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Les Epées - Page 82

  • N°17 - Entretien avec Philippe Muray

    Philippe Muray, vous venez de publier, avec la journaliste Élisabeth Lévy, Festivus Festivus, un recueil d’entretiens enregistrés entre juin 2001 et décembre 2004. L’actualité de notre ère globale y est traitée d’une manière en même temps virulente et drôle. Qu’il s’agisse de la prison d’Abou Ghraïb, de Paris-Plage, de la littérature d’Amélie Nothomb ou de l’islamisme… voilà autant de faits tragiques ou navrants qui sous votre regard deviennent comiques. Le rire, est-ce pour supporter ?
     
    C’est plutôt une méthode. Une méthode pour voir, faire voir, penser les phénomènes ou les événements. L’obstacle à la compréhension de l’actualité et plus généralement des phénomènes de la société contemporaine, c’est le sérieux avec lequel ils se présentent et, surtout, avec lequel ils s’autocommentent. Essayer de reprendre tout cela sous un éclairage « drôle », c’est aussi éviter au maximum le discours critique ou analytique qui, à mon avis, a fait son temps. Il n’y a plus grand-chose à « décrypter », de nos jours, tout s’offrant toujours plus ou moins avec son décodage en paquet-cadeau, sa « démythologisation » rituelle et lassante. Mais ce n’est évidemment jamais le décodage ou la démythologisation qui seraient susceptibles de faire jaillir le comique des événements. Je crois aussi que dans un monde d’infantilisation profonde, forcenée, comme le nôtre, le comique, parce qu’il est l’antagoniste radical de cette infantilisation (les enfants ne rient pas, ils ne peuvent pas, ils ont besoin de certitudes), est d’une puissance de rupture sans équivalent, d’une capacité de désordre qu’on ne trouve plus nulle part. C’est pourquoi il n’a rien à voir avec la légèreté ou la futilité ; c’est au contraire sans doute l’activité la plus adulte qui soit, et donc, pour cette raison, exceptionnelle, puisqu’il n’y a pratiquement plus d’adultes ; et d’une efficacité renversante quand il se produit. Ce monde est dérisoire, mais il a mis fin à la possibilité de dire à quel point il est dérisoire ; du moins s’y efforce-t-il, et de bons apôtres se demandent aujourd’hui si l’humour n’a pas tout simplement fait son temps, si on a encore besoin de lui, etc. Ce qui n’est d’ailleurs pas si bête, car le rire, le rire en tant qu’art, n’a en Europe que quelques siècles d’existence derrière lui (il commence avec Rabelais), et il est fort possible que le conformisme tout à fait neuf mais d’une puissance inégalée qui lui mène la guerre (tout en semblant le favoriser sous les diverses formes bidons du fun, du déjanté, etc.) ait en fin de compte raison de lui. En attendant, mon objet étant les civilisations occidentales, et particulièrement la française, qui me semble exemplaire par son marasme extrême, par les contradictions qui l’écrasent, et en même temps par cette bonne volonté qu’elle manifeste, cette bonne volonté typiquement et globalement provinciale de s’enfoncer encore plus vite et plus irrémédiablement que les autres dans le suicide moderne, je crois que le rire peut lui apporter un éclairage fracassant. Derrière l’énorme discours moral qui constitue notre pain quotidien, même lorsque la morale n’est pas en cause (surtout lorsqu’elle n’est pas en cause : il n’y a qu’à penser au vertuisme dévotieux des thuriféraires de la pornographie, et à la voix tremblotante de respect de tous ceux qui font l’éloge de l’irrespect et du déréglement de tous les sens), existe un immense désir d’irruption du rire, comme une attente du sacrilège dans un univers de patenôtres étouffant. Le rire est une façon de manifester que l’agnosticisme par rapport au réel moderne est encore possible. Au fond, nous sommes tous des colonisés du Bien qui parlons la langue du colonisateur (mais ce colonisateur, c’est aussi nous !) mais qui sommes prêts, à la première occasion, à parler la langue du Mal pour peu qu’elle prenne soin de se parer de quelque séduction ; le Mal étant entendu ici comme tout ce qui s’oppose à la bonne pensée rousseauiste qui veut que l’homme soit mauvais alors qu’il est si parfait, tel quel, qu’il ne faut plus y toucher, les gens de gauche y ont d’ailleurs assez touché et ça suffit comme ça. Le malin génie du rire peut s’emparer de n’importe quoi. Il m’a saisi l’autre jour dans un TGV en lisant que les fumoirs prévus il y a quatre ans au moment de la conception du train Téoz (le Corail de deuxième génération) allaient être supprimés et transformés en « Espaces convivialité ». Il m’avait plus durablement saisi cet hiver, pendant près de six mois, en voyant des imbéciles bien intentionnés, sur la dalle de Montparnasse, se rassembler pour faire du roller et ainsi militer pour la libération de Florence Aubenas et de son guide en portant des tee-shirts où on pouvait lire : « Ils sont partis pour nous, ils reviendront grâce à nous ». Au fond, nous ne devrions plus traverser ce monde qu’en rigolant sans cesse comme des baleines. Pour ne prendre que cet exemple récent, il y a eu une dérision profonde dans l’épisode de la campagne du référendum, dans l’échec du oui, dans la manière rageuse dont les partisans du oui ont aussitôt tenu à faire savoir aux mal-votants que la « construction européenne » était de toute façon inéluctable et qu’on ne pouvait pas, de toute façon, être contre l’Europe. Il y a eu une autre dérision dans l’espoir fiévreux que la candidature de la France aux Jeux olympiques serait retenue, et ferait ainsi oublier le non au référendum. Et l’échec même de cette candidature a couronné le tout par son comique supérieur. Je crois qu’il n’y a plus d’autre façon de faire événement dans les événements que de trouver la manière d’en rire et surtout d’en faire rire. S’il y a bien un salut par rapport aux intimidations de toutes sortes dont nous sommes bombardés, il réside là, dans ce rire agnostique. On parle beaucoup de déclin des grandes religions, de demande de spirituel ou de retour du religieux, mais à mes yeux le XXIe siècle commence sous le joug d’une religion implacable : le Moderne. Le Moderne pour le Moderne. Le Moderne en soi. C’est la plus dure des religions et, contre elle, je ne vois pas d’autre délivrance que celle du rire. Pour reprendre une formule connue, le rire est un anti-destin.
     
