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  • N°13 - Enquête sur le best-seller : L’avenir de l’inintelligence

    Par Ibn P. Assidim

    Le best-seller, mystère ou recette ? Miracle ou industrie lourde ? « Si vous venez me voir, écrivait à Pierre Benoît l'auteur d'un des plus gros succès de librairie du début du XXe siècle, Axel Munthe, peut-être pourrez-vous alors m'expliquer ce que personne n'a pu m'expliquer jusqu'ici : pourquoi le Livre de San Michaele a été traduit en 25 langues ? C'est plus fort que moi, je n'y comprends rien… » Mais, Stephen King, Marc Lévy ou Amélie Nothomb oseraient-ils dire la même chose ?

    Paul-Loup Sulitzer, dans un entretien exclusif aux Épées, avoue honnêtement que non. Désormais, sauf exception, un best-seller, ça s'organise à l'avance, ça se “budgette”, ça se fabrique comme n'importe quel autre produit de consommation courante. À propos d'objets indéfiniment reproductibles, la langue juridique parle de « choses de genre ». En l'espèce, les best-seller paraissent d'autant plus inquiétants qu'ils imposent, par leur seule existence, une culture aseptisée, nivelée, propre sur elle et politiquement correcte : une culture transgénique, vecteur discret mais redoutable d'une mondialisation des imaginaires.

    Au début du siècle dernier, dans L’Avenir de l’intelligence, Charles Maurras s’interrogeait sur les conséquences culturelles de la collusion en voie de s’établir entre la pensée démocratique, la société de masses et le grand capitalisme financier. Il prophétisait alors le dilemme auquel se trouveraient confrontés intellectuels et artistes, écartelés entre une liberté invivable, celle de crever de faim et de solitude, et un asservissement, confortable mais désastreux, aux diktats de l’argent tout puissant. Un siècle plus tard, on peut se demander si le “best-seller” – qui en tant que catégories, définissant une œuvre non par son contenu, son sujet ou sa valeur, mais par son seul chiffre de vente, représente une véritable nouveauté –, si le best-seller, donc, ne réalise pas une part de la prédiction.

    Quantité ou qualité

    Avant toute chose, le best-seller manifeste, en tant que tel, le règne et le triomphe de la quantité ; signe-t-il aussi, par contrecoup, l’inéluctable défaite de la qualité ? Commençons par nuancer : sur ce plan, il y a des exceptions – il y en a même beaucoup.

    Si, en effet, on définit le best-seller comme un ouvrage qui se vend, à sa sortie, à plus de, mettons, cent ou deux cent mille exemplaires, on peut imaginer qu’un texte de valeur, un bon, voire un grand livre, soit susceptible de trouver un tel public. Et l’on touche ici à un premier mystère : pourquoi un ouvrage va-t-il, du jour au lendemain, faire des chiffres de vente fabuleux, et, a priori, inattendus ? En bref, comment naît un best-seller ? Pour répondre, il faut d’abord mettre de côté deux cas de figure : d’une part, les auteurs à succès (puisque celui qui a déjà écrit un best-seller a de bonnes chances d’en faire d’autre, ayant désormais un lectorat qui, par fidélité ou par curiosité, achètera ses prochains livres : en l’espèce, le seul problème, c’est celui du tout premier best-seller d’un auteur). D’autre part, les prix littéraires (on a beau savoir que les jurys se trompent souvent, on continue d’acheter sur la foi de l’étiquette, par habitude ou par paresse, sans s’interroger sur le contenu).

