Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

N°13 - Enquête sur le best-seller : L’avenir de l’inintelligence

Par Ibn P. Assidim

Le best-seller, mystère ou recette ? Miracle ou industrie lourde ? « Si vous venez me voir, écrivait à Pierre Benoît l'auteur d'un des plus gros succès de librairie du début du XXe siècle, Axel Munthe, peut-être pourrez-vous alors m'expliquer ce que personne n'a pu m'expliquer jusqu'ici : pourquoi le Livre de San Michaele a été traduit en 25 langues ? C'est plus fort que moi, je n'y comprends rien… » Mais, Stephen King, Marc Lévy ou Amélie Nothomb oseraient-ils dire la même chose ?

Paul-Loup Sulitzer, dans un entretien exclusif aux Épées, avoue honnêtement que non. Désormais, sauf exception, un best-seller, ça s'organise à l'avance, ça se “budgette”, ça se fabrique comme n'importe quel autre produit de consommation courante. À propos d'objets indéfiniment reproductibles, la langue juridique parle de « choses de genre ». En l'espèce, les best-seller paraissent d'autant plus inquiétants qu'ils imposent, par leur seule existence, une culture aseptisée, nivelée, propre sur elle et politiquement correcte : une culture transgénique, vecteur discret mais redoutable d'une mondialisation des imaginaires.

Au début du siècle dernier, dans L’Avenir de l’intelligence, Charles Maurras s’interrogeait sur les conséquences culturelles de la collusion en voie de s’établir entre la pensée démocratique, la société de masses et le grand capitalisme financier. Il prophétisait alors le dilemme auquel se trouveraient confrontés intellectuels et artistes, écartelés entre une liberté invivable, celle de crever de faim et de solitude, et un asservissement, confortable mais désastreux, aux diktats de l’argent tout puissant. Un siècle plus tard, on peut se demander si le “best-seller” – qui en tant que catégories, définissant une œuvre non par son contenu, son sujet ou sa valeur, mais par son seul chiffre de vente, représente une véritable nouveauté –, si le best-seller, donc, ne réalise pas une part de la prédiction.

Quantité ou qualité

Avant toute chose, le best-seller manifeste, en tant que tel, le règne et le triomphe de la quantité ; signe-t-il aussi, par contrecoup, l’inéluctable défaite de la qualité ? Commençons par nuancer : sur ce plan, il y a des exceptions – il y en a même beaucoup.

Si, en effet, on définit le best-seller comme un ouvrage qui se vend, à sa sortie, à plus de, mettons, cent ou deux cent mille exemplaires, on peut imaginer qu’un texte de valeur, un bon, voire un grand livre, soit susceptible de trouver un tel public. Et l’on touche ici à un premier mystère : pourquoi un ouvrage va-t-il, du jour au lendemain, faire des chiffres de vente fabuleux, et, a priori, inattendus ? En bref, comment naît un best-seller ? Pour répondre, il faut d’abord mettre de côté deux cas de figure : d’une part, les auteurs à succès (puisque celui qui a déjà écrit un best-seller a de bonnes chances d’en faire d’autre, ayant désormais un lectorat qui, par fidélité ou par curiosité, achètera ses prochains livres : en l’espèce, le seul problème, c’est celui du tout premier best-seller d’un auteur). D’autre part, les prix littéraires (on a beau savoir que les jurys se trompent souvent, on continue d’acheter sur la foi de l’étiquette, par habitude ou par paresse, sans s’interroger sur le contenu).

Si l’on met de côté ces hypothèses, on constate que l’apparition d’un best-seller procède de la combinaison de hasards favorables : un éditeur intéressé et actif, l’absence de peau de banane fatale (comme celle qu’ont rencontré les ouvrages parus dans les jours ayant suivi le 11 septembre, et qui ont subi du coup le même sort que les Twin Towers), et surtout, le fait de correspondre, au moment précis de la publication, aux attentes, aux besoins et aux désirs dominants du public (ou d’un segment suffisamment important de celui-ci). On achète un livre lorsqu’il dit ce que l’on souhaite lire. C’est ce qu’explique Ernst Jünger à propos du Voyage au bout de la nuit : « il était essentiellement lié à son époque – mais au plus haut degré. L’atmosphère de nihilisme, de pessimisme et de décadence sur un arrière-fond de tropiques, de drogue, de guerre et de guerre civile, était en phase avec les turbulences de ces années-là »(1). Tout comme une douzaine d’années plus tôt, en 1920, son célébrissime Orages d’acier, ou le roman À l’Ouest rien de nouveau, de Remarque, étaient eux-mêmes « en phase » avec les aspirations de la génération du Front, celle qui au même moment, en France, faisait un triomphe à Barbusse ou à Roland Dorgelès.

