Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les Epées - Page 78

  • N°18 - Morand roman

    Par Arnaud Olivier

    Comme tous les grands événements, la parution en « Pléiade » des œuvres romanesques de Paul Morand soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout. En l’espèce, la perplexité du lecteur est bien excusable : ce fort volume ressemble assez exactement à l’époque hétéroclite et agitée qui fut celle de Morand. Lorsque l’on trouve rassemblés côte à côte - et identiquement traités - L’homme pressé, Le flagellant de Séville, Lewis et Irène, on a le sentiment d’assister à l’un de ces somptueux bals vénitiens des années cinquante, auxquels des milliardaires mexicains se faisaient une règle d’inviter pêle-mêle des princes déchus, des ambassadeurs, des playboys et des surréalistes. À l’image de ces fêtes illustres, les œuvres romanesques de Morand donnent une impression de luxe cosmopolite et de désordre, que vient seule sauver une élégance un peu canaille qui mérite toutes les indulgences.

    Séducteur et sincère

    Dans ces romans comme dans la vraie vie, on rencontre en abondance des escrocs, des femmes du monde et de jeunes diplomates au charme fou. Toutefois, rien n’est fixé d’avance et le héros peut tout aussi bien être banquier, antiquaire ou inspecteur des Finances : il faut bien un peu de variété. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet étonnant mélange n’est pas imputable au snobisme de l’auteur, mais à son excès de sincérité : Morand a simplement décrit le monde qui était le sien. Car, pour compliquer les choses, cet homme semble avoir non seulement tout vu, mais voulu tout mettre dans ses livres. Le volume de la « Pléiade » nous le rappelle : diplomate, amateur d’art, ami de Marcel Proust, séducteur d’innombrables femmes, époux d’une princesse roumaine follement riche et antisémite, poète et prosateur, devenu après la guerre un moraliste amer et contempteur de son temps, Paul Morand a vécu assez pour alimenter en anecdotes piquantes et en situations romanesques plusieurs générations de nos auteurs dépressifs.
    En découvrant ce recueil, le lecteur d’aujourd’hui, muré dans notre triste époque, ne pourra donc que se sentir insulté par tant d’élégance, de bonheur et de facilité. Il faut dire que la comparaison de ce temps lointain avec le nôtre paraît bien cruelle : n’oublions pas que notre Morand, c’est Jean d’Ormesson. Même goût des femmes et des mondanités, même facilité de plume, même honte un peu surjouée de se voir un peu trop favorisé par l’existence, et jusqu’au Figaro, dont Morand s’occupe à partir de 1933 : les deux hommes se ressemblent comme l’original et la copie. Cette similitude s’étend même à leur carrière académique, puisque Morand réussit finalement à entrer sous la Coupole en 1968. Le général de Gaulle, qui avait la rancune tenace et savait le prix de la littérature, avait pendant dix ans opposé son veto à la candidature de l’écrivain et, après son élection, dispensa de la traditionnelle visite à l’Élysée cet autre octogénaire revenu de tout.
    Une vexation aussi mesquine aurait certainement accablé le Morand d’avant guerre, ignorant des rigueurs de la vie ; il est peu probable qu’elle ait affecté un homme qui se savait alors rejeté par tout le monde après avoir été fêté par l’Europe entière. Le sort des parias peut avoir du bon. Exilé en Suisse et près du Champ-de-Mars (cette autre Suisse au cœur de Paris), Morand eut enfin la possibilité de se consacrer entièrement à ce qu’il savait le mieux faire : écrire. C’est la raison pour laquelle la quasi totalité des romans réunis par la « Pléiade » datent de cette période : enfin débarrassé de ses contraintes mondaines et partiellement guéri de la soif aiguë de publicité qui l’animait dans sa jeunesse, cet homme que l’on croyait voué de manière exclusive au genre de la nouvelle, se révéla dans sa maturité un véritable auteur de romans. Il faut apparemment en conclure que les romanciers sont des gens qui ont des loisirs.