    Si l’on met de côté ces hypothèses, on constate que l’apparition d’un best-seller procède de la combinaison de hasards favorables : un éditeur intéressé et actif, l’absence de peau de banane fatale (comme celle qu’ont rencontré les ouvrages parus dans les jours ayant suivi le 11 septembre, et qui ont subi du coup le même sort que les Twin Towers), et surtout, le fait de correspondre, au moment précis de la publication, aux attentes, aux besoins et aux désirs dominants du public (ou d’un segment suffisamment important de celui-ci). On achète un livre lorsqu’il dit ce que l’on souhaite lire. C’est ce qu’explique Ernst Jünger à propos du Voyage au bout de la nuit : « il était essentiellement lié à son époque – mais au plus haut degré. L’atmosphère de nihilisme, de pessimisme et de décadence sur un arrière-fond de tropiques, de drogue, de guerre et de guerre civile, était en phase avec les turbulences de ces années-là »(1). Tout comme une douzaine d’années plus tôt, en 1920, son célébrissime Orages d’acier, ou le roman À l’Ouest rien de nouveau, de Remarque, étaient eux-mêmes « en phase » avec les aspirations de la génération du Front, celle qui au même moment, en France, faisait un triomphe à Barbusse ou à Roland Dorgelès.

    Le best-seller répond à un besoin qui, parfois, se trouve être un besoin de noblesse, de beauté, de grandeur – mais qui demeure toujours intimement lié au contexte et à l’époque : à la façon dont, à ce moment-là, le public perçoit sa propre situation, son image ou son avenir. C’est pourquoi, du reste, tout (véritable) best-seller relève un peu du miracle. Il n’existe que parce qu’il est arrivé au bon moment. Dix ans plus tôt, ou plus tard, il aurait fait un four ; d’ailleurs, il n’aurait d’ailleurs sans doute pas été écrit.

    Mais le best-seller peut tout aussi bien répondre à des aspirations moins respectables – et au fond, telle est même la règle dont on vient d’évoquer l’exception. Si l’on scrute les listes de best-sellers, on devine, en creux, les désirs des lecteurs, lesquels se ramènent, pour l’essentiel, au sexe et à l’amour, à la violence et à la curiosité. À chaque fois, il s’agit toutefois de désirs marqués du sceau de la facilité : idéaux dérisoires, passions médiocres, qui n’engagent à rien, qui ne sont pas là pour bouleverser mais pour divertir. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut fabriquer un best-seller avec de l’érotisme, même salé (d’Emmanuelle(s) à La Vie sexuelle de Catherine M., un million d’exemplaires vendus, 29 traductions), mais pas avec la pornographie, trop dérangeante pour cela. On peut espérer de fortes ventes en racontant les crimes ou la traque d’un tueur en série, mais, sauf exception (type American Psycho), on risque le flop lorsqu’on en fait le héros de l’ouvrage. On peut faire beaucoup d’argent en parlotant d’amour : après Louis-Ferdinand Céline, Danielle Steele ou Marc Lévy ont compris que l’amour, c’est l’infini à la portée des caniches, lesquels ont de nos jours un fort pouvoir d’achat. Mais à condition de ne pas trop raffiner la pâtée qu’on leur offre : les 1 750 exemplaires d’Un amour de Swann, parus à compte d’auteur chez Grasset en 1913, ne se vendirent qu’avec difficulté, malgré les critiques plutôt élogieuses – et il faudra attendre 1919 et le Goncourt des Jeunes filles en fleurs pour que le petit Marcel accède enfin aux gros tirages.

    La masse va spontanément au plus facile. Elle se laisse couler dans le sens de la pente. Cette loi fondamentale de la démocratie s’applique également dans l’ordre littéraire. De là, en général, un rapport d’inversion entre qualité (celle d’un ouvrage) et quantité (celle des ventes, du moins au-delà d’un certain plafond). La prime est au médiocre, ce qui pénalise à la fois le très mauvais (qui a peu de chances de faire un best-seller) et le très bon (qui n’en a pas beaucoup plus). Un rapport qu’on pourrait formaliser en deux points.

