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raison - Page 3

  • N°12 - Démocratie représentative : l'avenir d'une illusion

    Par Alain Raison

    Dans les régimes contemporains, la démocratie n’est plus que la rhétorique de légitimation d’une oligarchie d’autant plus redoutable qu’elle gouverne et se reproduit au motif du choix populaire.

    En démocratie, la pratique du vote masque un certain nombre d’illusions. La plus prégnante parce la plus fondamentale est la nécessité du vote pour la démocratie elle-même. Les manuels de régression civique vous diront que l’extension du suffrage rythme les étapes de l’épopée républicaine, que la Révolution s’apaise par le dépôt des armes au pieds de l’urne que gardent trois vierges représentant la liberté, l’égalité la fraternité. Laissez ces fables… Comme l’écrivait Marx, l’histoire se répète toujours deux fois : la première est une tragédie et la seconde une farce sinistre.  Les révolutionnaires drapés de toges antiques, « peuple numismatique en rupture de médaille[1] » comme les épingle Léon Bloy, rendent hommage à une démocratie antique qu’ils caricaturent. Les démocraties contemporaines quant à elles, se caractérisent par la dévolution élective des charges du pouvoir, aucune n’a attribué le sort de la moindre parcelle de pouvoir par tirage au sort. Sous l’Antiquité cette pratique fut pourtant la caractéristique nécessaire de la démocratie au contraire du vote, d’essence oligarchique.

    Contre la représentation

    A Athènes, la démocratie se caractérise à la fois par le rôle institutionnel accordé au peuple assemblé (Ekklèsia), pouvoir partagé avec des stratèges élus mais surtout avec des magistrats sélectionnés par tirage au sort. Une pratique ordinaire de dévolution du pouvoir dont dépendait un grand nombre de charges. Socrate s’en gaussait au motif qu’on ne sélectionne pas ainsi un pilote, un architecte ou un joueur de flûte[2]. Protagoras lui répondra que Zeus a réparti également entre les hommes la justice ce qui donne a chacun une égale capacité à agir politiquement. Plus fondamentalement, Socrate néglige le principe même de la démocratie : les magistrats ne sont pas sensés être des pilotes, car s’ils sont bien des organes exécutifs, leur seule légitimité tient à leur soumission aux décisions de l’assemblée. Le souverain (le peuple) est titulaire de son pouvoir et ne le délègue pas. Cette vision de la démocratie est donc incompatible avec la représentation. S’il y a bien une médiation entre le souverain qui décide et l’exécution des lois, c’est celle du coursier qui porte un message d’une personne à une autre et non la médiation du banquier qui gère le compte de ses clients à sa guise pourvu que le rendement soit régulier.

    Une identité nécessaire entre gouvernants et gouvernés

    Conséquemment les mandats tirés au sort étaient assujettis à un mandat impératif très strict. Pour corriger le sort, Solon régla qu’on ne pourrait tirer au sort que dans le nombre de ceux qui se présenteraient : que celui qui aurait été élu serait examiné par des juges, et que chacun pourrait l’accuser d’en être indigne : cela tenait en même temps du sort et du choix. Quand on avait fini le temps de sa magistrature, il fallait essuyer un autre jugement sur la manière dont on s’était comporté. Les gens sans capacité devaient avoir bien de la répugnance a donner leur nom pour être tirés au sort.  Enfin, la rotation accélérée des magistrats et la collégialité des fonctions affaiblissent le pouvoir exécutif. L’élection n’est utilisée que pour les mandats des généraux ou des stratèges. Ces aménagements institutionnels ont pour but d’empêcher le détournement du pouvoir par une oligarchie d’élus. Garanties nécessaires du principe démocratique d’identité entre gouvernants et gouvernés. Comme l’explique Bernard Manin, le tirage au sort consacre l’égalité absolue entre les citoyens et une conception de la démocratie perçue comme une communauté politique dont le principe demeure l’égale possibilité, au moins théorique, pour chaque citoyen de participer directement à la direction des affaires de la Cité.

