Il existe une droite et une gauche pures, cohérentes, opposées.
En confondant jeu des partis et vie intellectuelle, l’affirmation
“ni droite, ni gauche” propose moins une troisième voie politique
qu’elle ne vient consacrer la confusion des esprits.
Ni droite, ni gauche ? Entendons-nous bien : cette double négation ne signifie quelque chose que lorsque l’on se situe sur un plan politique, ou plus exactement encore, parlementaire. Elle désigne alors ceux qui n’appartiennent ni à la « la droite », c’est-à-dire, aux partis qui s’en réclament ou qui sont qualifiés ainsi, ni aux partis de « la gauche » : soit qu’ils ne se reconnaissent pas dans les modalités du jeu politique tel qu’il fonctionne actuellement, soit qu’ils se situent au centre, dans les espaces laissés entre ces deux groupes de partis, ou aux extrêmes, au delà de leurs frontières. C’est en ce sens, mais en ce sens seul, qu’un royaliste pourrait se dire « ni de droite, ni de gauche » sous la Ve République, de la même façon qu’un républicain aurait pu l’affirmer sous la Restauration.
Affirmation problématique
En revanche, dès que l’on quitte un plan parlementaire pour se placer sur celui de la géographie des idées, cette double exclusion apparaît beaucoup plus problématique. En effet, de façon conventionnelle, certes, mais indispensable, droite et gauche recouvrent, sur ce plan, la totalité des possibles – de même que les points cardinaux sur une carte, où chaque lieu pourra être situé par rapport au nord et au sud, à l’est et à l’ouest. Dans l’ordre intellectuel, toute idée politique, au sens large, pourrait être située de la sorte, et donc qualifiée de droite ou de gauche. Dans cet ordre, en effet, contrairement à ce qui se passe sur l’échiquier partisan, il n’existe pas d’espace vide. Tout au plus peut-on concevoir des zones intermédiaires où ces opinions s’émulsionnent en apparence, sans toutefois se confondre ni se dissoudre. En somme, on n’est jamais “ni de droite ni gauche” – sauf à n’avoir aucune opinion : dans l’absolu, seuls les légumes pourraient donc revendiquer de telles positions – et encore, les légumes, c’est bien connu, étant foncièrement de droite, comme le prouvent leurs racines, leur tendance à l’amertume et leur côté pétainiste.
Sur ce plan, donc, le « ni droite ni gauche » parait intenable. En réalité, le slogan dissimule généralement la position inverse – celui qui prétend n’être ni l’un ni l’autre étant en réalité l’un et l’autre à la fois, et pouvant selon les cas l’être un peu (à l’image des centristes), beaucoup, passionnément, ou à la folie (comme les fascistes, qui réussissaient, aux dépens de la cohérence de leur doctrine, à être aussi violemment égalitaires qu’adeptes des hiérarchies, aussi futuristes que réactionnaires, aussi populistes qu’autocrates). « L’extrême droite, écrivait Emmanuel Berl, est fort peu la droite, l’extrême gauche, fort peu la gauche ». La boutade est séduisante, avec sa jolie symétrie, toujours rassurante, et son côté paradoxal, toujours dérangeant, autre façon de dire : flatteur pour les intellectuels.
Mais au fond, elle ne tient pas la route. D’abord, parce que la notion d’« extrême droite » associe sans la moindre rigueur des systèmes très différents, certains purement de droite, d’autres, combinant des positions radicales de droite et de gauche. Ensuite, parce qu’en l’occurrence, la symétrie (entre les extrêmes) n’a pas la moindre consistance, l’extrême gauche étant pour l’essentiel strictement de gauche, du moins sur un plan idéologique – même si elle a pu se résoudre à adopter parfois, sur le plan de l’exécution, des moyens ou des voies qui, à en croire Berl, devraient être qualifiés de droite ; mais on retombe ici dans la confusion entre théorie et pratique.