    Vous avez inventé Homo festivus, un personnage conceptuel qui vous permet d’étriller notre époque à travers ses pauvres aventures. Or le voici qui connaît une mue ; il est désormais Festivus festivus. Que signifie cette mutation ? De quel état passe votre personnage, à quel nouvel état ?
     
    Je n’ai inventé Homo festivus puis Festivus festivus que parce qu’ils étaient déjà là sous nos yeux, partout, et que les aventures quotidiennes du néo-humain sont mon objet d’étude. Festivus festivus, qui vient après Homo festivus comme Sapiens sapiens succède à Homo sapiens, est l’individu qui festive qu’il festive : c’est le moderne de la nouvelle génération, dont la métamorphose est presque totalement achevée, qui a presque tout oublié du passé (de toute façon criminel à ses yeux) de l’humanité, qui est déjà pour ainsi dire génétiquement modifié sans même besoin de faire appel à des bricolages techniques comme on nous en promet, qui est tellement poli, épuré jusqu’à l’os, qu’il en est translucide, déjà clone de lui-même sans avoir besoin de clonage, nettoyé sous toutes les coutures, débarrassé de toute extériorité comme de toute transcendance, jumeau de lui-même jusque dans son nom. C’est quelqu’un qui a évacué la vieille dualité, anciennement constitutive de l’humain, ainsi que tous les clivages, les contradictions, les anciennes divisions sexuelles ou autres, et qui est prêt pour ce que j’annonce comme la grande guerre tautologique, la grande tautomachie de l’avenir, celle du Moderne contre le Moderne, puisqu’il n’y a plus d’antagonismes qu’à l’intérieur du Moderne (l’ancien n’existe plus, sauf à titre d’épouvantail nécessaire au Moderne pour rendre plus majestueux encore son propre cours ; mais peu à peu, même les résidus réels d’« ancien » authentique, l’islamisme terroriste par exemple, vont aussi se convertir). Après la fin de l’Histoire, donc aussi après la fin des événements, il faut bien qu’il y ait encore quelque chose qui ait l’apparence d’événements même si ça n’en est pas. Eh bien ces ersatz d’événements, le Moderne les puisera en lui-même, dans un affrontement perpétuel avec lui-même qui constituera la mythologie (mais aussi la comédie) de la nouvelle époque. C’est ce spectacle encore inédit d’événements se produisant pour ainsi dire par scissiparité que je voudrais maintenant observer et dont j’aimerais rendre compte et c’est pourquoi, après Festivus festivus, un nouveau livre de moi va paraître incessamment, qui s’intitule Moderne contre Moderne…
     
    Mais qui arrêtera Festivus Festivus ?
     