    Mystère Morand

    À la fin de la Guerre, Morand avait cinquante-sept ans et l’habitude de ne jamais renoncer à ses fantaisies. Son attrait nouveau pour le roman n’eut donc rien d’une conversion : ce fut bien plutôt un approfondissement de son talent. Sans rien perdre du fa presto qui avait fait sa gloire, il prit le temps de donner à ses nouvelles l’ampleur qui leur faisait auparavant défaut. C’est pourquoi la distinction - certes utile - entre nouvelles et romans opérée par les éditeurs paraît quelque peu artificielle. On peut ainsi se demander pourquoi Lewis et Irène, ravissant tableautin daté de 1924, obtient de figurer parmi les romans de l’auteur, tandis que Hécate et ses chiens se trouve rangé dans le volume de nouvelles déjà publié par la « Pléiade ». Il semble bien qu’il soit aussi difficile pour les érudits d’imposer à l’œuvre de Morand les classifications en usage que, pour les profanes, de porter sur lui un jugement rationnel. Car il faut bien l’avouer : pour nous qui apprécions, sans arrière pensée, l’élégance du style et le pittoresque dans l’intrigue, il est difficile de lire Morand sans l’aimer, mais il est presque impossible de comprendre pourquoi nous l’aimons.
    D’abord, Paul Morand est-il un véritable romancier ? Marcel Proust en personne pourrait nous donner un commencement de réponse. Dans la préface qu’il a écrite pour Tendres stocks, Proust fait voir que Morand était trop plein de lui-même, trop pressé de vivre et d’étaler son talent pour le devenir. Pour y parvenir, il faut, au contraire, renoncer à se faire voir, à exister pour soi ; il faut que « l’intelligence se soit incorporée à la matière ». Avec la brutalité qui caractérise les grands hommes à l’approche de la mort (c’était en 1921), Proust reproche donc au jeune Morand d’avoir quelquefois « des images autres que des images inévitables », c’est-à-dire de parler des choses plutôt que de les laisser parler. Se faire l’interprète du monde, ce serait tout l’art du roman. C’est pourquoi, Stendhal, malgré ses descriptions squelettiques (de la Sanseverina, on sait seulement qu’elle est une « femme charmante » ou « admirable »), parvient malgré tout à faire vivre le monde qu’il décrit : il n’y prend pas trop de place. C’est aussi pourquoi Morand ne devint romancier que sur le tard : il lui fallut d’abord apprendre à considérer ses personnages plus que soi.
    Même à cette époque, cependant, l’habitude du bonheur était prise : Morand ne fut jamais Stendhal, ce raté de génie qui ne savait se désennuyer que dans ses propres livres. Il eut donc recours à des subterfuges : il puisa dans son expérience. C’est en transcrivant ses souvenirs que Morand atteint son plus haut degré d’intensité romanesque. Incapable, par égoïsme, d’élaborer la matière littéraire de ses voyages, de ses lectures, de ses amitiés, il eut le génie de la jeter presque sans changement sur le papier. Ces romans, déjà tout faits, sont les meilleurs qu’il ait produits : à bien des égards, sa vie de Fouquet, Le Soleil offusqué, reste son chef-d’œuvre. Bizarrement, cette analyse vaut aussi pour L’homme pressé, écrit en 1941 et que l’on cite en général comme exemple d’une construction romanesque particulièrement aboutie. Or, il se trouve que le héros de ce livre, Pierre Niox, un marchand d’art impatient de vivre et de mourir, est le portrait d’un personnage bien réel, le grand antiquaire Nicolas Landau, qui légua au Louvre une magnifique collection d’instruments scientifiques et dont, aujourd’hui encore à Drouot, on répète pieusement les aphorismes.
    On ne saurait toutefois reprocher à Morand de ne pas être un véritable romancier, s’il se révélait un grand écrivain. Mais l’est-il vraiment ? À première vue, il semblerait impossible voire criminel de prétendre le contraire : rarement un prosateur français aura eu de tels bonheurs d’expression. Pourtant, il se trouve des critiques pour faire observer que tous ces mots sublimes, ces descriptions délicieusement imprévisibles ont mal vieilli. On aimerait croire que ce ne sont là que témoignages de jalousie ou d’inculture. Il faut néanmoins prêter l’oreille, car c’est Julien Gracq, lui-même embaumé tout vivant dans la « Pléiade », qui parle ainsi. Évoquant ses lectures de jeunesse dans les Carnets du grand chemin, il juge Morand avec sévérité : celui-ci aurait abusé de l’air du temps, de ces notations faites comme en passant et qui signalent au lecteur la supériorité, l’élégance et la richesse de l’écrivain qui s’abaisse à leur parler. En 1924, cette coquetterie consistait à faire lire Freud au héros de Lewis et Irène pendant un voyage en avion ou encore à parler du « parfum à deux temps » des fleurs de jasmin. Innocentes faiblesses en regard des merveilles de poésie que l’on trouve chez Morand, jugent ses admirateurs ; et l’on se demande quel obscur grief peut susciter une telle haine chez Julien Gracq, toujours si froid et si guindé. C’est que l’auteur du Rivage des Syrtes, avant de se vouer avec un désintéressement presque mystique à la littérature, s’était laissé prendre aux charmes de la vie élégante et facile que décrit Morand. L’aveu qu’il fait à ce propos atteste le pouvoir de séduction que de tels livres peuvent exercer : découvrant à quinze ans Lewis et Irène, Gracq avait décidé de faire HEC. Il paraît inutile de se demander après cela si Morand fut ou non un grand écrivain : on ne peut refuser son admiration à un homme qui a presque convaincu Julien Gracq de devenir banquier.