    La subversion libérale de la tradition démocratique

    Loin d’être cantonné à Athènes, le tirage au sort s’est prolongé dans bien des républiques italiennes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Ni Montesquieu ni Rousseau ne l’ont oublié, mais quelques décades plus tard, la désignation par le sort s’est évanouie de l’esprit des constituants américains et français. L’élection fut adoptée unanimement. La démocratie représentative inventée. Cette révolution des modalités de dévolution du pouvoir s’explique par la subversion libérale de la pensée démocratique. La déclaration d’indépendance américaine s’ouvre par ces mots « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux, ils sont dotés par leur créateur de certains droits inaliénables au nombre desquels figurent la liberté, la vie et la poursuite du bonheur ; les gouvernements sont institués parmi les hommes pour garantir ces droits et ils tirent leurs justes pouvoirs du consentement des gouvernés ».  Cette dernière assertion est une révolution de la pensée du  rapport entre gouvernés et gouvernants : le consentement devient la source de l’autorité légitime et fonde l’obligation des membres de la société à l’égard du pouvoir. Elle correspond a une définition libérale de la démocratie commune à bien des théoriciens de l’Ecole du droit naturel. Principe que l’on trouve exprimé chez Locke : « Ce qui est à l’origine d’une société politique et la constitue véritablement, c’est uniquement le consentement d’un certain nombre d’hommes libres, capables de former une majorité pour s’unir et s’incorporer à une telle société. C’est là et là seulement, ce qui a donné naissance ou ce qui peut donner naissance à un gouvernement légitimé sur terre[3] ». D’une égale possibilité de participer au pouvoir, la démocratie devient l’égale capacité à consentir au gouvernement des seuls représentants. Le vote est moins une modalité de participation que de légitimation du pouvoir. D’actif, le citoyen devient passif.

    Une aristocratie élective de légitimité démocratique

     Comme l’écrit Madison, un des principaux architectes de la Constitution américaine de 1787 : la représentation permet « d’épurer et d’élargir l’esprit public en le faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la sagesse est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l’amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des considérations éphémères et partiales. (…) Dans un tel système, il peut fort bien se produire que la volonté publique formulée par les représentants du peuple s’accorde mieux avec le bien public que si elle était formulée par le peuple lui-même, rassemblé à cet effet. [4]» En France, la souveraineté nationale de Sieyès et le rejet du mandat impératif suivent de fait la même logique. La première aristocratie élective de légitimité démocratique est inventée : la démocratie représentative est née. Hybridation ambiguë que trame la tension entre représentation  et démocratie, deux termes qui comme l’a bien montré Carl Schmitt renvoient à deux principes opposés, et même incompatibles. D’un côté, la démocratie repose sur l’identité entre les gouvernants et les gouvernés : c’est une poignée d’hommes d’égale valeur qui se rassemblent sur la place publique pour délibérer en commun. De l’autre, l’idéologie libérale en matière de gouvernement repose sur la représentation, qui est une procédure de désignation de magistrats[5]. En sélectionnant par l’élection les citoyens les plus compétents pour exercer les charges publiques, on passe du principe de l’identité politique à celui de la différenciation, qui relève du principe aristocratique. Par conséquent, en « démocratie représentative » la démocratie n’est plus que la rhétorique de légitimation d’une oligarchie d’autant plus redoutable qu’elle gouverne et se reproduit au motif du choix populaire.

    Illusion électorale

    Les oligarchies n’en dépendent pas moins du consentement et donc de la participation des électeurs au vote. C’est la ressource de leur affrontement pour la prise du pouvoir. D’où leur nécessité de la croyance au caractère démocratique du vote. Illusion entretenue par une mythologie diffuse qui ne résiste pourtant pas à l’examen. Les pratiques électorales contemporaines permettent de voir dans le vote un formidable outil de légitimation du pouvoir en place parce que son sens n’appartient jamais à ceux qui l’émettent mais à ceux qui en dépendent.

