (qui a peu de chances de faire un best-seller) et le très bon (qui n’en a pas beaucoup plus). Un rapport qu’on pourrait formaliser en deux points.

    Premier point : les grands livres sont rarement des best-sellers. Ils finissent certes par le devenir, au fil des années ou des siècles, et des petites ventes qui s’additionnent. Mais sur le moment, il est assez rare qu’ils trouvent un public à la hauteur. Il est même fréquent qu’ils ne trouvent pas d’éditeur. On connaît la triste fin de John Kennedy Toole qui se suicida en 1969, à trente-deux ans, parce qu’il ne parvenait décidément pas à faire éditer son chef-d’œuvre, A Confederacy of Dunes, La Conjuration des imbéciles. Dix ans plus tard, sa mère, Thelma Toole, à force d’insister, convainc finalement un petit éditeur universitaire de Bâton Rouge (Louisiane) de publier les picaresques, fabuleuses et lamentables aventures d’Ignatius J. Reely. En 1980, le livre sort enfin, couronné par le Prix Pullitzer et dévoré par des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde. Destin triomphal, mais qui, eu égard aux attitudes et aux vices du héros, idéologue obèse, paranoïaque et réactionnaire, n’aurait sans doute pu se réaliser quinze ans plus tôt. Que les mauvais esprits se rassurent : malgré son succès, la Conjuration n’a jamais figuré dans le Top Ten américain, qui, de 1980 à 1983, accueille en revanche cinq titres de Stephen King (le Lovecraft des VRP), trois de James A. Michener (le forçat du roman de plage), et deux du très inestimable Ken Follett, le milliardaire travailliste, qui qualifiait Proust de plus grand enc… de mouches de la littérature. Rien que du beau monde...

    Symptôme

    Le lecteur des Épées devine sans doute où l’on veut en venir : s’il est exceptionnel que les grands livres soient des best-sellers, réciproquement, il est plutôt rare que les best-sellers soient de grands livres. La masse aurait-elle mauvais goût ? Tel est du moins le sentiment de Des Esseintes, le héros d’À rebours, qui se détournait avec horreur des œuvres qu’il avait aimé lorsque celles-ci parvenaient malencontreusement à conquérir « l’universelle admiration ». « Et en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, l’œuvre d’art […] qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante. Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâté […] des livres jadis chers ; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair […] ne se dupait point ».(2)

    « En général, proclamait le vieux Fontenelle, le nombre des hommes qui pense est petit ». Pour bien faire, expliquait-il, il suffit d’observer ce que fait le peuple, et faire le contraire. Le best-seller conforte, au fond, ce constat joyeusement désabusé. Surtout lorsque l’on observe que les quelques grands livres qui échappent à la règle n’y parviennent souvent que pour de mauvaises raisons – par exemple, dans le cas des Particules élémentaires, du fait de la réputation sulfureuse et libertine de l’ouvrage, c’est-à-dire, au fond, de ce qu’il présentait de moins original et de moins novateur.

    Pour toutes ces raisons, le phénomène best-seller n’intéresse pas seulement la littérature.

    Le best-seller, on l’a dit, est au fond comme le reflet, terriblement fidèle, de la société et de la culture où il est apparu. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirais qui tu es. Reflet, mais aussi symptôme : de la puissance de machines éditoriales qui ont les moyens techniques et financiers pour fabriquer des best-sellers à la chaîne, et de l’uniformisation galopante des goûts. Car plus une société est uniformisée, « unidimensionnelle », comme disait Marcuse, et plus le best-seller devient un phénomène culturel majeur, plus il devient normal. Dans l’utopie, où il n’y aurait que des individus identiques, strictement égaux entre eux, tous liraient le même livre, et tous se réjouiraient d’avoir les mêmes goûts que leurs semblables, cette conformité démontrant leur pleine appartenance à la communauté. Sur ce point, Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, s’est finalement trompé : le problème, au fond, ça n’est pas qu’il y ait des livres – car le livre peut être un admirable outil de formatage totalitaire, comme le montre l’énorme production éditoriale de l’ancienne URSS –, mais qu’il y ait des livres différents, étrangers aux goûts des puissants, des livres qui répugnent à la masse.