Enfin, parce qu’en matière intellectuelle, la notion d’« extrémisme », qui se justifie à la rigueur dans l’ordre parlementaire, paraît peu pertinente. Certaines constructions intellectuelles agglutinant des thèses de droite et de gauche, et manifestant cette confusion jusque dans leur dénomination (comme le « national-socialisme » ou le « national-bolchevisme »), ont ainsi été qualifiées d’extrême droite, du seul fait des pratiques violentes, « extrêmes », ou du militarisme affiché par les mouvements qui les défendaient. Dans le même temps, d’autres doctrines, beaucoup moins hétérogènes quant à leur contenu, étaient désignées comme simplement « de droite », alors qu’elles l’étaient objectivement bien plus, ou bien mieux, que les précédentes. En l’espèce, c’est donc plus en termes de pureté qu’en termes d’extrémisme qu’il faudrait réfléchir. Et c’est sur une échelle qui irait de ceux qui sont “purement” de gauche à ceux qui sont “purement” de droite, en passant par l’ensemble de ceux qui adoptent sur tel point particulier des thèses en contradiction avec leur orientation dominante, que l’on pourrait reclasser l’ensemble des systèmes idéologiques.
Auparavant, il faudrait toutefois tenter d’établir ce que recouvrent les notions de droite et de gauche, et se demander au préalable, si une telle tentative n’est pas vouée à l’échec.
Pertinence du clivage
Dans un article consacré à l’effacement du clivage droite/gauche, Alain de Benoist contestait que l’on puisse rapporter les termes en question à « des thèmes permanents qui les caractériseraient en propre » ou « à des concept-clés qui en constitueraient le noyau dur ». « Cette démarche, ajoutait-il, débouche sur une impasse. D’une part, les grands thèmes idéologiques n’ont cessé au cours de l’histoire de “voyager” de droite à gauche, ou de gauche à droite. D’autre part, il y a toujours eu plusieurs droites et plusieurs gauches, dont la réduction à un idéal type unitaire s’est généralement révélée impossible. Ce qu’on entend par “droite” et “gauche” varie enfin considérablement selon les époques et les lieux ». Et cet auteur terminait son article en affirmant qu’« il y a ni de droite métaphysique ni gauche absolue, mais seulement des positions relatives et des systèmes de relations variables, qui se composent et se recomposent constamment ». De fait, l’histoire politique semble lui donner raison, elle qui se résume à une succession de glissements et de translations, de droite à gauche ou (plus rarement) de gauche à droite. Si le clivage apparaît dès les premiers jours de la Révolution, les notions de gauche et de droite s’avèrent, d’emblée, instables et incertaines. La droite de l’Assemblée, occupée en 1789 par des monarchistes intransigeants, le sera, trois ans au plus tard, par des Girondins, puis par des Jacobins à peine moins frénétiques que les autres. Après la chute de Robespierre, on distinguera à nouveau entre Thermidoriens de gauche et Thermidoriens de droite, lesquels s’insultent, se détestent, s’ostracisent, bien que « l’on ne distingue pas de programmes différents, puisque tous alors se disent républicains démocrates ». (A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Armand Colin, 1900, p.500) À l’inverse, sous la Restauration, ce sont des royalistes, plus ou moins libéraux et anglophiles, qui siègent à gauche et au centre. À l’époque, la droite est aux ultra royalistes ; quelques décennies plus tard, elle sera à nouveau aux mains des républicains. En résumé, un républicain modéré dont les opinions n’auraient jamais varié serait ainsi passé, sans bouger d’une ligne, de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par tous les stades intermédiaires.
Si l’on se contentait de cette approche, les notions de droite et de gauche n’auraient donc pas beaucoup de sens, ni beaucoup d’intérêt. Mais on se rend bien compte que c’est ici la perspective choisie qui est défaillante : puisque l’on se situe à nouveau sur un plan partisan, et non sur le plan théorique qui doit seul nous intéresser. Or, à cet égard, notre républicain imperturbable, ballotté en apparence d’un extrême l’autre de l’échiquier politique, est en réalité demeuré fidèle à des convictions qui, elles, n’ont jamais cessé d’être de centre gauche.
Ainsi est-ce en distinguant, comme on l’a fait dès le départ, la dimension parlementaire de la dimension théorique, que l’on pourrait essayer d’établir ce qui est de droite, et ce qui est de gauche. Cependant, n’est-ce pas une illusion ?