    Premier point : les grands livres sont rarement des best-sellers. Ils finissent certes par le devenir, au fil des années ou des siècles, et des petites ventes qui s’additionnent. Mais sur le moment, il est assez rare qu’ils trouvent un public à la hauteur. Il est même fréquent qu’ils ne trouvent pas d’éditeur. On connaît la triste fin de John Kennedy Toole qui se suicida en 1969, à trente-deux ans, parce qu’il ne parvenait décidément pas à faire éditer son chef-d’œuvre, A Confederacy of Dunes, La Conjuration des imbéciles. Dix ans plus tard, sa mère, Thelma Toole, à force d’insister, convainc finalement un petit éditeur universitaire de Bâton Rouge (Louisiane) de publier les picaresques, fabuleuses et lamentables aventures d’Ignatius J. Reely. En 1980, le livre sort enfin, couronné par le Prix Pullitzer et dévoré par des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde. Destin triomphal, mais qui, eu égard aux attitudes et aux vices du héros, idéologue obèse, paranoïaque et réactionnaire, n’aurait sans doute pu se réaliser quinze ans plus tôt. Que les mauvais esprits se rassurent : malgré son succès, la Conjuration n’a jamais figuré dans le Top Ten américain, qui, de 1980 à 1983, accueille en revanche cinq titres de Stephen King (le Lovecraft des VRP), trois de James A. Michener (le forçat du roman de plage), et deux du très inestimable Ken Follett, le milliardaire travailliste, qui qualifiait Proust de plus grand enc… de mouches de la littérature. Rien que du beau monde...

    Symptôme

    Le lecteur des Épées devine sans doute où l’on veut en venir : s’il est exceptionnel que les grands livres soient des best-sellers, réciproquement, il est plutôt rare que les best-sellers soient de grands livres. La masse aurait-elle mauvais goût ? Tel est du moins le sentiment de Des Esseintes, le héros d’À rebours, qui se détournait avec horreur des œuvres qu’il avait aimé lorsque celles-ci parvenaient malencontreusement à conquérir « l’universelle admiration ». « Et en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, l’œuvre d’art […] qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante. Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâté […] des livres jadis chers ; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair […] ne se dupait point ».(2)

    « En général, proclamait le vieux Fontenelle, le nombre des hommes qui pense est petit ». Pour bien faire, expliquait-il, il suffit d’observer ce que fait le peuple, et faire le contraire. Le best-seller conforte, au fond, ce constat joyeusement désabusé. Surtout lorsque l’on observe que les quelques grands livres qui échappent à la règle n’y parviennent souvent que pour de mauvaises raisons – par exemple, dans le cas des Particules élémentaires, du fait de la réputation sulfureuse et libertine de l’ouvrage, c’est-à-dire, au fond, de ce qu’il présentait de moins original et de moins novateur.

    Pour toutes ces raisons, le phénomène best-seller n’intéresse pas seulement la littérature.

    Le best-seller, on l’a dit, est au fond comme le reflet, terriblement fidèle, de la société et de la culture où il est apparu. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirais qui tu es. Reflet, mais aussi symptôme : de la puissance de machines éditoriales qui ont les moyens techniques et financiers pour fabriquer des best-sellers à la chaîne, et de l’uniformisation galopante des goûts. Car plus une société est uniformisée, « unidimensionnelle », comme disait Marcuse, et plus le best-seller devient un phénomène culturel majeur, plus il devient normal. Dans l’utopie, où il n’y aurait que des individus identiques, strictement égaux entre eux, tous liraient le même livre, et tous se réjouiraient d’avoir les mêmes goûts que leurs semblables, cette conformité démontrant leur pleine appartenance à la communauté. Sur ce point, Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, s’est finalement trompé : le problème, au fond, ça n’est pas qu’il y ait des livres – car le livre peut être un admirable outil de formatage totalitaire, comme le montre l’énorme production éditoriale de l’ancienne URSS –, mais qu’il y ait des livres différents, étrangers aux goûts des puissants, des livres qui répugnent à la masse.