Le best-seller répond à un besoin qui, parfois, se trouve être un besoin de noblesse, de beauté, de grandeur – mais qui demeure toujours intimement lié au contexte et à l’époque : à la façon dont, à ce moment-là, le public perçoit sa propre situation, son image ou son avenir. C’est pourquoi, du reste, tout (véritable) best-seller relève un peu du miracle. Il n’existe que parce qu’il est arrivé au bon moment. Dix ans plus tôt, ou plus tard, il aurait fait un four ; d’ailleurs, il n’aurait d’ailleurs sans doute pas été écrit.

Mais le best-seller peut tout aussi bien répondre à des aspirations moins respectables – et au fond, telle est même la règle dont on vient d’évoquer l’exception. Si l’on scrute les listes de best-sellers, on devine, en creux, les désirs des lecteurs, lesquels se ramènent, pour l’essentiel, au sexe et à l’amour, à la violence et à la curiosité. À chaque fois, il s’agit toutefois de désirs marqués du sceau de la facilité : idéaux dérisoires, passions médiocres, qui n’engagent à rien, qui ne sont pas là pour bouleverser mais pour divertir. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut fabriquer un best-seller avec de l’érotisme, même salé (d’Emmanuelle(s) à La Vie sexuelle de Catherine M., un million d’exemplaires vendus, 29 traductions), mais pas avec la pornographie, trop dérangeante pour cela. On peut espérer de fortes ventes en racontant les crimes ou la traque d’un tueur en série, mais, sauf exception (type American Psycho), on risque le flop lorsqu’on en fait le héros de l’ouvrage. On peut faire beaucoup d’argent en parlotant d’amour : après Louis-Ferdinand Céline, Danielle Steele ou Marc Lévy ont compris que l’amour, c’est l’infini à la portée des caniches, lesquels ont de nos jours un fort pouvoir d’achat. Mais à condition de ne pas trop raffiner la pâtée qu’on leur offre : les 1 750 exemplaires d’Un amour de Swann, parus à compte d’auteur chez Grasset en 1913, ne se vendirent qu’avec difficulté, malgré les critiques plutôt élogieuses – et il faudra attendre 1919 et le Goncourt des Jeunes filles en fleurs pour que le petit Marcel accède enfin aux gros tirages.

La masse va spontanément au plus facile. Elle se laisse couler dans le sens de la pente. Cette loi fondamentale de la démocratie s’applique également dans l’ordre littéraire. De là, en général, un rapport d’inversion entre qualité (celle d’un ouvrage) et quantité (celle des ventes, du moins au-delà d’un certain plafond). La prime est au médiocre, ce qui pénalise à la fois le très mauvais (qui a peu de chances de faire un best-seller) et le très bon (qui n’en a pas beaucoup plus). Un rapport qu’on pourrait formaliser en deux points.