    À cette question, il n’y a aucune réponse, je regrette, sauf celle du pari. Et celui-ci porte sur la question de savoir si l’humain, c’est-à-dire la dualité sexuée, c’est-à-dire l’échec vivant de tout projet de totalité, est increvable malgré tous les efforts que l’on peut faire pour le réduire à sa plus simple expression, et s’il se vengera d’une manière ou d’une autre de cette entreprise, ou s’il succombera décidément, se métamorphosera et ne souffrira même plus de la dualité perdue comme d’un membre manquant. Vous remarquerez qu’en Festivus festivus, ce pléonasme incarné, ne subsiste plus aucune distance, même minimale, aucun dehors, aucune différence (aucune transcendance non plus), et pas davantage la moindre illusion ni corrélativement la moindre réalité. Festivus festivus est une fin possible de l’humain par simplification, par infantilisation, par principe de précaution et de perfection et encore par bien d’autres choses qui sont désirées (du moins en paroles) par la majorité d’entre nous. C’est une fin possible de l’humain par dé-différenciation, par recul en-deçà du bien et du mal comme du vrai et du faux ou du beau et du laid. C’est une fin possible de l’humain par descente au-dessous de l’humain, c’est une destruction violente et totale de l’humain, de son apparence comme de ses valeurs et de son environnement. Ce n’est toutefois pas une fin inéluctable. L’humain, je le répète, est précisément ce qui ne suit jamais jusqu’au bout les programmes que l’on a établis pour lui (et généralement dans son intérêt !), et les fait rater plus ou moins involontairement. Rien, au fond, n’a jamais réussi jusqu’au bout dans l’histoire humaine. Peut-être que la voie tracée aujourd’hui se perdra dans les sables. Peut-être que même les projets les plus caricaturaux échoueront. Peut-être que Festivus festivus lui-même, sans le vouloir, les fera échouer. Peut-être que c’est lui qui se tapera le sale boulot de tout défaire in extremis ? Peut-être que c’est lui qui, même à son propre insu, fera tout ce qu’il faut pour que ça merdre (pour lui ajouter la touche Ubu qui lui va si bien) ?
     
    Comment Festivus Festivus nous a-t-il sorti de l’Histoire (ou a-t-il accompagné la sortie de l’Histoire) ?
     
    Il est l’incarnation de la sortie de l’Histoire plus qu’il n’en est l’agent, et maintenant il est extrêmement difficile de dire ce qu’était l’Histoire dans la mesure où nous en avons effacé les traces parce que nous lui avons substitué un ensemble de films de fiction sur lesquels nous portons des jugements moraux et que nous traînons devant des tribunaux rétrospectifs plus burlesques les uns que les autres. Ce délire procédurier rétrospectif trouve bien entendu son équivalent au présent, dans la société contemporaine, où la folie procédurière en cours se nourrit du ressentiment de tous contre tous, du sentiment d’innocence que chacun entretient vis-à-vis de lui-même et de l’accusation de culpabilité qu’il porte envers tous les autres. La société n’est plus agitée que par ce mouvement ininterrompu de responsabilité-irresponsabilité qui lui donne une apparence de vie. Elle en tire des séries d’émotions primaires qui sont comme des électrochocs dans lesquels chacun croit assouvir des illusions d’autonomie et d’individualité. L’autre satisfaction, cette société la tire bien sûr de l’avalanche festive où elle satisfait ce qui lui reste de besoin d’unité. Toutes les anciennes structures sociales détruites, tous les intermédiaires liquidés, toutes les hiérarchies et séparations saccagées, la démocratie décomposée aussi, et les Lumières en faillite, débouchent sur cette situation désespérante, mélange d’aigreur et de fun, poussés tous deux au maximum d’intensité et composant l’espèce de magma infra-humain et infra-sexué où sombre ce qui reste de l’ancienne civilisation. Ce magma, pour avoir encore une ombre de définition, ne peut plus compter que sur ses ennemis, mais il est obligé de les inventer, tant la terreur naturelle qu’il répand autour de lui a rapidement anéanti toute opposition comme toute mémoire. En résumé, si nous savions comment nous sommes sortis de l’Histoire, nous pourrions y rentrer ; mais c’est justement cela que nous ne savons pas. Donc nous sommes dans une situation impalpable et affolante.
     