    D’où l’intérêt – politique, là encore – du « phénomène Harry Potter », cinq volumes parus, traduits en 55 langues, et vendus à 250 millions d’exemplaires : démesure inouïe, quels que soient par ailleurs la qualité et l’intérêt de l’histoire, et où l’on ne saurait voir, à l’instar de Gabriel Matzneff, « la cerise sur le gâteau », ni le moyen de venger « tous les écrivains qui ne bénéficient pas des mêmes tirages »(3) (c’est-à-dire, tous).

    Marketing littéraire

    Bien sûr, on peut toujours feindre de croire, comme le susnommé, que « le gamin de dix ans qui dévore » les gros volumes d’Harry Potter « est mûr pour lire, lorsqu’il aura quinze ans, Tolstoï et Thomas Mann ». Énormes ventes en perspective pour le roman russe et la littérature allemande ? Craignons plutôt que ces lecteurs ne se rabattent sur Ken Follett, ou qu’ils se contentent de lire et de relire, en boucle, les sept volumes des aventures de leur petit héros – comme bon nombre des lecteurs de Tolkien qui, après y avoir goûté, ont renoncé à lire autre chose : que lire après le sublime ? Bref, on peut toujours voir, dans le héros de Madame J.K. Rowling le digne successeur de d’Artagnan : à elle seule, l’invraisemblable énormité des ventes discrédite les prédictions et les rapprochements. Jamais on n’avait vu cela. Harry Potter, ou le best-seller absolu : d’autant qu’on l’achète aussi, en grande partie, pour cela, parce qu’on veut en être, on veut avoir participé au phénomène, à la bousculade, à la découverte émerveillée du prodige, ainsi qu’à la fabuleuse et si émouvante success story de son auteur, jeune femme abandonnée aujourd’hui millionnaire en dollars.

    Harry Potter, c’est le triomphe du produit littéraire en temps réel : cinq millions d’exemplaires vendus aux États-Unis le week-end de la sortie du cinquième tome, un million et demi de volumes vendus en Allemagne dans les premières vingt-quatre heures – grâce à une commercialisation conçue comme un génial jeu de rôles, avec livraisons en librairie programmées à minuit, pénurie organisée, fans clubs, prolongements cinématographiques et déluge de produits dérivés. Mais Harry Potter, c’est surtout le symptôme effarant d’une mondialisation des goûts : le capitalisme financier, internet et les médias triomphant avec facilité là où le catholicisme romain et l’empire britannique avaient échoué – ce qui justifie, sans doute, que Madame Rowling soit plus riche que la Reine d’Angleterre et le Pape réunis. D’autant que cette uniformisation ne se contente pas de briser les frontières : elle transcende les générations, adultes et enfants lisant les mêmes livres et se passionnant pour les mêmes aventures. Autre nouveauté, et autre symptôme. Jadis, les genres restaient balisés, aujourd’hui, c’est fini. Les enfants auraient-ils acquis une maturité fulgurante, comme les sympathiques blondinets du Village des damnés ? Ou les adultes sont-ils en voie d’infantilisation ? Les soirées terrifiantes où des moldus avertis s’échangent avec gourmandise leurs expériences potteriennes en mangeant des fraises tagada feraient plutôt pencher pour la seconde hypothèse.

    Tout le monde pareil. Le drame, c’est que cette harrypotterisation universelle n’est pas seulement un signe, préoccupant, du processus d’uniformisation, elle en est aussi l’un des vecteurs les plus redoutables. D’abord, parce que le super best-seller, contrairement à ce qu’affirme Gabriel Matzneff, ne venge pas les auteurs moins chanceux, il contribue à les écraser, à les anéantir, eux et leurs éditeurs. On a beau jeu de parler de déclic, ou de virus de la lecture : on lit, certes, mais seulement cela. On n’a d’ailleurs plus le temps, ni l’envie de lire autre chose. Comme tout monopole, le super best-seller entraîne donc un appauvrissement culturel.