    Le résultat des élections n’est pas le miroir des opinions des français, non plus une photo. La combinaison du mode de scrutin et des candidats en lice, convertit la pluralité informe, contradictoires et inagrégeable des opinons particuliers en courant politique distinct et organisé. Car l’élection est en réalité une opération où on demande à l’électeur de faire un choix, en sacrifiant un certain nombre de ses opinions et en regardant ce qui pour lui est essentiel. Mais cet arbitrage comment est-il fait et pourquoi ? A la belle gueule, pour un monde plus solidaire, comme papa, contre le TGV qu’est bruyant ? Sans doute tout à la fois. L’opportunité du choix dépend aussi de l’anticipation du résultat final. C’est bien là que les sondages ont une paradoxale efficacité. Peu importe leur fidélité aux opinions réels ou supposés, mais il est indéniable qu’ils ont des effets sur le vote comme le pronostic sur le pari. L’assurance du résultat libère de la logique éliminatoire du « vote utile » pour un choix plus personnel : « Si Jospin est sûr de passer, autant voter Arlette pour tirer le PS vers sa gauche[6]». Vain calcul : si chacun à un motif de vote, l’opération électorale n’en reflète rien car l’agrégation des bulletins identiques annule toutes les motivations personnelles.

    L’opinion publique ne veut rien, d’ailleurs elle n’existe pas

    Les résultats n’ont de sens que comparativement entre les différents candidats, et encore s’ils expriment peut-être un rapport de force, ce n’est que le résidu quasi aléatoire d’anticipations contradictoires. Dire que les résultats des élections peuvent exprimer un quelconque état de l’opinion, avoir un sens, ou pire être qualifiés de « message » est une imposture construite sur une illusion rétrospective. C’est une interprétation qui présuppose que le résultat final est la somme de volontés convergentes et unanimes, autant dire que tous les embouteillages sont volontaires, car voter ou partir en vacances en écoutant Bison Futé[7], sont deux actes analogues. Si, si… Ceux qui partent aux heures des embouteillages annoncés sont parfois surpris par la fluidité de la circulation et vice versa. Les réactions aux pronostics sont contradictoires, le résultat aléatoire. En conséquence, « l’opinion publique » ne veut rien, les français non plus, et toute métaphore anthropomorphique pour décrire le résultat d’élections est un mensonge grotesque. Les électeurs choisissent leur candidat pour des combinaisons de motifs multiples et contradictoires, qui font de tout résultat une simple agrégation d’éléments réduit à leur moindre dénominateur commun, dans tous les cas une somme de sens nulle qui laisse un blanc seing total aux divers politistes et doxologues accrédités pour dire n’importe quoi... Opportunément !

    Le vote ne délivre aucun message

    Prenons n’importe quel plateau TV, un dimanche soir à la clôture du bureau de vote, deux rangées de concurrents se font faces. Tout à coup l’animateur se trémousse et une belle carte bleue et rouge apparaît sur l’écran derrière lui. Commence alors une seconde joute cruciale, moins une interprétation qu’une imposition du sens du vote. Ecoutons les aux dernières régionales, le couple Hollande applaudit « la sanction », Raffarin pirouette : « les Français ont dit leur volonté de justice. Ils ont dit leur exigence d'efficacité. Ils ont manifesté – nous les avons entendues – et les  inquiétudes et les impatiences. Mais ils n'ont pas choisi le renoncement. Ils n'ont pas choisi le repli. Ils n'ont pas choisi l'inaction. Tous savent, en effet, que dans les grands mouvements du monde, l'immobilisme serait l'allié le plus sûr du déclin économique et du recul social »[8]. Exhortation finale qui manifeste bien par son caractère prescriptif, qu’elle est moins une interprétation qu’une imposition du sens du vote opportune à légitimer Raffarin III. Ne parlons pas du « message » des français que le Président Chirac a « entendu »… Cela relancerait vainement la polémique sur son sonotone[9]. Mais il est évident qu’il répondait au seul « message » de l’opposition. Le vote n’est qu’une ressource qui alimente un rapport de force politique au sein de la sphère politique mais qu’aucun élément extérieur ne peut vraiment perturber. Qu’importe le pluralisme d’une sphère politico médiatique close sur elle-même ! Qu’importe la liberté de penser ! Tant que les électeurs croient aux vertus démocratiques du vote, la rue ne leur apparaît pas un recours nécessaire.