    D’où l’intérêt – politique, là encore – du « phénomène Harry Potter », cinq volumes parus, traduits en 55 langues, et vendus à 250 millions d’exemplaires : démesure inouïe, quels que soient par ailleurs la qualité et l’intérêt de l’histoire, et où l’on ne saurait voir, à l’instar de Gabriel Matzneff, « la cerise sur le gâteau », ni le moyen de venger « tous les écrivains qui ne bénéficient pas des mêmes tirages »(3) (c’est-à-dire, tous).

    Marketing littéraire

    Bien sûr, on peut toujours feindre de croire, comme le susnommé, que « le gamin de dix ans qui dévore » les gros volumes d’Harry Potter « est mûr pour lire, lorsqu’il aura quinze ans, Tolstoï et Thomas Mann ». Énormes ventes en perspective pour le roman russe et la littérature allemande ? Craignons plutôt que ces lecteurs ne se rabattent sur Ken Follett, ou qu’ils se contentent de lire et de relire, en boucle, les sept volumes des aventures de leur petit héros – comme bon nombre des lecteurs de Tolkien qui, après y avoir goûté, ont renoncé à lire autre chose : que lire après le sublime ? Bref, on peut toujours voir, dans le héros de Madame J.K. Rowling le digne successeur de d’Artagnan : à elle seule, l’invraisemblable énormité des ventes discrédite les prédictions et les rapprochements. Jamais on n’avait vu cela. Harry Potter, ou le best-seller absolu : d’autant qu’on l’achète aussi, en grande partie, pour cela, parce qu’on veut en être, on veut avoir participé au phénomène, à la bousculade, à la découverte émerveillée du prodige, ainsi qu’à la fabuleuse et si émouvante success story de son auteur, jeune femme abandonnée aujourd’hui millionnaire en dollars.

    Harry Potter, c’est le triomphe du produit littéraire en temps réel : cinq millions d’exemplaires vendus aux États-Unis le week-end de la sortie du cinquième tome, un million et demi de volumes vendus en Allemagne dans les premières vingt-quatre heures – grâce à une commercialisation conçue comme un génial jeu de rôles, avec livraisons en librairie programmées à minuit, pénurie organisée, fans clubs, prolongements cinématographiques et déluge de produits dérivés. Mais Harry Potter, c’est surtout le symptôme effarant d’une mondialisation des goûts : le capitalisme financier, internet et les médias triomphant avec facilité là où le catholicisme romain et l’empire britannique avaient échoué – ce qui justifie, sans doute, que Madame Rowling soit plus riche que la Reine d’Angleterre et le Pape réunis. D’autant que cette uniformisation ne se contente pas de briser les frontières : elle transcende les générations, adultes et enfants lisant les mêmes livres et se passionnant pour les mêmes aventures. Autre nouveauté, et autre symptôme. Jadis, les genres restaient balisés, aujourd’hui, c’est fini. Les enfants auraient-ils acquis une maturité fulgurante, comme les sympathiques blondinets du Village des damnés ? Ou les adultes sont-ils en voie d’infantilisation ? Les soirées terrifiantes où des moldus avertis s’échangent avec gourmandise leurs expériences potteriennes en mangeant des fraises tagada feraient plutôt pencher pour la seconde hypothèse.

    Tout le monde pareil. Le drame, c’est que cette harrypotterisation universelle n’est pas seulement un signe, préoccupant, du processus d’uniformisation, elle en est aussi l’un des vecteurs les plus redoutables. D’abord, parce que le super best-seller, contrairement à ce qu’affirme Gabriel Matzneff, ne venge pas les auteurs moins chanceux, il contribue à les écraser, à les anéantir, eux et leurs éditeurs. On a beau jeu de parler de déclic, ou de virus de la lecture : on lit, certes, mais seulement cela. On n’a d’ailleurs plus le temps, ni l’envie de lire autre chose. Comme tout monopole, le super best-seller entraîne donc un appauvrissement culturel.