    Puis il est lu, et plus il a de lecteur : c’est le syndrome de la cour de récré, suivant lequel il faut avoir ce dont possèdent tous les autres sous peine d’être marginalisé, et ridicule. Mais plus le best-seller a de lecteurs, plus il va imposer aussi un certain type de références, de goûts, de valeurs, eux-mêmes exactement calibrés, à l’aune du politiquement et de l’intellectuellement corrects. Et en définitive, le best-seller constitue le bras armé de la mondialisation : le meilleur outil du nivellement universel, un nivellement d’autant plus radical qu’il aura été assumé, voulu et payé par les intéressés eux-mêmes.
     
     
    Ibn P. Assidim
     
     
    1 : Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, V. Journal, 1991-1996, trad. J. Hervier, Gallimard, 2004, p. 160.

    2 : J.K. Huysmans, À rebours, éd. D. Grojnowski, Flammarion, coll. GF, 2004, p. 135-136.

    3 : G. Matzneff, “Un d’Artagnan d’Outre-manche”, Salamandra, n°5, 2004, p. 49.

     

  • N°13 - Entretien avec Paul-Loup Sulitzer

    Comment êtes-vous venu à l'écriture ?

    À bien des égards, je me considère comme un précurseur. C’étaient les années 80 et tout le monde parlait de finance, ou plutôt d’argent. Dans les livres, les milliardaires apparaissaient comme des personnages fabuleux ; pour satisfaire la curiosité des gens, j’ai voulu montrer la réalité des choses. Comme vous le savez, j’étais à l’époque un expert financier très reconnu : dans mes livres, j’ai donc démonté les mécanismes de la finance internationale. Je voulais avant tout être un témoin de mon époque et raconter de A à Z les vraies aventures contemporaines. Pour réaliser ce projet, le seul outil approprié, c’était le roman : c’est ainsi qu’est née l’idée du western financier. J’étais vraiment venu à mon heure. D’ailleurs, la reconnaissance dont j’ai bénéficié ne s’est pas limitée à la France : Tom Wolfe a très largement repris les procédés que j’avais mis en œuvre. Le succès m’a surpris : tout au long des années 80, les ventes ont été extraordinaires.

    Vous n’aviez donc pas le projet de devenir auteur de best-sellers ?

    Pas le moins du monde. J’ai vraiment été le premier surpris de ce succès mondial. L’écriture, c’était pour moi, un à-côté de ma carrière de financier. J’écrivais ce qui me plaisait, ce que j’avais moi-même envie de lire. Assez vite, mes livres m’ont donné une dimension internationale. J’ai été traduit en arabe, en russe, en bulgare : 42 langues en tout. Pourtant, j’ai continué à faire ce que j’aimais : simplement, comme pour Spielberg, ce que j’aime c’est être vendu dans le monde entier. C’est seulement à partir du Roi vert, mon quatrième livre, que j’ai envisagé la littérature comme mon activité principale et que je me suis vraiment efforcé de transformer l’édition. J’ai voulu vendre des livres comme j’ai voulu les écrire : de la façon la plus moderne.

    Comment vous définiriez-vous comme écrivain ?

    Dans mes premiers livres, j’ai voulu raconter l’histoire d’un homme parti de rien et qui arrive au sommet. Ce genre d’histoire a quelque chose d’universel : un Français, un Chinois ou un Lapon peuvent se reconnaître dans ce genre de personnage. J’ai toujours voulu parler de courage, d’ambition, de vengeance, un peu d’amour aussi… Ce sont exactement les ingrédients (ou les ressorts) que mettaient en œuvre les feuilletonnistes du XIXe siècle : Dumas, Daudet, qui avaient construit un vrai “système de travail”. À mon sens, mes livres s’inscrivent vraiment dans la lignée d’un Dumas. D’ailleurs, comme moi, on les a accusés en leur temps d’être des plagiaires. Dumas, en particulier, a dû supporter pas mal d’avanies : je ne sais pas si je suis parvenu à l’imiter dans ce qu’il a fait de mieux, mais, au j’ai la chance d’avoir vécu une expérience assez proche de la sienne.