Premier point : les grands livres sont rarement des best-sellers. Ils finissent certes par le devenir, au fil des années ou des siècles, et des petites ventes qui s’additionnent. Mais sur le moment, il est assez rare qu’ils trouvent un public à la hauteur. Il est même fréquent qu’ils ne trouvent pas d’éditeur. On connaît la triste fin de John Kennedy Toole qui se suicida en 1969, à trente-deux ans, parce qu’il ne parvenait décidément pas à faire éditer son chef-d’œuvre, A Confederacy of Dunes, La Conjuration des imbéciles. Dix ans plus tard, sa mère, Thelma Toole, à force d’insister, convainc finalement un petit éditeur universitaire de Bâton Rouge (Louisiane) de publier les picaresques, fabuleuses et lamentables aventures d’Ignatius J. Reely. En 1980, le livre sort enfin, couronné par le Prix Pullitzer et dévoré par des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde. Destin triomphal, mais qui, eu égard aux attitudes et aux vices du héros, idéologue obèse, paranoïaque et réactionnaire, n’aurait sans doute pu se réaliser quinze ans plus tôt. Que les mauvais esprits se rassurent : malgré son succès, la Conjuration n’a jamais figuré dans le Top Ten américain, qui, de 1980 à 1983, accueille en revanche cinq titres de Stephen King (le Lovecraft des VRP), trois de James A. Michener (le forçat du roman de plage), et deux du très inestimable Ken Follett, le milliardaire travailliste, qui qualifiait Proust de plus grand enc… de mouches de la littérature. Rien que du beau monde...

Symptôme

Le lecteur des Épées devine sans doute où l’on veut en venir : s’il est exceptionnel que les grands livres soient des best-sellers, réciproquement, il est plutôt rare que les best-sellers soient de grands livres. La masse aurait-elle mauvais goût ? Tel est du moins le sentiment de Des Esseintes, le héros d’À rebours, qui se détournait avec horreur des œuvres qu’il avait aimé lorsque celles-ci parvenaient malencontreusement à conquérir « l’universelle admiration ». « Et en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, l’œuvre d’art […] qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante. Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâté […] des livres jadis chers ; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair […] ne se dupait point ».(2)

« En général, proclamait le vieux Fontenelle, le nombre des hommes qui pense est petit ». Pour bien faire, expliquait-il, il suffit d’observer ce que fait le peuple, et faire le contraire. Le best-seller conforte, au fond, ce constat joyeusement désabusé. Surtout lorsque l’on observe que les quelques grands livres qui échappent à la règle n’y parviennent souvent que pour de mauvaises raisons – par exemple, dans le cas des Particules élémentaires, du fait de la réputation sulfureuse et libertine de l’ouvrage, c’est-à-dire, au fond, de ce qu’il présentait de moins original et de moins novateur.

Pour toutes ces raisons, le phénomène best-seller n’intéresse pas seulement la littérature.

Le best-seller, on l’a dit, est au fond comme le reflet, terriblement fidèle, de la société et de la culture où il est apparu. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirais qui tu es. Reflet, mais aussi symptôme : de la puissance de machines éditoriales qui ont les moyens techniques et financiers pour fabriquer des best-sellers à la chaîne, et de l’uniformisation galopante des goûts. Car plus une société est uniformisée, « unidimensionnelle », comme disait Marcuse, et plus le best-seller devient un phénomène culturel majeur, plus il devient normal. Dans l’utopie, où il n’y aurait que des individus identiques, strictement égaux entre eux, tous liraient le même livre, et tous se réjouiraient d’avoir les mêmes goûts que leurs semblables, cette conformité démontrant leur pleine appartenance à la communauté. Sur ce point, Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, s’est finalement trompé : le problème, au fond, ça n’est pas qu’il y ait des livres – car le livre peut être un admirable outil de formatage totalitaire, comme le montre l’énorme production éditoriale de l’ancienne URSS –, mais qu’il y ait des livres différents, étrangers aux goûts des puissants, des livres qui répugnent à la masse.

D’où l’intérêt – politique, là encore – du « phénomène Harry Potter », cinq volumes parus, traduits en 55 langues, et vendus à 250 millions d’exemplaires : démesure inouïe, quels que soient par ailleurs la qualité et l’intérêt de l’histoire, et où l’on ne saurait voir, à l’instar de Gabriel Matzneff, « la cerise sur le gâteau », ni le moyen de venger « tous les écrivains qui ne bénéficient pas des mêmes tirages »(3) (c’est-à-dire, tous).

