Figure célèbre et méconnue de la critique du début du XXe siècle, Albert Thibaudet constitue un exemple proprement génial de l’écrivain critique, entrant dans les arcanes des œuvres et composant les siennes par ce cheminement même. Méthode dépassée ou modèle à suivre ?
En littérature, le temps qui passe est spécialement cruel avec ceux-là même qui se fixent un sacerdoce de la servir : les professeurs (parfois), les auteurs (quelques uns), les critiques (tous). Une génération à peine, leurs œuvres sont introuvables, leur rôle méconnu, leurs noms même perdus. Mes étudiants de lettres, même khâgneux, dès qu’il leur faut composer sur la critique, n’ont pour munitions qu’un peu de Barthes réchauffé et du Genette passé et repassé à la moulinette : fast food des années 2000. Ils ne savent pas – pas du tout – que les grands critiques du XXe siècle, ce furent Charles Du Bos, l’abbé Bremond, et Albert Thibaudet ; et les laisseraient ahuris les noms de Léon Daudet, de Valéry Larbaud, de Kleber Haedens et de Pascal Pia.
Albert Thibaudet mourut en 1936 sans laisser de descendance qui pût veiller aux destinées de ses livres. Son Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours (1936), il ne put l’améliorer, et ce livre n’était pas assez scolaire pour rivaliser avec les manuels. Thibaudet, homme de gauche, avait beau mourir en 1936, il n’avait milité nulle part, et même avait, sans passion, très bien écrit sur Barrès et Maurras : on l’oublia. Enfin, le pauvre homme s’était fait vertement reprendre par Proust dans le Contre Sainte-Beuve pour avoir osé risqué l’idée que Flaubert n’était pas très intelligent ; comme aujourd’hui il n’est point de salut hors de Proust, vache sacrée, personne n’ose penser, contre lui, que cette observation, très fondée, sur Flaubert (mais c’est un autre bœuf Apis pour nos contemporains) prouve que Thibaudet, certes, ne manquait pas d’intelligence critique. Ajoutons que les deux « Pléiade » que Thibaudet confectionna (Montaigne, 1934 ; Flaubert, 1936, avec H. Dumesnil) sont caducs. Pas de chance.
Thibaudet, pourtant, laisse une œuvre passionnante. Si l’on en doutait, qu’on parcoure le numéro du 1er juillet 1936 de la Nouvelle Revue Française : entre autres, lui rendent hommage Valéry, Bergson, Alain, Jean Prévost, Jean Grenier, Jean Wahl, Ramon Fernandez, E.-R. Curtius, Maurois, Morand, L.-P. Fargue, Jean Schlumberger, Daniel Halévy… Excusez du peu !
Thibaudet, que l’Université française ni l’Académie ne pensèrent à accueillir, avait été deux fois admissible à l’agrégation de philosophie et, finalement agrégé d’histoire, il quitta vite l’enseignement pour faire son voyage en Grèce (Les Heures de l’Acropole, 1923) et vivre de sa plume, dans La Phalange puis à partir de 1911 dans la NRF. Il y tenait les rubriques « La littérature » puis « Réflexions sur la littérature », jusqu’à sa mort, écrivant chez lui, à Tournus, ou à Upsal et Genève, les Suédois et les Vaudois (qui se souvenaient d’avoir pareillement reçu Sainte-Beuve) ayant eu, eux, la bonne idée de lui confier des chaires. Prodigieux lecteur, il avait fait la guerre de 1914-1918 avec dans sa musette Montaigne et Thucydide. D’où, en 1922, La Campagne avec Thucydide, réflexion sur l’art difficile de la guerre, l’art plus difficile de la paix, et l’écriture de l’histoire. Ancien élève de Bergson à Henri IV, Thibaudet était, en bon bergsonien, soucieux de la durée : durée des courants et des genres littéraires, durée des idées quand elles germent dans un ancien terreau et promettent d’indéfinis développements (d’où son chef d’œuvre, Trente ans de vie française : I. Les idées de Charles Maurras ; II. La vie de Maurice Barrès ; III. Le Bergsonisme, 1920-1923), durée intime des écrivains d’où surgissaient, par des lentes et secrètes métamorphoses, qu’il étudiait, leurs œuvres. On lui doit les premières études profondes qu’appelaient Mallarmé (1912, revu en 1926) et Valéry (1923). Mais encore un Flaubert (1922, revu en 1935), un Amiel (1929), un Mistral (1930), un Stendhal (1930). Et en 1930 une Physiologie de la critique. Les Princes Lorrains de 1924 confrontaient Barrès et Poincaré. Si quelques articles de lui ont été recueillis (Réflexions sur le roman, sur la littérature, sur la critique, 1938, 1939), une masse de textes qu’il donna à la NRF ou au Journal de Genève y dorment encore.