    J’ai relevé un mot de Joseph de Maistre qui s’applique, selon moi, à votre travail de dévoilement : « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne qui nous dit que tout est bien ». Quelle est la généalogie de cette pensée ?
     
    Pour ce qu’il en est de la généalogie, n’importe quel imbécile vous répondrait que c’est là tout simplement une pensée réactionnaire ; d’autant qu’après « qui nous dit que tout est bien » Maistre poursuit ainsi : « tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place ». Constat de désordre, donc, constat foncièrement réactionnaire et négatif, etc. Mais la généalogie ne m’intéresse plus ; il me semble qu’il y a bien assez à faire avec le présent, et que si la pensée a aujourd’hui le moindre intérêt c’est quand elle est capable de battre sur leur propre terrain les événements, de les devancer, d’aller plus vite qu’eux, ne serait-ce que d’une très courte tête, d’être en avant du nouveau monde réel tel qu’il ne cesse de s’inventer et de l’inventer encore plus burlesque qu’il ne s’invente lui-même. On ne peut plus, par ailleurs, être dupe des mots. Il n’y a certes que violence dans l’univers ; mais ce n’est plus une violence référencée, historique ; et quand la philosophie moderne nous dit que tout est bien, ce n’est donc pas grave non plus parce que ce bien n’est plus non plus historique. Donc tout est en ordre, tout est à sa place, et nous sommes bien sur la scène moderne…
     
    Si nous sommes donc dans une sorte d’Empire du Bien, où donc est passé le Mal ?
     
    Il est passé dans le gosier et dans le discours des innombrables proclamateurs du Bien qui, dans le même temps, interdisent sévèrement que le Mal soit parlé si peu que ce soit. C’est encore là, je le signale en passant, une situation comique.
     
    Et révéler le Mal qui se cache sous l’appellation d’Empire du Bien, n’est-ce pas faire œuvre
    de moraliste ? Autrement dit, n’en êtes vous pas un ?

     
    Ah oui, si vous voulez dire que presque tout ce dont je parle me paraît foncièrement immoral. Mais le plus immoral encore, et finalement la seule immoralité, serait de ne pas trouver le moyen d’en rire. Ce n’est pas toujours facile.
     
    Dans votre monumental essai Le XIXe siècle à travers les âges, vous indiquez que « leXIXe siècle a survécu au XXe siècle », en évoquant notamment l’alliance du socialisme et de la superstition… Le rejet de la religion comme cause et l’abandon de la raison comme explication seraient ainsi à l’origine de notre situation morale et spirituelle actuelle ?
     
    Oui, mais il faudrait revoir, réactualiser et corriger tout cela avec le formidable progrès des sciences qui, joint au désarroi général et à l’envie sourde de se débarrasser du fardeau sexuel, est en train de fusionner dans une espèce d’idéologie new age qui n’a même plus besoin de dire son nom. Il y a aujourd’hui un néo-scientisme mystique qui renouvelle tout ce que j’écrivais, à l’époque, sur les danses macabres de l’occultisme et du socialisme. C’est ce néo-scientisme mystique qui triomphe à mon avis en ce moment, même si personne ne l’écrit, dans l’impressionnant succès de Houellebecq et fait de celui-ci, indépendamment de son véritable talent littéraire, une sorte de mage universel. L’alliance du romantisme le plus plaintif et des technosciences vous promettant l’immortalité en même temps que l’éradication du tourment sexuel, est en train de confirmer ce que disait Freud il y a bien longtemps : « Celui qui promettrait à l’humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il dise, serait considéré comme un héros ». On en est là. Et peut-être pour de bon cette fois-ci. Mon XIXe siècle, sous des formes rénovées, à travers des rodomontades intergalactiques pour « Ère du Verseau », est peut-être hélas en train de gagner la partie. Du moins fantasmatiquement mais c’est déjà beaucoup. Dieu merci, il n’est pas sûr que la plus grande passion de l’homme soit d’être immortel, il en a de bien plus intéressantes.
     