    On a dit que vos livres étaient autobiographiques. Est-ce vrai ?

    Il se trouve que j’ai vécu une vie assez romanesque et que j’ai pu, sans trop de mal et en puisant un peu dans mes souvenirs, mettre en scène l’existence de héros qui, partis de rien, animés d’un irrésistible désir de vengeance, ou de reconquête si vous préférez, arrivent au sommet grâce à quelques coups de génie. Des coups financiers, évidemment ! Ce sont des éléments universels et, racontées simplement, ces histoires peuvent toucher tout le monde. Autant que l’amour, l’argent est un ressort universel. Money, Cash, Fortune : les titres parlent d’eux-mêmes. Mais n’exagérons rien : un roman comme Hannah n’a évidemment rien d’autobiographique. L’idée du livre m’est venue, dans un avion pour Las Vegas, en lisant un article sur Helena Rubinstein. Le monde économique est flamboyant, non pas ennuyeux comme le rêvent les technocrates. Je ne suis pas un technocrate : je rêve.

    De quelle manière avez-vous organisé le travail de vos « collaborateurs » ?

    J’ai toujours été extrêmement clair sur ce point. À partir de mon quatrième livre, Le roi vert, (peut-être celui de tous auquel je suis le plus attaché et qui d’ailleurs est aujourd’hui un livre culte en Russie), j’ai décidé de m’entourer d’une équipe chargée de préparer mon travail, tout particulièrement pour la documentation. De ce point de vue, Le roi vert a marqué un tournant dans ma carrière : je suis devenu un écrivain professionnel, en quelque sorte. Auparavant, en effet, je me contentais d’être le témoin de mon époque, de décrire un monde qui m’était familier. À partir de ce moment, j’ai voulu donner une vraie dimension romanesque à mes livres, développer l’intrigue sur une longue période et y inclure des éléments historiques. Je paie des gens pour me fournir les éléments qui me manquent, mais l’essentiel, l’intrigue, la force du livre viennent de mon propre fonds.

    Comment travaillez-vous ?

    Je travaille vite : j’ai eu besoin de collaborateurs pour rassembler, à partir du scénario que j’avais imaginé, la documentation nécessaire et mettre en place le récit. En général, il s’agit de professeurs, spécialistes d’une époque : la seconde guerre mondiale pour Le roi vert ou le début du siècle pour Hannah. Pour concevoir un scénario, rassembler la documentation et rédiger le livre, il me faut environ un an. Mais je tiens à la préciser : j’ai toujours rédigé moi-même mes livres. Mes collaborateurs se contentent de bâtir le contexte historique. Là-dessus, les critiques ont été extrêmement injustes avec moi, mais je n’ai jamais été très sensible à l’opinion de ce genre d’individus : disons que ça me faisait plutôt rigoler.

    Quelles étaient vos relations avec les éditeurs ?

    Excellentes. Et je tiens à préciser qu’elles le sont toujours : les éditeurs sont toujours contents quand vous leur faites gagner beaucoup d’argent. Ceci dit, je n’ai jamais fait de la littérature industrielle : comme je vous l’ai dit, il me faut un an pour faire un livre. Simplement, j’ai été le premier à introduire les techniques du marketing dans l’édition. Le livre est peut-être un produit différent, exceptionnel même, mais c’est malgré tout un produit. Avant mon époque, on vendait bien Camus dans les supermarchés mais on le vendait, on le « marketait », comme si tous les lecteurs habitaient le seizième arrondissement. Résultat : les gens n’achetaient pas. D’une certaine façon, si les écrivains ne meurent pas tous de faim aujourd’hui, c’est à moi qu’ils le doivent.

    Quels instruments avez-vous utilisés pour mettre en œuvre cette stratégie de marketing ?