    Une contradiction fatale

    Sans doute, la taille de l’Etat rend le gouvernement direct du peuple impossible. On peut aussi penser que l’extrême improbabilité d’être tiré au sort dans un pays de plusieurs millions d’habitants épuiserait le sens civique de la pratique. Si la démocratie athénienne est bien passée, reste que le compromis des démocraties représentatives n’est pas durable et sera dépassé. La tension entre démocratie et représentation se fragilise à mesure que l’illusion démocratique s’estompe avec la spécialisation du travail politique : la représentation creuse socialement la distinction entre des représentants qui tendent à se constituer en classe dominante et des représentés voués à l’impuissance et à la soumission. Le vote contestataire comme l’abstention manifestent l’exaspération d’une population qui doute de plus en plus du sens de la relation électorale aux gouvernants. Symétriquement, il se peut qu’une classe qui cumule les ressources sociales, professionnelles et politiques se lasse de dépendre d’un électorat toujours plus versatile. A la tentation populiste répondra la tentation technocratique.  Au désir d’un contrôle direct du pouvoir répondra le désir d’un contrôle total des masses. Par une transposition de la démocratie représentative à une échelle plus grande, la construction européenne ne fait que rendre plus évidentes et insoutenables les contradictions du régime. La dialectique entre démocratie et représentation doit être dépassée.
     
     
    Alain Raison


    [1] Léon Bloy, La chevalière de la mort, Mercure de France, 1891, p.48.

    [2] Xénophon, Mémorables, I, 2, 9.

    [3] Cité Par Bernard Manin, p.115.

    [4] Madison, « Federalist 57 », in A. Hamilton, J. Madison, J. Jay, The Federalist Papers, [1787-1788], ed. C. Rossiter, New-York, 1961, p. 351.

    [5] Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, PUF, 1993, p. 396.

    [6] Nicolas Mc.N., une Stella pression au poing, à l’Instant Présent, rue du Cherche-midi, 15h30, le 21 avril 2002.

    [7] Autoroute FM – 107.7.

    [8] Discours de politique générale, prononcé le 5 avril à l'Assemblée nationale.

    [9] La plupart des sonotones amplifient sans distinction les sons, d'où des gênes fréquentes pour les malentendants quand ils sont dans des environnements bruyants, voire des effets Larsen insupportables. La société danoise Glapor a développé une prothèse qui traite le son numériquement en amplifiant les fréquences de la voix (240 Hz) et ses harmoniques (les multiples de 240), comme le fait le cerveau humain. Une révolution dont on attend les conséquences politiques.


  • N°11 - Un bonheur insoutenable

    Du déclin du catholicisme à la fin de la civilisation : la subversion narcissique.
    Par Alain Raison

    La nef est comble pour la messe de Pentecôte. Le curé vient d’achever le sermon mais avant d’entonner le credo, il se tourne vers les professants et demande « leur motivation personnelle », le « pourquoi ils sont là ». C’est Albert qui commence : « le caté ça m’apporte la sagesse et la générosité ». Jacques poursuit : « J’aime la foi parce qu’elle m’apporte de la connaissance ». « Ca m’apporte », le mot reste en suspens, évoque un autre lieu, un autre visage : Anne fumant sur une terrasse ensoleillé : « Avec Paul on vit ensemble, on se mariera dans deux ans quand il aura son CDI, tu sais les parents veulent un mariage religieux surtout la grand-mère de Paul. Moi je m’en fiche, j’ai arrêté tu sais d’aller à la messe, ça ne m’apportait plus rien, j’en ai plus besoin ». « ça m’apporte » formule qui en appelle d’autres : « réalisation de soi », « équilibre », « épanouissement », « bonheur ». Déclinaisons ordinaires du référent ultime de la modernité occidentale : « soi-même ». Absolu narcissique qui justifie également la vocation et la tiédeur, l’entrée en religion comme la sortie du religieux. Longtemps opposé à la modernité, il semble que Dieu ait été apprivoisé par l’individualisme comme un accessoire de « bien être ».

