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raison - Page 5

  • N°6 - Le tombeau de Richard Durn

    Par Alain Raison

    De l’amour à la destruction totale

    Non, il n'a pas hurlé, achevant sa besogne avec l'obstination méthodique de celui qui n'est déjà plus de ce monde. Hurler ? Peur de mourir ? L'expression d'un regret, non. Qu'importe ! Vivre, mourir, apparences changeantes, le même vide, le même ennui seulement : « Pourquoi continuer à vivre ? Je peux juste pendant quelques instants me sentir vivre en tuant. »

    La nuit est tombée comme un rideau métallique, le ciel est blanc comme un écran vide, la lueur des néons a chassé les étoiles, déjà on aperçoit les gyrophares des ambulances. Richard Durn est calme, « Il faisait des gestes très nets, il tendait le bras, il tirait, il tendait le bras, il tirait. Il était très froid. » La résignation a creusé en lui une paix minérale. La frustration a usé tous les obstacles, il n'est plus vestige d'un espoir. « Il remettait des chargeurs, il a dû tirer 40 ou 50 cartouches. » Conjurant son impuissance, Durn a soumis le monde : 8 morts, 15 blessés graves. Capturé, l'accomplissement de son plan est différé de deux jours. La chute fut courte, du quatrième étage de la conciergerie, Richard Durn s'est suicidé. « J'ai capitulé, il y a bien longtemps. Je voulais aimer, apprendre à travailler, apprendre à me battre pour des gens et des choses que j'aime. Je voulais être libre. Mais j'ai une mentalité d'esclave et de faible. Je me sens si sale. Depuis des années, depuis toujours, je n'ai jamais vécu. Je me suis trop branlé, au sens propre comme au sens figuré. Je suis foutu. Mon corps se délabre car je ne me respecte pas, je ne m'aime pas. Je ne mérite pas de vivre. C'est pour cela que je dois tuer des gens. J'éprouverais le sentiment de puissance d'être quelqu'un. » écrivait-il.

    L'utopie du libéralisme amoureux

    Richard Durn a-t-il existé ? La perfection narrative de son destin, la qualité de son journal, nous porteraient à croire que c'est un personnage de roman. À moins que le réel ne soit devenu fiction et qu'il ait crevé l'écran de sa peau, pour sortir d'un jeu de miroir infernal où le vrai n'est plus qu'un moment du faux. Sans doute. En franchissant le seuil de la mort, en tuant, en se tuant, Durn a voulu sortir du tombeau d'une vie qui est privation de vivre, parce qu'elle est mensonge. Tel un héros de Dostoïevski, son destin nous invite dans le « souterrain », où toutes les contradictions de son âme reflètent l'état de notre société. Suivons-le : « Je ne veux pas crever sans avoir beaucoup baisé. Je ne veux pas crever sans avoir été amoureux et sans qu'une femme ait été amoureuse de moi, même si je suis faible, déglingué et immature et que j'ai déjà plus de trente ans. » Du désir d'amour à la haine de soi et au meurtre, Durn semble paradoxal, sauf si embusqué sous l'apparence de l'amour ne se cache un piège fatal.

    Qui ne voudrait pas aimer ? Sans l'amour, l'homme se réduit à peu de chose et c'est chercher à accomplir notre humanité que de chercher à aimer. Véritable iconostase du monde moderne, le corps glorieux de la femme nue excite ce désir. À son buste, tel un arbre prodigue, les paires de seins semblent des fruits abondants qu'il suffit de cueillir en bon sauvage, libre de satisfaire son appétit. Gary Becker, prix Nobel d'économie, a théorisé ce rousseauisme publicitaire. L'amour n'est qu'un marché comme un autre livré à la concurrence pour les ressources rares et le couple n'est durable que s'il accroît la fonction d'utilité de chaque partenaire. Mais le ver est dans le fruit, la légitimité de la compétition postule l'égalité des concurrents. Là se loge la perversité du marché amoureux ; elle apparaît à l'observation de sa plus optimale concrétisation : la boîte de nuit.

    Le prolétariat des frustrés

    Prenons le Paramango Club, à la sortie de Loury. Comme toutes les fêtes, la boîte est l'institution d'un monde à l'envers. La foule, la musique, la déco, configurent les contours d'un autre monde en rupture avec l'ordinaire extérieur et sa structuration sociale. L'alcool et les danses en font un univers où la transgression est loi. Tous les moyens habituels de communication sont renversés. Le bruit ne permet pas la discussion, et l'échange de l'intimité nécessaire à l'accouplement, passe par le regard et le toucher, seuls sens qui survivent à cet environnement. Le soin des tenues manifeste cette contrainte, le corps est érotisé par l'instrumentalisation vestimentaire et gestuelle du désir. C'est la seule présentation de soi possible, c'est la règle du marché ; l'impératif de transparence réduit la personne à son corps pour que chacun puisse l'estimer du regard. Dès lors la piste de danse laisse libre jeu à la concurrence, d'autant plus que les danses ne nécessitent plus de "cavalier", chacun peut y prétendre dans un cercle de danseurs plus large. La piste a donc une structuration pluripolaire qui très vite se hiérarchise. Les plus sexuellement attractifs, disposent d'un espace plus large au centre, ce qui leur permet d'être vus et désirés par tous. Le marché produit la frustration en ignorant l'inégalité originelle. En périphérie, les individus corporellement peu convoitables sont masqués par la foule, ou développent des stratégies alternatives de séduction par la parole, autour d'une table. Pour ceux qui restent sur la piste, l'offre rencontre la demande, le choix se faisant selon la constatation réciproque de la performance. La rencontre est signifiée par une débauche de signes corporels intimes dans une dimension, cette fois exclusivement bipolaire. Les deux membres du couple miment le coït par un ajustement du mouvement des hanches et des flexions parallèles des deux corps. La contractualisation est manifestée par les premiers attouchements. Véritable industrie de la rencontre ; la productivité sensuelle optimisée par la concurrence, permet d'obtenir un bon rendement d'associés sexuels provisoires. Durex s'en félicite.