    Puis il est lu, et plus il a de lecteur : c’est le syndrome de la cour de récré, suivant lequel il faut avoir ce dont possèdent tous les autres sous peine d’être marginalisé, et ridicule. Mais plus le best-seller a de lecteurs, plus il va imposer aussi un certain type de références, de goûts, de valeurs, eux-mêmes exactement calibrés, à l’aune du politiquement et de l’intellectuellement corrects. Et en définitive, le best-seller constitue le bras armé de la mondialisation : le meilleur outil du nivellement universel, un nivellement d’autant plus radical qu’il aura été assumé, voulu et payé par les intéressés eux-mêmes.
     
     
    Ibn P. Assidim
     
     
    1 : Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, V. Journal, 1991-1996, trad. J. Hervier, Gallimard, 2004, p. 160.

    2 : J.K. Huysmans, À rebours, éd. D. Grojnowski, Flammarion, coll. GF, 2004, p. 135-136.

    3 : G. Matzneff, “Un d’Artagnan d’Outre-manche”, Salamandra, n°5, 2004, p. 49.

     

  • N°8 - Réactionnaires : les nouveaux et les anciens

    Par le Pr Ibn P. Assidim
    Maître de conférences à l’Université de Mascate 

    Le mot remonte à 1794, avec sa couleur péjorative. Aujourd’hui, pour les uns il sert à discréditer ; pour d’autres, il correspond à une catégorie politique pertinente : un chemin où l’on retrouve « les arbres, les demeures, les êtres » chers à Daniel Halévy.

    Lorsqu’un critique gastronomique imaginatif s’est avisé, il y a quelques décennies, d’inventer la « Nouvelle Cuisine », personne ne s’amusa à lui demander des comptes : car chacun savait ce que c’est que la cuisine – et celle que l’on pourra, par contrecoup, qualifier de classique, de traditionnelle, de bourgeoise, etc. À l’inverse, l’un des défauts majeurs du petit livre de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires, vient de ce que l’on ignore, a priori, ce que c’est que d’être réactionnaire, et que l’auteur de ce pamphlet ne répond pas, sinon de manière allusive, fragmentaire et contradictoire, à cette question qui devrait pourtant constituer son point de départ. Il évoque bien certains « thèmes aux saveurs un peu oubliées : l’ordre, l’autorité, la restauration des valeurs, le peuple réel (…) voire le culte des racines et des identités constituées ». Il parle d’une méfiance « marquée à l’égard de la démocratie, de l’État de droit et des fondements d’une société ouverte », dénonce un goût « pour la provocation, l’insulte, la dénonciation ad hominem et la transgression systématique de tous les tabous »  – à ce propos, on s’interrogera avec profit sur la compatibilité de cette transgression, et de l’amour de l’ordre évoqué plus haut – ; il vilipende enfin une hostilité caractérisée à l’égard de la version postmoderne de la démocratie et de ses corollaires, « l’acceptation du système des partis, (…) le souci de l’individu et de ses droits, et l’acquiescement à l’économie de marché ainsi qu’au pluralisme de l’information ». Mais il s’agit là d’une non-définition – qui ne délimite rien, et se contente pour l’essentiel, non sans un certain talent de plume parfois, d’empiler des clichés un peu flous, dont le principal intérêt est de fournir à Lindenberg une grille d’analyse indéfiniment extensible : il peut y faire rentrer à loisir tous ceux qu’il n’aime pas, ou qui le gênent. « Un réactionnaire, déclare-t-il à un journaliste de Libération, c’est quelqu’un qui pense que c’était mieux avant. Un nouveau réactionnaire, c’est quelqu’un qui, n’ayant pas montré jusque-là une telle attitude, commence brusquement ou subrepticement à penser ainsi »(1). Mais est-ce vraiment cela, être réactionnaire ? Sans épuiser la question, qui mériterait de plus amples développements, on est tout de même tenté de formuler quelques remarques.

    Qui c’est celui-là ?