    Des sociétés rassasiées

    La satiété des sociétés occidentales achève d’éroder l’expérience de l’incomplétude nécessaire au développement d’une espérance surnaturelle. L’oubli de la fragilité humaine a renforcé l’individualisme aux dépens des collectivités, ce qui n’est pas sans influence sur le déclin des grandes religions collectives, sacrées ou politiques. L’événement spirituel le plus marquant de notre époque pourrait bien être la fin du communisme. Avec son déclin, c’est la foi révolutionnaire dans le salut terrestre qui disparaît. Pour le philosophe Marcel Gauchet « Les années soixante-dix ont entièrement défait les religions politiques fondées sur la transformation sociale et dont l’ambition était de résoudre l’énigme de l’histoire et de la condition humaine ». D. Hervieu-Léger confirme : « de moins en moins associé à l’avènement du Royaume, et même à la transformation graduelle de la société, l’idéal de l’accomplissement est de plus en plus reporté sur l’individu lui même, dans un mouvement non de disparition, mais de “subjectivisation” de l’utopie, entendue comme alternative radicale à l’expérience du présent ». Les derniers slogans des mobilisations collectives s’effacent derrière la possibilité d’être raisonnablement heureux dans une société où chacun a la liberté relative de vivre comme il en a envie. Le paroxysme occidental de la quête du bonheur est conséquente de cette dissociation entre la culture de soi et une vision eschatologique de l’accomplissement. À la promesse d’une Rédemption après la mort pour le croyant se substitue une promesse de bonheur pour l’homme qui se réalise en suivant son « désir profond ».Travail, amour, loisirs : la recherche de l’épanouissement devient la finalité exclusive de l’engagement. Ce qui compte aujourd’hui pour un fidèle, ce n’est pas d’être conforme au dogme, mais d’être authentique dans sa démarche personnelle. Là où l’absolu du croyant exigeait qu’il rompe avec le “monde”, l’absolutisation du désir individuel exige du “moderne” qu’il brise tout ce qui n’est pas conforme avec lui-même. Qu’importent les liens familiaux ou le mariage s’ils s’opposent à l’accomplissement de soi ! La vie religieuse recherchée est celle qui « fait du bien », apporte « un plus » à la « réalisation des potentialités personnelles de chacun » et assure la « paix intérieure »… La quête de la santé est le substitut moderne de la recherche du Vrai car la sensation corporelle est la seule mesure de la satisfaction du désir. La peur de la “souffrance” est la spiritualité du moderne. L’infinie déclinaison médicale des thèmes religieux répond à cette demande de “guérison”, mais néglige la quête de sens que la détresse peut susciter. À ce titre le bouddhisme est idéal. Pour le chercheur Frédéric Lenoir : « C’est la religion moderne par excellence : individualiste, non dogmatique, éthique, reliant le corps et l’esprit. Le bouddhisme a toutes les chances de se développer en Occident car il ne propose pas un salut provenant d’un dieu extérieur, mais une méthode pragmatique pour se libérer de la souffrance et atteindre le bonheur en ce monde ».

    L’éclatement des croyances.

    L’institution religieuse souffre moins d’une disparition de la croyance que d’un éclatement du croyable. Les progrès de la science placent l’homme à un niveau d’incertitude sans égal dans l’histoire. L’ordre de la nature, dont les différents systèmes religieux assuraient la mise en forme symbolique, est aujourd’hui de plus en plus perçu comme un ensemble de dispositifs manipulables que les sciences et la technique ont pour tâche “d’arraisonner”. La disparition de cette référence ultime à la nature comme ordre, qui constituait le refuge ultime d’une pensée de l’absolu trouvant son origine dans la volonté divine, remet en cause la possibilité même d’un sens du réel. L’indétermination du possible ouvre à la croyance un champ illimité. Parallèlement, le « sens ultime de la vie » échappe au monopole culturel de l’Église catholique. La croyance prolifère loin des dogmes : science, paranormal, sagesses, psychologie, religion, s’hybrident en autant de bricolages que d’individus qui veulent interpréter l’adversité.Trop souvent accusée d’être à l’origine de la désaffection des croyants par son « rigorisme moral », l’Église catholique romaine libéraliserait vainement son magistère car la crise qu’elle traverse ne touche pas exclusivement les institutions religieuses mais les institutions en général : « Nos contemporains refusent les dogmes. Et ce rejet est manifeste dans toutes les sociétés de type européen. Dès qu’un pays entre dans la modernité, il y a distanciation de sa population à l’égard des vérités énoncées », explique le sociologue Jacques Maître. L’individu moderne a pour norme ultime son choix ; il ne saurait s’abandonner à une norme qui le dépasse : « Autrement dit, le phénomène auquel on assiste à présent n’est pas seulement une crise de la religion, mais une crise concernant tous les systèmes d’orthodoxie et leur crédibilité ».