Huiles essentielles
À en croire Alain de Benoist, sans doute. Mais sa démonstration paraît contestable. D’abord, quoi qu’il en dise, il faut bien qu’existent des « concepts clés », des « noyaux durs », caractérisant les pensées de droite ou de gauche, sans quoi une telle distinction ne serait ni concevable, ni opératoire : le simple fait d’utiliser les notions de « droite » et de « gauche », comme il le fait dans le reste de sa démonstration, suppose d’ailleurs que ces notions aient un contenu suffisamment identifié et stable pour que l’on puisse en parler, les étudier et les opposer. Ces « noyaux durs » une fois établis, on peut en déduire que ne coexistent pas, au même moment, une pluralité de « droites » et de « gauches » – de même qu’il n’y a pas sur la carte plusieurs nords ou plusieurs suds –, mais des systèmes variés, plus ou moins proches du type idéal, plus ou moins conformes ou fidèles aux principes constituant ce noyau dur. De la même manière, ce que l’on entend par droite et gauche ne varie pas dans le temps, si du moins on se situe sur le plan idéologique, et non parlementaire. Enfin, c’est une illusion de croire que les « grands thèmes idéologiques » voyagent de gauche à droite, et de droite à gauche. Ce qui voyage, ce sont les mots, ou les modes, pas les idées. Pour prendre l’exemple du nationalisme, qui serait, dit-on, passé de gauche à droite à la fin du xixe siècle, on pourrait aisément démontrer que les idées de nation et de nationalisme prônées par la gauche, notamment à l’époque révolutionnaire, n’ont que des rapports fort lointains avec les thèmes que la droite va défendre un siècle plus tard sous ces mêmes appellations : entre la nation universaliste, unitaire, issue de l’artifice contractuel et confondue avec l’État des penseurs jacobins, et la nation naturelle, enracinée et multiple d’un Maurras, il y a précisément toute la distance qui sépare la gauche de la droite.
En soi, certes, les termes « droite » et « gauche » ne disent rien – contrairement aux mots qui désignent d’ordinaire les grandes orientations politiques, forgés à partir de ce qui en constitue, à chaque fois, l’élément central : pacifisme, républicanisme, communisme, etc. Avec les mots « droite » et « gauche », rien de tel. Il en va ainsi pour des raisons historiques, qui tiennent au contexte de leur apparition. Mais au fond, cette indétermination initiale correspond au caractère général, englobant, de ces deux catégories qui, couvrant l’ensemble des idées politiques, ne sauraient être résumées par l’une de ces idées : un ensemble ne se confond pas avec l’un quelconque de ses sous-ensembles. A priori, donc, les termes « droite » et « gauche » ne signifient et n’indiquent rien. C’est de façon conventionnelle, arbitraire, que l’on va leur attribuer un sens, et en faire les catégories que l’on sait. Le seul élément contraignant d’une telle démarche tient au fait qu’elle doit se plier à certaines exigences logiques.
Yin et Yang
Premier point : les éléments contenus dans chacune de ces deux catégories doivent être strictement antithétiques aux éléments correspondants dans l’autre. Par exemple, si un élément “A” figure dans l’une, l’autre doit nécessairement comprendre un élément “– A”. Plus concrètement, et pour en revenir à la genèse de la distinction, si l’une est hostile aux pouvoirs du roi, l’autre y sera favorable ; si l’une est égalitariste, l’autre devra mettre en avant les différences et les hiérarchies ; si l’une se reconnaît dans l’idée de Progrès, l’autre en contestera le principe et en rappellera les dangers. L’une prône-t-elle la liberté abstraite et universelle, la liberté avec un “L” majuscule, l’autre défendra du coup la possibilité la légitimité de la contrainte et les libertés concrètes. Et si l’une et l’autre se réclament de la raison, c’est en lui donnant des sens opposés, la droite, contrairement à la gauche, refusant le rationnel au nom du raisonnable, et l’idée que la Raison triomphante est appelée à régner sans partage ni défaillance sur tous les hommes.
Second point : les éléments de chaque catégorie doivent constituer des ensembles cohérents. Ainsi, c’est parce que la gauche est optimiste, notamment sur un plan historique et anthropologique, considérant que l’homme, nécessairement et indéfiniment perfectible, est voué à s’améliorer au cours de son histoire, qu’elle sera aussi, logiquement, égalitariste (considérant que le progrès tend à réduire les inégalités, issues d’un état originel de sous-développement). Sur le plan institutionnel, elle sera évidemment démocrate (chaque individu, virtuellement égal aux autres, ayant le même droit de se gouverner lui-même et de refuser les ordres d’autrui), potentiellement libertaire (l’administration des choses devant succéder au gouvernement des hommes), et internationaliste (la fraternité universelle, unissant des individus libres et égaux, devant finir par se substituer aux nations en armes). Tout se tient.
Qu’est la droite devenue ?