    La première, à tous égards, consiste à savoir si l’on peut le définir : existe-t-il une définition pertinente du réactionnaire ? Disons d’abord qu’il y a nombre de définitions non pertinentes, parmi lesquelles(2), indéniablement, celle de Lindenberg : si le réactionnaire, c’est tout bonnement celui qui regarde en arrière, sans autres précisions, alors, tout le monde est réactionnaire – de même que tout le monde est conservateur si cela se résume à vouloir conserver certaines choses –, et personne ne l’est – puisque nul ne se contente de regarder en arrière, surtout pas Maurras, dont Lindenberg fait l’archétype du réactionnaire, qui ne cessa d’agir en vue du siècle à venir et de répéter que le passé oriente, mais qu’il ne se répète point. Le problème vient ici, à l’évidence, de cette idée d’un regard « en arrière », alors précisément que cet « arrière », étant variable à l’infini, ne signifie absolument rien. Un nostalgique de Brejnev ne regarde pas la même chose qu’un nostalgique de Nicolas II, et leur sentiment n’établit entre eux aucun lien, aucun rapport, aucune communauté. En fait, Lindenberg, défenseur fervent et même tonitruant du « projet des Lumières », se contente de plaquer, sur ceux qu’il appelle les réactionnaires, un schéma mental propre à la philosophie du Progrès : si le Progrès est nécessaire et perpétuel, alors l’avenir, quels que soient ses défauts superficiels ou apparents, est toujours objectivement préférable au passé, puisqu’il nous rapproche de l’âge d’or et de la perfection. Or, sur ce plan, Lindenberg fait fausse route : car le réactionnaire, pour pasticher le mot fameux de Joseph de Maistre, n’est pas un progressiste en sens contraire (pour qui, plus on remonterait dans le passé, et plus on se rapprocherait du Paradis perdu) : c’est le contraire d’un progressiste. Autrement dit, ce qui caractérise fondamentalement le réactionnaire, c’est qu’il pense que rien ne s’améliore de façon certaine et infinie à mesure que le temps s’écoule, et que par suite, l’homme d’aujourd’hui n’est pas forcément meilleur, ni pire du reste, que ses ancêtres ou que ses descendants. Ce que Lindenberg appelle, assez joliment, son « humeur chagrine face à la modernité » (idem) ne vient pas de ce qu’il préfère forcément le passé, mais de ce que la modernité se fonde entièrement, dans ses principes, ses réalisations et ses destructions, sur la certitude d’une amélioration globale de la condition humaine.

    Vers la catharsis

    Au fil de la réplique, on est d’ailleurs allé un peu vite en besogne. Sur quoi se fonder pour avancer une telle définition ? Faute de mieux, sur le mot lui-même, qui prend son sens contemporain peu après la chute de Robespierre – dont les partisans vont alors dénoncer « la réaction » qui, assurent-ils, s’est fait sentir « après chacune des crises qui ont eu lieu depuis la Révolution »(3). À cette époque, on forge donc le mot "réactionnaire" par analogie avec son antithèse, "révolutionnaire". Fréron parle ainsi des « crimes réactionnaires », c’est-à-dire, ceux de la contre-révolution. Le réactionnaire, comme l’indique son nom et le sens, à l’époque gravement péjoratif, qu’on lui donne, se détermine donc par opposition. Mais non au présent, ni même à l’avenir, simplement à la pensée (ou à la politique) qui entend projeter dans ce présent ou cet avenir les promesses du Progrès et les rêves de l’Utopie, la figure de l’Homme nouveau et la certitude du bonheur universel. Au fond, le réactionnaire est par excellence un pessimiste – ce qui peut le mener jusqu’à l’aveu désabusé, et quasi-houellebecquien, de Jacques Bainville, qui est le nec plus ultra de la réaction : « rien n’a jamais bien marché ». Au mieux, et ce n’est déjà pas si mal, les hommes peuvent espérer un moindre mal, parfois illuminé par des moments de grâce, par ce que l’on appelait jadis des "grands siècles", même si de tels chefs-d’œuvre sont toujours provisoires, menacés par la rechute dans la barbarie, comme la fragile Marina des Falaises de marbre. Fragilité des choses qui, du reste, n’invite pas nécessairement à se détourner de l’action : au contraire, même, déclarait Pierre Boutang : « Étrange comme ceux qui connaissent le mieux cette possibilité pour l’homme et pour les civilisations de se défaire, (…) sont aussi les plus attentifs à restaurer (…) le minimum de mesure dans une situation que la démesure a rendue en apparence désespérée. »(4)