    La subversion libérale

    Longtemps représenté par l’image d’Épinal des « deux France », l’affrontement du catholicisme à la République est dépassé par le développement de l’émancipation libérale de l’individu. Comme institution, la République souffre en politique de maux symétriques à ceux de l’Église en religion. L’abstention, les votes flottants, la fin des militants ont la même matrice que le déclin des vocations et le relativisme spirituel. Le désintéressement de la politique, s’il est justifié d’un “tous pourris” reste surtout la conséquence du déplacement massif de l’horizon de l’accomplissement de la société vers l’individu lui-même. La construction républicaine de l’individu par l’affirmation de la citoyenneté politique, est progressivement absorbée dans une conception libérale, qui selon Benjamin Constant, place par dessus tout l’affirmation du « droit de chacun à la liberté dans sa vie privée ». Revendication au cœur de la subversion de l’État : l’égal respect des singularités individuelles substitue au bien commun, nécessaire à la communauté politique, une justice strictement procédurale qui veille à l’absence d’interférence entre les libertés particulières. Mais comment faire tenir une société que plus rien ne transcende et qui transcende chacun de ses membres ? Le lien social sur lequel repose l’ordre politique médiatise de moins en moins ces identifications communes qui rendaient aimables la soumission à l’État. Comme l’avait anticipé Tocqueville, les individus désertent la sphère publique pour se préoccuper exclusivement de leurs affaires privées. La République s’évide, signe paradoxal de sa dépendance vitale des structures traditionnelles de la société : famille et corps intermédiaires. Avec l’érosion du catholicisme disparaît l’ultime réserve de valeurs méta-sociales qui ancrait la société et conditionnait la stabilité de l’État.

    La civilisation en sursis

    Si comme le pense Pierre Legendre, les institutions sont un moyen indispensable au processus historique de civilisation, leur déclin ouvre une sombre perspective. Loin du cliché “bureaucratique”, les institutions sont avant tout des organes sociaux durables qui trament par leur action la continuité d’un monde humain en sursis permanent de chaos. Elles construisent un univers commun aux différentes générations qui se succèdent, par la transmission d’un langage et d’un savoir partagés codifiant les nécessités de la perpétuation de l’ordre. Les institutions religieuses ou politiques écrivent, par la mise en forme de l’accumulation du savoir, une Histoire assurant la coalescence des destins particuliers en un passé et un devenir commun. Elles tracent la frontière entre la civilisation et la barbarie, le langage et le cri, le sens et la pulsion… Circonscription des sociétés mais aussi du for intérieur de chaque homme : en dissociant la conscience de la force brute, l’homme se civilise en faisant l’expérience de sa liberté. Il accède à la reconnaissance de son prochain. Sans institutions, les sociétés se dissolvent : le relativisme atomise le monde en ego isolés .

    Un défi aux chrétiens

    L’émancipation moderne des individus, en rejetant l’autorité au nom du choix, la Vérité au nom du désir, la transcendance au nom du sujet, la société au nom de la nature, altère le sens de la liberté et fait oublier à l’homme le chemin de sa dignité. Le développement historique de la modernité occidentale dévoile les apories d’un humanisme niant l’altérité entre l’homme et Dieu. Humanisme dont les conditions même d’existence sont remises en cause par l’indifférence qui résulte de la consécration du désir individuel comme seule source légitime de la norme. L’imminence de la barbarie adresse aux ultimes chrétiens un défi. Celui d’assumer la croix d’une contradiction à porter au monde parce qu’ils assument le combat intérieur contre tous les désirs modernes de “bonheur” qui masquent un nihilisme serein mais mortifère.
     
     
    Alain Raison