L’idée même d’une distinction en deux catégories, droite et gauche, suppose une telle cohérence au sein de ces dernières. Voilà pourquoi elle implique aussi l’existence, aux deux extrémités de l’échelle, de ces formes « pures » que l’on évoquait plus haut, pour les opposer à la notion, inutilement péjorative et non pertinente, d’« extrême ». D’un côté, on trouvera donc une pensée de gauche “pure”, qui correspond en gros à l’idéologie marxiste, ou plus exactement, aux lectures libertaires de celle-ci ; et de l’autre, une pensée de droite “pure”, qui en prend le contre-pied exact. Une droite pure dont se rapprochent, malgré quelques flottements mineurs, les doctrines contre-révolutionnaires, et notamment, la synthèse maurrassienne.
À ce propos, du reste, il n’est pas très étonnant que l’on ait, au cours du xxe siècle, si fréquemment rapproché Marx et Maurras – considérant qu’ils étaient au fond les seuls à avoir proposé des systèmes véritablement cohérents. Les seuls, aux deux pôles de l’échelle ou de la carte, à assumer intégralement les principes et les valeurs de la catégorie mentale à laquelle ils appartenaient. C’est parce qu’il occupait cette position que Maurras, par exemple, n’aura aucun mal à déceler les incohérences de nombre de ses adversaires « de droite » : à démontrer que l’on ne saurait se dire conservateur et démocrate, de même que l’on ne peut être un démocrate conséquent (la notion de démocratie impliquant notamment une pleine adhésion au principe d’égalité), sans être au moins virtuellement socialiste. « Distinguer entre la révolution sociale et la révolution politique est absolument vain. Toutes les démocraties de l’histoire ont refait le double trajet ; l’article 1 disait égalité politique, et quand cette égalité, théorique du reste, a été admise, il a bien fallu dire, article 2, égalité sociale : les deux termes n’appartiennent pas à des séries différentes, leur essence est la même, ils répondent aux mêmes besoins. » (Mes idées politiques, Fayard, 1937, p.206). Maurras expliquait qu’un démocrate sincère glisse nécessairement vers le socialisme ; les disciples de Marx, qu’un capitaliste doit inévitablement renoncer, à terme, à la démocratie réelle, à laquelle il substituera une démocratie formelle qui n’est que le masque transparent de l’oligarchie. Avec des perspectives opposées, les uns et les autres affirmaient en tout cas que les choses se tiennent, qu’il existe des logiques, et que l’on ne peut les bafouer sans conséquences.
Et c’est ainsi que se font face, de part et d’autre des zones intermédiaires, une pensée de la gauche pure – autour des notions de progrès, de modernité, d’égalité, de lumière, d’individualisme –, et une pensée de droite, antimoderne, attachée aux idées de tradition, d’ordre, de libertés plurielles et de civilisation. Une pensée de la droite pure attachée à la forme monarchique du pouvoir, antithèse radicale de l’autogestion dont la démocratie représentative n’est jamais qu’une version édulcorée et immédiatement praticable.
Pour conclure, bien que le mot « droite » lui-même ait souvent été regardé avec suspicion par ceux qui s’en réclamaient, il paraît difficile de ne pas reconnaître dans la pensée maurrassienne quelque chose comme la droite chimiquement pure. Parce qu’il ne faut pas désespérer Billancourt (ni la rue Croix-des-Petits-Champs), on pourrait certes reconnaître que dans un régime où la droite (de l’échiquier politique) n’est que faiblement de droite (sur l’échelle des idées), rien n’empêche ceux qui se réclament de cette dernière de continuer à se dire ni de gauche, ni de droite. Mais à condition de ne jamais oublier qu’en réalité, ils ne sont ni de gauche, ni de gauche.
E. Marsala
Commentaires
C'est assez drôle que pour asseoir définitivement le clivage "théorique" de la gauche et de la droite, vous appeliez à la rescousse un mode de pensée, le ying et le yang (mais je ne sais pas si vous y êtes fidèle?) totalement étranger au mode de pensée grec, qui transparaît à la fois dans l'"Un-Tout" d'Héraclite et dans cette parole de Parménide: "Vois-les pareillement, absents-présents, vois-les, pour le regard pensant, dans la pleine vigueur de l'être". Héraclite encore :" même est, là dedans, le vif et le mort, l'éveillé et l'endormi, le jeune et le vieux, l'un partout virage de l'autre qui, une fois là, retourne au premier."
Votre logique binaire semble à des années lumières du cosmos grec, bien que vous soyiez de droite et le proclamiez avec toute l'énergie qu'il se doit.