    Sur le plan de l’histoire des idées, la pensée réactionnaire peut donc se voir assigner une date de naissance assez précise : le moment où apparaissent, sur l’autre rive, la thématique du Progrès, l’Utopisme et la Modernité occidentale, dans le prolongement de la révolution scientifique du premier XVIIe siècle. À ce propos, il faut toujours garder en vue le rapport d’opposition existant entre ces deux grands courants, cette symétrie exacte qui fait que la pensée réactionnaire défend et valorise, presque systématiquement, ce que le progressisme prétend détruire ou dénigrer : la nature, les différences, la tradition, la coutume, l’appartenance. À l’inverse, le réactionnaire s’attaquera à tout ce qui manifeste ou suppose l’optimisme historique, anthropologique et technique de la Modernité : l’égalitarisme, la démocratie, ou encore, la rhétorique des Droits de l’Homme. Ce faisant, il se reconnaît à merveille dans le personnage de Plateforme qui, « quand les gens parlent de droits de l’Homme », a « toujours plus ou moins l’impression qu’ils le font du second degré »(5), avant de constater, avec un peu de commisération consternée, que ce n’est pas le cas.

    Et ce lien d’opposition avec la Modernité permet aussi de dessiner, en creux, l’histoire complexe de ce courant, ses contours, anciens et actuels, comme de lui prédire une ample descendance. Il permet enfin – où l’on en revient à notre point de départ – de valider certaines hypothèses de Lindenberg (par exemple, le rôle central de Maurras), et d’en contester beaucoup d’autres. Contrairement à ce qu’il semble croire, un Moderne déçu n’est pas forcément un Ancien qui se découvre, ni a fortiori, un allié objectif ou un compagnon de route de la réaction. Pour reprendre ses propres mots, il est loin d’être sûr que les positions de ce Moderne déboussolé « prennent les formes d’authentiques régressions, (qui) visent dans son cœur, sans toujours l’avouer, le projet démocratique lui-même et son ambition égalitaire ». Peut-être y viendra-t-il : mais cela exigera une catharsis, une révolution intérieure, plus profonde que celle que suscitent la rancœur ou la désillusion, même nourries des lectures sulfureuses dénoncées par Lindenberg. Républicains, encore un effort, et vous serez réactionnaires…
     
     
    Pr Ibn P. Assidim


    1 : « Se battre pour la modernité demeure un point essentiel. Daniel Lindenberg s’explique », Libération, 30 novembre 2002.
    2 : Dans le florilège de définitions aberrantes ou invalides suscitées par le livre de Lindenberg, on cueillera avec délices celle d’un maître de conférences de l’Université de Nanterre, Thomas Clerc, qui du haut de sa jeune science nous déclare doctement qu’ « être réactionnaire consiste à analyser le monde avec des outils inadaptés, qui ne rendent plus compte de sa complexité sémiologique » (“Qu’est-ce qu’être réactionnaire ?”, Libération, 3 décembre 2002, p. 5). ça, c’est envoyé !
    3 : Moniteur, réimpression, t. XXI, p. 591, cité in F. Brunot, Histoire de la langue française, t. IX, 2e partie, Armand Colin, 1967, p. 844.
    4 : P. Boutang, La politique considérée comme souci, Froissard, 1947, p. 178.
    5 : M. Houellebecq, Plateforme, J’ai Lu, p. 80.