Thibaudet, que son érudition, l’ampleur des compétences, l’indépendance de son esprit et sa passion des Lettres rapprochent de Sainte-Beuve (que Proust a grossièrement méconnu ; mais il revient, on le réédite beaucoup ces jours-ci), n’était pas comme lui curieux des secrets biographiques des hommes, il ne se souciait que des œuvres, cherchant moins à y trouver les raisons du goût qu’il éprouvait pour elles que les secrets de leur maturation. Ainsi se penchait-il sur les lectures, les antécédents littéraires de leurs auteurs, sur leur longue genèse, et dessinait-il les prolongements futurs voire fictifs que ces œuvres lui semblaient mériter de connaître. Aussi attentif à leur musique (on trouve chez lui d’admirables analyses du style de Barrès et de Flaubert) qu’au réseau d’idées qu’elles impliquaient et qu’elles organisaient, Thibaudet se défiait de lui-même (il était modeste !) et, bergsonien, ne redoutait rien tant qu’un jugement arrêté, fixé, pétrifié : il se relisait, modifiait ses attendus, ouvrait le champ à de possibles lectures différentes.
Bourguignon d’allure paysanne, bon vivant, il préférait ne parler que des écrivains qu’il aimait ou avait envie d’aimer ; les autres, il s’en taisait ; « Thibaudet n’éternuait pas de l’acide sulfurique », disait de lui Morand, qui s’y connaissait en éreintements à ses dépens. La critique de Thibaudet, abondante, sinueuse, procède d’un acte de sympathie du lecteur avec son livre et du critique avec “son” auteur ; généreux, le critique offre à son auteur sa science, ses idées ; d’où de féconds rapprochements, soit qu’il s’agît d’illuminer une œuvre par tout ce dont elle résulte (ainsi, Thibaudet éclaire admirablement Maurras par Auguste Comte), soit qu’il fallût dresser contre elle l’œuvre adverse (Poincaré contre Barrès). Bergsonien toujours, Thibaudet poétise sa critique en la nourrissant par osmose du style même de son auteur, si bien qu’on en arrive à croire que, pour une fois doté de lucidité sur soi, l’auteur même se critique à sa propre manière. Il aime aussi les comparaisons et métaphores filées, qui rendent compte du caractère minéral, métallique, floral, sylvestre, etc., de tel ou tel livre.
Le tempérament de Thibaudet, l’influence sur lui moins de la NRF (qui avait ses foucades et ses sectarismes, Gide le premier) que de Montaigne, son bergsonisme surtout le conduisaient à chercher, patiemment, à vérifier son goût par son intelligence critique et, inversement, à irriguer sa critique des joies que lui donnait son intuition de lecteur. On le lit, on apprend beaucoup, on sait les raisons que l’on doit avoir d’aimer tel livre, mais on discerne vite que ces raisons ne suffisent pas, qui ne sont que des raisons, à nous livrer l’accès au sanctuaire. Thibaudet, ou la critique créatrice, c’est le titre de l’une des rares thèses qui lui aient été consacrées (Alfred Glauser, 1952) ; mieux encore, Thibaudet, ou la sage intelligence de la littérature.
Si vous êtes comme moi excédé par le jargon structuralo-psycho-sémio-stylistico etc. de l’Université, si pour vous un livre que vous avez la faiblesse d’aimer (car vous aimez la littérature) n’est pas une structure signifiante, une machine textuelle, un champ ouvert de lectures plurielles, un objet polysémique – lisez Thibaudet. Vous y apprendrez pourquoi, en effet, et malgré Proust, Flaubert n’était pas très intelligent. Mais vous, vous deviendrez intelligent !