    Les enfants (et petits-enfants) de 68 ne seraient-il pas les héritiers de ce XIXe siècle, qui est à bien des égards l’heure de la rupture, de la fêlure interne de notre civilisation ?
     
    Certes ; à condition de se souvenir que 68 n’est pas ce qu’on raconte, mais la contribution la plus efficace jamais apportée à l’établissement de la civilisation des loisirs. Par 68, le dernier homme s’est vu gratifier de ce qui lui manquait pour cacher en partie son immense veulerie vacancière : une petite touche de subversion. Tout cela ne se trouve guère au XIXe siècle. Encore que…
     
    Pour terminer notre entretien, un exercice d’admiration : quels sont les écrivains, les penseurs, les artistes qui stimulent le plus, voire inspirent, votre travail ?
     
    Je ne vois aujourd’hui qu’un seul écrivain à admirer, et c’est aussi le seul qui éclaire à mes yeux de manière précise et informée l’humanité contemporaine : Marcel Aymé. Quand je dis qu’il éclaire de manière précise et informée l’humanité contemporaine, c’est notre humanité de 2005 dont je veux parler, pas de celle qui lui était contemporaine. Ainsi est-il le seul écrivain moderne que je lis et relis sans cesse, presque à l’exclusion de tous les autres, parce qu’il m’informe à chaque page sur le Moderne actuel. Il présente aussi l’avantage de me faire rire, ce qui n’est le cas de presque personne d’autre.
     

    Propos recueillis par Antoine Rocalba
     

  • N°17 - La métamorphose des super héros

    Par Hector Nissac
     
    Les super héros ne sont pas invulnérables. Mais depuis leur naissance en 1938, ni les blessures, ni les trahisons, ni même la mort n’étaient parvenues à les stopper. Jusqu’au 11 septembre 2001 où l’effondrement des tours du World Trade Center sembla leur porter un coup fatal. Batman, Hulk et consorts, victimes collatérales de Ben Laden ? Bilan quatre ans après la Chute.
     
    Quel pouvait être l’avenir des super héros, symboles d’une Amérique triomphante et sûre d’elle-même, aux lendemains d’attentats qui révélaient la fragilité de l’hyperpuissance ? Plus question pour les scénaristes de renvoyer les justiciers costumés lutter contre des invasions extraterrestres ou des menaces apocalyptiques. Tout comme Hollywood annulait ces blockbusters les plus violents, le monde des comics se devait de faire profil bas. Et la profession de rendre à son tour un hommage appuyé aux victimes en montrant dans des numéros d’anthologie Superman déblayer les ruines de Ground Zero ou Spiderman confronté à l’hostilité de tous ceux qui lui reprochaient de n’avoir rien fait ! Réduit au silence et à l’inaction, le super héros devait aussi subir la concurrence des nouveaux héros de l’Amérique, pompiers, policiers et médecins. À tel point que même Marvel, la principale compagnie de bande dessinées US, entreprit de publier de nouvelles séries qui, pour la première fois, mettaient en scène des samaritains dénués de pouvoirs, de simples individus dont l’adversité avait révélé la valeur morale. Acculé, donné cent fois pour mort, le super héros allait malgré tout survivre et opérer une spectaculaire renaissance.
     
    Born again
     
    Dans un premier temps, pour renouer avec le succès, certains auteurs préconisèrent un retour aux postulats les plus primaires du genre. Pour eux, les justiciers masqués devaient redevenir, comme durant la Seconde Guerre mondiale, des super patriotes luttant contre l’envahisseur, des pantins aux ordres de l’oncle Sam dont les exploits en papier étaient censés divertir et l’enfant de l’arrière et le GI du front. C’est ainsi que l’on vit quelques super héros, Captain America le premier, partir guerroyer contre l’ennemi islamiste et les dictatures baasistes. Mais cette tentation revancharde demeura anecdotique. Par son intensité dramatique et ses conséquences, le choc du 11 septembre permit un changement bien plus considérable, la concrétisation en fait d’une évolution amorcée dès la fin des années 70. À partir de cette époque, sur fond de contre-culture et d’échec au Vietnam, le super héros est devenu plus sombre et tourmenté, davantage préoccupé par le contexte social et politique d’une Amérique en crise. C’est dans cette veine – à laquelle Alan Moore et Frank Miller donnèrent ses lettres de noblesse – que le nouveau super héros post-9/11 allait jaillir. Ses caractéristiques ? D’abord, il a rangé au placard ses collants et sa cape fluo pour revêtir des tenues paramilitaires adaptées aux combats. Ensuite, c’est un militant qui, comme tel, se refuse à porter un masque et n’utilise aucune double identité. Enfin, son combat est essentiellement politique et ses méthodes pour le moins radicales : il est prêt à tout pour imposer l’ordre mondial qu’il juge le meilleur et le plus juste. Ce concept décliné de multiples manières a donné naissance, au milieu de beaucoup de médiocrité, à quelques histoires qui resteront : The Autority – une série dans laquelle un groupe d’anarchistes utopistes impose sa dictature sur la planète – et New X-Men – où Grant Morrison et Frank Quitely réinventent complètement l’univers du plus populaire groupe de mutants – en sont les meilleurs exemples.
     