    Adieu aux cons

    La rancune tenace que le vieil auteur conserva envers le corrupteur de sa jeunesse s’explique aussi par des raisons politiques : c’est la contrepartie d’une fascination, fort commune chez les marxistes de la grande époque, pour le capitaliste heureux, pour le riche sans mauvaise conscience, en un mot : pour l’ennemi de classe n°1. Morand sut en effet incarner à la perfection ce personnage. Pour autant, est-il de droite ? C’est en tout cas la réputation qu’on lui fait aujourd’hui. Elle repose néanmoins sur des bases fragiles : c’est avant tout l’opinion des gens de gauche qui permit à Morand d’entrer au Panthéon des réactionnaires. Son principal titre semble bien mince : il s’agit avant tout de l’antisémitisme qui s’exprime dans France la doulce. Ce roman, ouvrage de circonstance d’ailleurs raté, vaut aujourd’hui à son auteur une réputation assez effroyable pour lui assurer, en tout état de cause, de passer à la postérité.
    Dans les romans écrits après la Guerre, Morand prit par contre un malin plaisir à la mériter. Les revers de l’Histoire avaient alors jeté dans l’exil intérieur une partie non négligeable de ses lecteurs habituels ; Morand sut en tirer admirablement parti pour écrire Le flagellant de Séville, qui met en scène le destin d’un jeune espagnol venant en aide, par enthousiasme révolutionnaire, aux armées napoléoniennes. Cette ingénieuse mise en scène de la Collaboration en costume d’époque acheva de le faire haïr de ses contemporains qui, déjà, ne le comprenaient plus. La réputation de légèreté qui collait au personnage empêcha en effet l’opinion du temps, toute barbouillée d’existentialisme, de comprendre qu’avec ce roman, Morand commençait vraiment à faire de la politique. Le flagellant de Séville lui valut néanmoins un redoublement d’estime de la part des jeunes Hussards. Voyant déjà en lui un parangon de style et d’élégance, ils voulurent s’en faire un maître. Mais, contrairement à Chardonne qui entretint une correspondance nourrie avec Nimier, il ne semble pas que Morand se soit attaché des disciples parmi les Hussards : c’est en se désintéressant d’eux qu’il se montra véritablement leur modèle. De même, c’est en conservant son mystère qu’il s’offre aujourd’hui à nous.


    Arnaud Olivier



    + Paul Morand, Romans, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. n°514, 2005, 62,50 n.
    Le volume contient : Lewis et Irène, Bouddha vivant, Champions du monde, France-la-doulce, L’Homme pressé, Montociel, Rajah aux grandes Indes, Le Flagellant de Séville, Tais-toi.
    À lire aussi : Paul Morand, Entretiens, La Table ronde, Petite Vermillon, 2001.