    C’est simple : moi. J’ai notamment conçu et fait réaliser un film de 35 minutes qui me mettait en scène et permettait au public de découvrir mes livres, mon travail et mon univers. La vie d’un écrivain est une part de son œuvre. De fait, mon succès avait fait de moi un homme public. J’ai décidé d’utiliser tous les moyens qui s’offraient à moi : pour mes livres, la radio en particulier et, à travers les articles qu’on publiait sur moi, les médias m’ont permis de devenir familier de tous. À bien des égards, mon nom est une véritable marque, mais je n’en ai pas honte : est-ce qu’on ne dit pas parfois que Shakespeare est un nom collectif ?

    Des innovations de ce genre n’ont pas dû faciliter vos relations avec le monde littéraire.

    Le milieu littéraire parisien a un goût bizarre pour les théories stériles et les romans nombrilistes. En ce qui me concerne, j’ai toujours été ouvert sur le monde et peu intéressé par les querelles d’école. En confidence, je vous avouerais que je ne suis pas certain d’avoir bien lu tous ces romans un peu dépressifs… Pour ce qui est des autres écrivains, c’est à peine plus compliqué : je les fréquente peu. Je n’ai pas de père spirituel, pas de disciples. Disons que j’entretiens des relations avec des hommes, pas avec des personnages ou des théories. Certains individus sont sympathiques ; d’autres, moins. Je réserve mon opinion sur les autres écrivains pour moi seul. Ne vous faites pas d’illusion : je ne cafterai pas. C’est avec les critiques que j’ai eu les rapports les plus difficiles. La question n’est pas qu’ils soient indulgents pour mes livres : un jour, François Nourrissier a publié sur moi un article très sévère mais très fin et très intelligent. Je ne l’ai pas oublié. Je lui en suis encore reconnaissant. Mais, la plupart du temps, les critiques ont été simplement ignobles avec moi. Dans ce cas, je me contente de ne pas les lire. Je trouve ça un peu dégueulasse.
    Vous êtes un rebelle en quelque sorte ?

    Disons plutôt un homme libre, en dehors de toutes les chapelles.
    Et le grand public ?


    C’est pour lui que j’écris. Le goût des lecteurs est mon unique critère de jugement. Vous savez, le succès ne vient pas par hasard. Les gens désirent avant tout s’évader : il faut les faire rêver mais sans jamais oublier leurs préoccupations, leurs soucis personnels. Il faut faire des livres intimistes à grand spectacle. De ce point de vue, Autant en emporte le vent est un modèle remarquable. On y trouve absolument tout. Plus généralement, j’ai l’impression que c’est dans le cinéma qu’on trouve encore des gens capables de comprendre les attentes du public. Pour la façon de travailler, Spielberg m’a toujours beaucoup inspiré, mais je n’ai pas eu beaucoup de chance avec le cinéma. Je suis l’auteur qui a le plus vendu en France et aussi celui qui a eu les plus gros contrats avec le cinéma. Malheureusement, mes livres n’ont pas donné des films extraordinaires. Money, par exemple, n’a vraiment pas été bien adapté. Pourtant, le cinéma conserve à mes yeux une importance essentielle : c’est le moyen le plus efficace de toucher les gens tout en les faisant réfléchir, ce qui a toujours été mon but.

    Vos livres appartiennent donc à la catégorie de la « littérature intermédiaire » dont parle T.S Eliot ?

    Je suis un romancier populaire : mon univers ne s’arrête pas à la Closerie des lilas. Au-delà du divertissement, même un auteur de best-seller peut avoir des ambitions. Je pense que ma mission est de fournir un témoignage sur mon époque, de rendre accessibles des faits complexes. C’est en tout cas ce que j’ai fait avec la finance. De toute façon, je n’aime pas trop les classifications, les étiquettes. Elles sont trompeuses. Voyez : les séries B deviennent des classiques, les feuilletonistes du XIXe, à commencer par Dumas, sont considérés comme des auteurs de premier plan, alors qu’ils étaient méprisés par la critique. Je me désintéresse déjà complètement de l’opinion de notre soi-disant élite de critiques, de mondains et de romanciers nombrilistes ; alors la place que la postérité me donnera, honnêtement, je m’en moque.