Marketing littéraire

Bien sûr, on peut toujours feindre de croire, comme le susnommé, que « le gamin de dix ans qui dévore » les gros volumes d’Harry Potter « est mûr pour lire, lorsqu’il aura quinze ans, Tolstoï et Thomas Mann ». Énormes ventes en perspective pour le roman russe et la littérature allemande ? Craignons plutôt que ces lecteurs ne se rabattent sur Ken Follett, ou qu’ils se contentent de lire et de relire, en boucle, les sept volumes des aventures de leur petit héros – comme bon nombre des lecteurs de Tolkien qui, après y avoir goûté, ont renoncé à lire autre chose : que lire après le sublime ? Bref, on peut toujours voir, dans le héros de Madame J.K. Rowling le digne successeur de d’Artagnan : à elle seule, l’invraisemblable énormité des ventes discrédite les prédictions et les rapprochements. Jamais on n’avait vu cela. Harry Potter, ou le best-seller absolu : d’autant qu’on l’achète aussi, en grande partie, pour cela, parce qu’on veut en être, on veut avoir participé au phénomène, à la bousculade, à la découverte émerveillée du prodige, ainsi qu’à la fabuleuse et si émouvante success story de son auteur, jeune femme abandonnée aujourd’hui millionnaire en dollars.

Harry Potter, c’est le triomphe du produit littéraire en temps réel : cinq millions d’exemplaires vendus aux États-Unis le week-end de la sortie du cinquième tome, un million et demi de volumes vendus en Allemagne dans les premières vingt-quatre heures – grâce à une commercialisation conçue comme un génial jeu de rôles, avec livraisons en librairie programmées à minuit, pénurie organisée, fans clubs, prolongements cinématographiques et déluge de produits dérivés. Mais Harry Potter, c’est surtout le symptôme effarant d’une mondialisation des goûts : le capitalisme financier, internet et les médias triomphant avec facilité là où le catholicisme romain et l’empire britannique avaient échoué – ce qui justifie, sans doute, que Madame Rowling soit plus riche que la Reine d’Angleterre et le Pape réunis. D’autant que cette uniformisation ne se contente pas de briser les frontières : elle transcende les générations, adultes et enfants lisant les mêmes livres et se passionnant pour les mêmes aventures. Autre nouveauté, et autre symptôme. Jadis, les genres restaient balisés, aujourd’hui, c’est fini. Les enfants auraient-ils acquis une maturité fulgurante, comme les sympathiques blondinets du Village des damnés ? Ou les adultes sont-ils en voie d’infantilisation ? Les soirées terrifiantes où des moldus avertis s’échangent avec gourmandise leurs expériences potteriennes en mangeant des fraises tagada feraient plutôt pencher pour la seconde hypothèse.

Tout le monde pareil. Le drame, c’est que cette harrypotterisation universelle n’est pas seulement un signe, préoccupant, du processus d’uniformisation, elle en est aussi l’un des vecteurs les plus redoutables. D’abord, parce que le super best-seller, contrairement à ce qu’affirme Gabriel Matzneff, ne venge pas les auteurs moins chanceux, il contribue à les écraser, à les anéantir, eux et leurs éditeurs. On a beau jeu de parler de déclic, ou de virus de la lecture : on lit, certes, mais seulement cela. On n’a d’ailleurs plus le temps, ni l’envie de lire autre chose. Comme tout monopole, le super best-seller entraîne donc un appauvrissement culturel.

Puis il est lu, et plus il a de lecteur : c’est le syndrome de la cour de récré, suivant lequel il faut avoir ce dont possèdent tous les autres sous peine d’être marginalisé, et ridicule. Mais plus le best-seller a de lecteurs, plus il va imposer aussi un certain type de références, de goûts, de valeurs, eux-mêmes exactement calibrés, à l’aune du politiquement et de l’intellectuellement corrects. Et en définitive, le best-seller constitue le bras armé de la mondialisation : le meilleur outil du nivellement universel, un nivellement d’autant plus radical qu’il aura été assumé, voulu et payé par les intéressés eux-mêmes.
 
 
Ibn P. Assidim
 
 
1 : Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, V. Journal, 1991-1996, trad. J. Hervier, Gallimard, 2004, p. 160.

2 : J.K. Huysmans, À rebours, éd. D. Grojnowski, Flammarion, coll. GF, 2004, p. 135-136.

3 : G. Matzneff, “Un d’Artagnan d’Outre-manche”, Salamandra, n°5, 2004, p. 49.

 

Les commentaires sont fermés.