  • N°18 - Vive le baroque

    Par Inès Villela-Petit
     
    Rome, Gênes et Turin, Naples et Palerme ; Madrid, Salamanque, Séville ; Lisbonne, Porto et Braga ; Dresde, Munich, Bayreuth ; Vienne, Salzbourg, Prague et Saint-Pétersbourg… de l’orée du xviie siècle jusqu’au milieu du suivant, l’Europe entière se couvre de monuments baroques qui modèlent aujourd’hui encore la physionomie de ses plus belles villes. L’Europe entière ? Non, nous disait jadis le « Lagarde et Michard », un royaume résiste : la France...
     
    Qu’est-ce que le baroque ?
     
    Mais d’abord, qu’est-ce donc que le Baroque ? Un art d’invention formelle débridée, rappelle Yves Bottineau dans son volumineux L’art baroque, un art dynamique, y compris en ses architectures, un art des contrastes lumineux, prodigue dans le décor et l’ornement, les perspectives vertigineuses et le trompe-l’œil, alliant le réalisme aux effets scéniques avec force nuages, conques marines et angelots joufflus, mais aussi un art solennel et majestueux propre à exalter la foi catholique et le pouvoir royal. L’auteur débute par une mise au point sémantique qui taille en pièces quelques idées trop simples pour être honnêtes : « le baroque, nuance du bizarre » disait-on d’un ton moqueur dès la fin du xviiie siècle, opposé à la mesure, à la rationalité et au bon goût français, diront d’autres… Le Baroque est d’abord l’incarnation esthétique de la Contre-Réforme catholique post-tridentine et Rome, tout naturellement, son premier et principal foyer. Il est l’expression de la grandeur pontificale retrouvée, d’un catholicisme rasséréné qui part à la reconquête spirituelle des terres perdues. Face au luthéranisme, en Souabe, Franconie, Suisse alémanique, les églises de pèlerinages et les monastères se multiplient, dont le programme architectural et décoratif est une proclamation de catholicité autant qu’un instrument de la prédication. Catholique et romain d’abord, l’art baroque se révèle par la suite parfaitement compatible avec la Russie des tsars et s’adapte aux églises orthodoxes dont les architectes, au demeurant, seront souvent Italiens. Les seules contrées à rester vraiment hors de cette esthétique sont celles du protestantisme puritain : l’Angleterre, passé le règne de Charles Ier, et les Provinces-Unies (Pays-Bas) essentiellement ; les principautés luthériennes d’Allemagne s’y montrant quant à elles beaucoup plus perméables.
    Qu’en est-il alors de la France et de son « classicisme » ? Le royaume du Très Chrétien fait-il vraiment exception dans le concert baroque ? Le cas de la France de Louis XIV reste en effet particulier : le baroque, quand baroque il y a, y est généralement atténué si on le compare à ses versions romaines ou germaniques. Pourtant, à y regarder de plus près, comme l’auteur y invite, la France aussi fut baroque à sa manière, qui chez nous s’appelle plutôt… classicisme. Le char du soleil surgissant du bassin d’Apollon à Versailles est, malgré qu’on en ait, d’un effet pleinement baroque, et dans les jardins la statue de L’hiver de Girardon, dont Bottineau lui-même veut pourtant faire une illustration de l’esprit classique…, ne l’est guère moins ! Les contraires étrangement se confondent. Il est bien difficile de « déduire des catégories d’une réalité mouvante qui se joue d’elles… » reconnaît l’auteur. C’est sans doute que le baroque subit ici la concurrence d’autres courants, souvent soutenus par les membres de l’Académie nouvellement fondée : le classicisme bien sûr, mais aussi un qu’il ne cite pas et qui pourtant prendra le pas sur les autres dès le début du xviiie siècle, à savoir l’esthétique des Précieuses et de leurs salons qui, à bien des égards, préfigure déjà le « rocaille ». L’antinomie habituelle paraît de plus quelque peu forcée. En peinture, par exemple, il serait plus juste de relever les influences croisées de l’italianisme de Simon Vouet et de l’atticisme de Poussin qui ne sont pas complètement superposables au baroque et au classicisme. Et il ne faut pas oublier que le Poussin, modèle absolu des tenants du classicisme à la française, ne se trouva bien qu’à Rome où il vécut l’essentiel de sa vie… Toujours est-il qu’au terme d’une longue querelle de théoriciens les Rubénistes, et avec eux une certaine liberté baroque, allaient l’emporter sur les Poussinistes.
     