    Ne restent aux marginalisés condam-nés à désirer sans être désirés à leur tour ? Que les marchés marginaux des petites annonces et des serveurs minitels. Houellebecq lucide, a dévoilé dans L'extension du domaine de la lutte, le mal être de ce prolétariat amoureux : « J'ai de quoi me payer une pute par semaine ; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l'amour. Je préfère encore essayer. » Les sociétés traditionnelles avaient leurs tantes marieuses, les structures sociales permettaient à chacun de trouver une femme. Mais « tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. (...) C'est ce qu'on appelle la "loi du marché". Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. »(1)

    Ceux comme Richard Durn, qui n'ont plus pour se satisfaire que les images exhibées de corps idéals, sont condamnés au phantasme, à l'éjaculation triste devant le calendrier LVMH : « Je suis onaniste depuis au moins vingt ans. Je ne sais plus ce qu'est le corps d'une femme et je n'ai jamais vécu de véritable histoire d'amour. Je me branle par solitude, par habitude du dégoût de moi-même, par volonté d'oublier le vide de ma vie et sans doute par plaisir. Mais quelle sorte de plaisir ai-je véritablement ? »

    Le nihilisme du bonheur

    Le mendiant d'amour est victime de tous les marchands de bonheur, Barbara Cartland, Men's Health, Vingt Ans, qui tous les mois sortent leur mini guide pour « bien être en couple », « Le bonheur c'est facile », ou « le faire plus jouir ». Le bonheur ou l'amour sont toujours présentés comme un état sensible à acquérir. Cette promesse excite le désir. Tout le monde veut "son" histoire d'amour, être emporté par la passion aux confins du possible, aux frontières de la mort. Le droit au bonheur est brandit. Toutes les relations qui n'auront pas le sceau de l'enfin, "enfin elle", "enfin jouir", le bonheur conquis, la conscience anéantie dans les affects, paraîtront dérisoires et méprisables. Illusion fatale ! Denis de Rougemont l'a dénoncé : « Le bonheur est une Eurydice : on l'a perdu dès qu'on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l'acceptation, et meurt dans la revendication. C'est qu'il dépend de l'être et non de l'avoir (...). Tout bonheur que l'on veut sentir, que l'on veut tenir à sa merci ? Au lieu d'y être comme par grâce ? Se transforme instantanément en une absence insupportable ».

    En sus, la quête sensuelle de bien-être, met les individus en parallèle sans espoir de rencontre authentique ; au mieux les corps se pénètrent, mais l'autre reste un écran, travesti par la logique égotique du désir qui y projette ses phantasmes. Le "je", du « je t'aime » est déjà piégé. « Moi je », « moi je », autant de barreaux à leurs geôles ! Chacun aimera son amour, jamais l'autre, le miroir est trop épais. L'homme est définitivement seul avec son désir, l'aliénation de la vie est complète, la raison s'épuise à déchiffrer une réalité que l'utopie lui rend inintelligible ; coupé du monde, séparé de lui-même, il est dans un tombeau.

    La prison du désir égotique

    Car le réel résiste aux promesses de la passion. Quid de la souffrance ou de l'échec, devenus la part maudite d'un monde affichant sa bedaine replète ; l'utopie de l'amour moderne creuse le sillon de la haine puisque, privé du bonheur des autres, ce miroir aux alouettes en suspens sur toutes les couvertures des magazines. Les "machines désirantes" qui s'épuisent à l'atteindre, ne tardent à se haïr par mépris de leur impuissance, à haïr autrui comme idéal introuvable, à haïr le monde créé comme carcan de limites humiliantes. Les mensonges des fictions amoureuses mènent à l'anorexie, à la dépression, au suicide ou au meurtre ! Durn en est le sanglant prophète, derrière lui, une armée entière de désespérés va ébranler le monde.

    N'en doutons pas, la guerre va se poursuivre au corps à corps. Certains fuiront leur être, la chirurgie esthétique les calquera sur la star du moment, mais à l'inflation des seins gonflés de silicone, la bourgeoisie sexuelle répondra avec des moyens conséquents. Des divisions de chirurgiens et de généticiens garderont son pouvoir. Bientôt, ils pourront "tuner" leur corps et le "manager" comme une équipe sportive dont on peut, par la greffe, changer les membres pour gagner en zones érogènes. Ils parleront à leur sexe ; l'emmèneront chez le toiletteur comme un caniche. Sur internet, on trouvera des clitoris au marché noir, les dernières frigides se les arracheront. Bientôt, il sera possible d'en avoir plusieurs, et l'absolutisation du bien-être individuel fera sortir l'humanité de son orbite.
     
     
    Alain Raison
     
    1 : Michel Houellebecq, L'extension du domaine de la lutte, J'ai lu.
    2 : Les citations du journal de Richard Durn, sont tirées des extraits publiés dans Le Monde du 10 avril 2002.