    Avez-vous des modèles en littérature ?

    J’ai des goûts, des préférences, mais pas de modèle. Je suis avant tout un entrepreneur : j’ai eu une idée neuve et je me suis lancé, seul, dans sa réalisation. Disons qu’il y a des auteurs dans lesquels je me reconnais. Je parlais de Dumas : peut-on imaginer une plus belle histoire de vengeance que Le comte de Monte Cristo ? Avec le temps, Dumas est devenu le romancier auquel je m’identifie le plus facilement. En dehors de lui, j’aime tous ceux qui ont réussi à faire de grands livres, accessibles à tous et sur des sujets universels : Jack London, Stevenson… J’adore L’île au trésor. D’ailleurs, j’adore les trésors.

    Que pensez-vous des autres auteurs de best-sellers ?

    Je croyais vous l’avoir dit : je ne cafterai pas. S’agissant des hommes, j’ai peu de relations avec eux. Ceci dit, il est facile de reconnaître les bons auteurs : ce sont ceux qui ont su mettre leur talent au service du public. Aux États-Unis, on peut sans hésiter mentionner quelques maîtres du best seller : John Grisham, Stephen King. En France, Max Gallo, par exemple, me semble être un homme intelligent et un bon faiseur. Un succès peut être le fruit du hasard ; un succès durable ne peut être que le fruit du talent et du travail. Ceux qui ont eu seulement un coup de chance ne m’intéressent pas beaucoup.

    Le Western financier explorait un domaine nouveau : qu’est-ce qui, selon vous, pourrait jouer aujourd’hui dans le roman le rôle qui a été celui de la finance ?


    Beaucoup de choses restent à explorer. Mais ne rêvez pas : je ne vais quand même pas tout vous dire. Il faut bien que je garde quelques petits secrets. Sachez toutefois qu’en elle-même, la veine du Western financier ne me paraît pas épuisée. Je dirais, en toute modestie, que s’il n’y a pas eu d’autre auteur de western financier que moi, c’est peut-être tout simplement par manque de talent des autres. Aujourd’hui les lecteurs ont changé, mais des histoires de portée universelle auront toujours du succès. Les gens sont plus informés, on voit apparaître de nouveaux centres d’intérêt, d’ailleurs à l’échelle de la planète : l’écologie, la maîtrise des ressources énergétiques et des matière premières…Tout cela est beaucoup plus politique qu’avant. Par exemple, le succès de Fahrenheit 9/11, le film de M. Moore m’a beaucoup frappé. C’est un peu ce que j’ai tenté de faire dans mon dernier livre, L’ange de Bagdad, qui parle de la guerre et des problèmes du pétrole et qui, soit dit en passant, a été un succès malgré le silence de la presse. J’évolue mais je reste fidèle à moi-même : j’ai voulu faire de la géopolitique, mais avec de l’émotion. Aujourd’hui, j’ai déjà commencé à travailler sur un nouveau projet. Je ne vous en dirai rien sinon que l’inspiration est complètement différente de celle de l’Ange de Bagdad.

    Que pouvez-vous encore apporter aujourd’hui ?

    Je pourrais vous parler de ma grande expérience. Celle que j’ai accumulée est considérable, c’est vrai. J’ai eu assez de malheurs, connu assez de succès, vécu assez d’accidents et de drames pour connaître un peu la vie, mais, honnêtement, l’expérience sans intelligence, c’est juste de la connerie avec quelques années en plus. Ce qui compte avant tout, c’est le talent et l’honnêteté de l’écrivain. Par rapport à l’époque où j’ai commencé à publier, beaucoup de choses ont changé. Le temps de la lecture n’est plus le même ; avec l’afflux des informations, le développement d’Internet et des médias, il a considérablement diminué. Mais le goût du public pour les histoires fortes ne changera pas. Pour faire un best seller, c’est simple : il suffit de ne pas emmerder le public.

    Propos recueillis par Arnaud Olivier et Antoine Clapas