    La revanche des Précieuses
     
    Dans la perspective qui est la sienne, Bottineau ne néglige pas non plus l’Angleterre et les Provinces-Unies protestantes, l’une largement gagnée au palladianisme inspiré des villas de Palladio en Vénétie et qu’on peut dire déjà néo-classique, les autres fidèles à la tradition réaliste. Le brevet de « classicisme » accordé par l’auteur à des artistes tels que Rembrandt ou Vermeer semble toutefois abusif voire déplacé. Le cadre conceptuel vole ici aussi en éclats, et il faudrait au moins ajouter aux tendances précitées celle du « réalisme » d’ascendance flamande, un réalisme spiritualisé ou poétisé… mais le concept ne peut guère subsumer le génie. L’ouvrage embrasse en tous cas un panorama plus large encore que ne le laisserait supposer le titre : c’est tout l’art européen de deux siècles, architecture, sculpture, peinture et arts décoratifs, qui défile sous nos yeux, jusqu’en ses extensions d’Amérique hispanique et lusitane. Pour ne citer que les architectes, on croise le Bernin et Borromini, Rastrelli, les frères Asam, Mansart, Le Vau et même Inigo Jones, et les religieux savants et artistes que furent le père Pozzo, Guarino Guarini ou Filippo Juvarra. Il est également question du rococo ou style rocaille diffusé à partir des années 1720 et dont l’auteur fait une étape de l’évolution du baroque. Par certains aspects cependant le xviiie siècle prend le contre-pied de celui-ci : au Grand Genre on préfère désormais la scène de genre, familière et sans prétention ; au grandiose, à l’impétuosité et aux rouges de Rubens succèdent la joliesse, le menu, l’intimisme, le pittoresque et les tons pastels, et c’est ici que l’on pourrait parler de la revanche des Précieuses ; de l’emblématique Louis XIV en pied en ses habits de sacre par Rigaud on passe au portrait en pastel de Marie Leczinska à mi-corps un fichu sur la tête par Quentin de la Tour. Bottineau voit dans l’inflexion rocaille l’expression de la paix relative et de la prospérité économique du xviiie siècle qui amènent une détente après le marasme et les guerres qui avaient marqué le siècle précédent. L’alacrité insouciante des tableaux d’un Boucher ou d’un Chardin ne sont pas pour le démentir. Après les accents de gravité du temps de Bossuet, les polissonneries des Lumières… Mais le rococo lui-aussi ne manque pas de chef-d’œuvres telle l’église des quatorze intercesseurs (Vierzehnheiligen sur le Main) et fait montre d’une inventivité et d’une virtuosité inégalées dans les arts décoratifs (marqueterie, bronzes d’ornement, carrosses, argenterie de table, porcelaine…). En termes d’ornement le partage entre baroque et rococo reste d’ailleurs difficile à établir, le second n’étant parfois qu’une version plus enchevêtrée du premier. La véritable coupure n’est pas avec le rocaille mais bien avec le néo-classicisme dont les partisans répudieront violemment la liberté du baroque au nom d’une pureté formelle qu’ils pensaient ne pouvoir trouver que dans un retour à l’Antique. Le choix d’une chronologie large permet en tous cas à l’auteur d’inclure dans son champ d’analyse les réalisations du baroque tardif qui, en Amérique latine notamment, fleurit jusqu’au début du xixe siècle. Sur fond de palmiers et d’azur parfait, les églises du Brésil aux murs blancs de chaux découpent leurs lignes échancrées en un baroque tropical qui n’est pas le moins séduisant.
     

    Inès Villela-Petit


     
    + Yves Bottineau, L’art baroque, Citadelles
    & Mazenod, 1986, rééd. 2005, 620 p., 1 100 ill., 199 n.