    Le mythe de l’âge d’or
     
    Parallèlement, cette mutation du super héros s’accompagna d’un véritable retour aux sources. Des scénaristes, parmi les plus ingénieux, entreprirent, toujours sur les traces d’Alan Moore, de revisiter complètement les codes du genre tels qu’ils furent définis durant l’âge d’or des comics. Si sous leur plume le super héros retrouvait ses costumes et son attirail kitsch, c’était pour mieux s’interroger sur son rôle dans la société, sur sa normalité, pour montrer ses failles et ses complexes, etc. Ainsi de deux séries récentes traduites en septembre par les éditions Delcourt. Dans Invincible, Robert Kirkman et Cory Walker nous font découvrir la vie d’un jeune lycéen dont le père n’est autre que le super héros le plus puissant de tous les temps. Comment faire dans ces conditions pour étudier, draguer ou se faire des amis ? Quelle attitude adopter quand, avec la puberté, arrive des pouvoirs particulièrement effrayants et totalement incontrôlables. En privilégiant le récit intimiste, Invincible nous offre une relecture particulièrement intelligente et novatrice d’une recette qui fit le succès du Spiderman des années 60 et 70 : raconter l’ordinaire d’un personnage extraordinaire. Dans le même style, les frères Luna s’amusent à décrire les tribulations d’une super héroïne à Spring City, une ville où les justiciers costumés sont partagés entre leur lutte pour la justice et la gestion de leur image publique. Une série, qui tient tout à la fois de Sex in the city et de Wonder Woman, où Ultra, l’une des femmes les plus puissantes de la planète, doit non seulement affronter les criminels mais aussi les hordes de paparazzi, les fans en délire ou les amants intéressés.
     
    French touch
     
    À l’instar d’un Mickey, les super héros américains sont devenus des icônes d’une culture populaire mondialisée, à tel point qu’aujourd’hui tout le monde connaît Superman, Batman ou Wonder Woman sans avoir jamais lu l’un des comics qui ont fait leur renommée. Quoi de plus logique que des auteurs franco-belges nourris de leurs aventures s’emparent de cet héritage pour livrer leurs propres visions du genre. D’abord standardisé et calqué sur le modèle américain, cet exercice s’est récemment révélé des plus audacieux et intelligent. Inaugurant un nouveau format (80 pages et couverture souple), la collection “Expresso” de Dupuis vient d’en offrir deux fleurons, deux albums de qualité dans lesquels hommages décalés et pastiches font mouches. Dans l’univers de Comix Remix, proche de celui de Watchmen, les super héros sont devenus des hommes-sandwich, vantant indifféremment marques de pizzas ou de lessives, qui se livrent à toutes les bassesses pour conserver cette juteuse rente. Dans Prestige de l’uniforme, un scientifique médiocre méprisé par sa femme, humilié par ses collègues de bureau trouve enfin la reconnaissance de ses proches grâce à une expérience qui lui confère de mystérieux pouvoirs. Bénéficiant toutes deux d’un graphisme très personnel, loin des canons des comics, ces deux histoires empruntent aux mêmes thématiques que les nouveaux super héros en ajoutant un ton décalé qui les rend indispensables.
    De part et d’autre de l’Atlantique, le super héros, trop vite considéré comme désuet, connaît donc une second souffle. Espérons que ce renouveau prometteur saura dynamiser une bande dessinée américaine souvent conformiste et donner un souffle épique et fantastique à une école franco-belge un peu trop égocentrée. 
     
     
    Hector Nissac