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raison - Page 4

  • N°9 - L'impasse institutionnelle de l'universalisme moderne

    Les réalités sociales n’ont cessé d’émouvoir et de contester le rationalisme utopique qui fonde la République.
    Par Alain Raison

    La République c’est la guerre ! À écouter les républicains, il y a toujours une menace à dénoncer, un conservatisme a émanciper, un clan factieux à indexer. Ce ressentiment envers la société est une constante de l’idéologie républicaine et on peut se demander si elle ne lui est pas consubstantielle. L’égalité, l’unité, le bien public, la citoyenneté, la loi semblent toujours menacés par les réminiscences sauvages de formes de sociétés traditionnelles que la modernité politique aurait dû dépasser : religion, communauté, oligarchie, aristocratie, corporatisme, féodaux et vassaux. L’ambition universaliste de la République est minée par la permanence des particularismes. Si le ressentiment est un idéalisme dégénéré par les démentis du réel, il nous faut penser les menaces dénoncées par les républicains non comme des causes de la crise de la République mais comme des symptômes. La faute vient d’un idéal inadapté à la réalité. Les dysfonctionnements continus manifestent les limites de la pensée qui a présidé à l’organisation de l’État, son impuissance à penser l’ordinaire des sociétés humaines. La cause réside dans la constitution rationnelle et abstraite de la République elle-même.

    La France moderne est une idée

    Elle est l’invention d’un démiurge imbu de foi en la seule Raison : le “rationaliste”. Selon Michael Oakeshott : « Les circonstances du monde moderne l’ont rendu batailleur : il est l’ennemi de l’autorité, du préjugé, de ce qui est simplement traditionnel, coutumier ou habituel. Au fond, il défend l’indépendance de l’esprit en toutes les occasions, la pensée libre de toute obligation envers quelque autorité que ce soit exceptée celle de la Raison ». Sceptique de tout, sauf de sa propre puissance, le rationaliste croit que sa Raison est commune à toute l’humanité et doute que l’on puisse penser différemment de lui. « S’il était plus critique envers lui-même, il pourrait même commencer à se demander comment l’espèce a bien pu réussir à survivre avant lui ».

    Le rationaliste philosophe en ingénieur, fait de la politique en technicien : la société et sa complexe sédimentation historique le dégoûte. Après l’émergence aux XVIIe et XVIIIe siècles des théories du contrat social, la société est perçue comme une construction artificielle et aliénante érigée contre la Nature donc contre la spontanéité de ses membres. La volonté humaine dont les philosophes revendiquent l’autonomie, ne peut que s’insurger contre ce qui pourrait la contenir : Dieu, les autorités et les coutumes sociales. Du nœud complexe de destins que l’histoire a croisés, ils veulent faire un faisceau parfait de droites égales que noue une pure idée. La France monarchique n’est qu’un obscur brouillon que la Raison va ordonner à l’image d’un mécanisme parfait.

    Régénérer l’histoire

    C’est “l’adunation” de Sieyès, un mot nouveau pour fabriquer une France nouvelle : la Nation. En grand géomètre de cette cité parfaite, Sieyès cherche la voie d’une régénération de l’histoire par les catégories universelles de la raison abstraite. Les institutions politiques ne doivent plus être le fruit de l’expérience et du compromis historique entre les divers ordres sociaux, elles doivent au contraire en suggérer une image sublimée, dérivée de principes rationnels quasi-arithmétiques, constituer dans leur abstraction même l’anticipation performative d’une société d’individus égaux.

    Sous l’Ancien Régime, l’articulation entre les intérêts locaux, sociaux ou professionnels et le bien commun se faisait organiquement par l’agencement des différents groupes de la société, qui constituent la communauté politique sous forme de personnes morales instituées. La déclaration des droits de l’Homme institue que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». La nuit du 4 août puis la loi Le Chapelier, abolissent les corps constitutifs de la société française. Toute coalition pour défendre de « prétendus intérêts communs » devient passible du tribunal révolutionnaire. Le Chapelier déclare qu’il n’existe désormais que « l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général du gouvernement . Les révolutionnaires « désincorporent » radicalement la société et ne laissent aux individus d’autre identité qu’une communion civique avec la totalité : la Nation ou le Peuple !

    La tradition républicaine est cette persévérante volonté d’émanciper l’individu de ses appartenances provinciales, religieuses, sociales ou professionnelles pour en abstraire une volonté autonome et éclairée. N’oubliez pas que l’homme est bon mais que c’est la société qui le rend mauvais ! « La démocratie est le sacrifice complet de l’individu à la chose publique, c’est à dire celui de l’être sensible à l’être abstrait » note Sieyès. Il faut « fondre l’esprit local et particulier en un esprit national et public ». Le Citoyen sera le prototype expérimental de l’homme régénéré.

    Les limites de l’utopie

    Dans l’ordre des représentations, la France bascule d’une société de corps historiques vers une société contractuelle d’individus. Pour suppléer à l’articulation organique et coutumière entre la société et l’État, les révolutionnaires vont devoir orchestrer une mythologie politique créant un entre-soi nécessaire à la cohésion de la Nation. La centralisation étatique est corollaire à l’émancipation individuelle. L’école, l’armée, les fêtes, les élections, deviennent des instruments politiques de conformation idéologique des citoyens. Les moindres résistances sociales sont traquées. Mais très vite, sous couvert des modalités démocratiques de dévolution du pouvoir se reproduisent les structures sociales de l’Ancien Régime. Le suffrage universel est conservateur et les républicains doivent inventer l’isoloir pour suppléer à ce défaut d’émancipation, abstraire l’individu de sa contingence sociale vers le ciel serein de l’opinion pure. La République dévoile sa vraie nature, un projet perpétuel dont l’échec des réalisations est excusé par la sacralisation des fins ultimes qu’elle revendique.

    Les sciences sociales, les romanciers et pamphlétaires ont vite fait de dévoiler ce qui se trame en coulisse de ce théâtre où les acteurs se parent de la transparence des principes universels. Carré de Malberg, le dit dans une formule laconique : « Dans le système parlementaire, le dogme de la souveraineté populaire est aussi abstrait, que celui de la souveraineté divine dans la monarchie traditionnelle. De fait le pouvoir est accaparé par le ou les représentants du peuple, de manière discrétionnaire ». Balzac, Tocqueville, Daniel Halévy, Karl Marx le montrent. La République est une forme moderne de légitimation du pouvoir. Elle masque la permanence des formes traditionnelles de fonctionnement, aussi anciennes que l’État lui-même. De fait, les systèmes démocratiques sont des oligarchies concurrentielles et compétitives. Des dynasties se fondent, les aristocraties du savoir remplacent celle du sang, les corps intermédiaires se reconstituent en formes de réseaux. La modernité politique est un vernis brillant qui masque l’épaisseur opaque du temps, la sédimentation ininterrompue des hommes que les nécessités, et non la loi, agrègent.

    La corruption nécessaire

    L’ensemble des “affaires” qui ébranlent l’ordre républicain dessinent le négatif de l’ambition prométhéenne des rationalistes. L’intérêt général est détourné par des intérêts particuliers, l’utilité publique masque opportunément certaines utilités privées, l’État unitaire est une ruche de groupes contradictoires et concurrentiels, enfin la Nation est menacée par le « communautarisme ». La République, parce qu’elle s’organise comme une utopie impérative, est corrompue par une réalité retorse et des citoyens relapses.

    Le régime représentatif, en substituant aux corps intermédiaires une relation directe et indifférenciée entre des citoyens et l’Assemblée, laisse dans l’ombre les divers intérêts constitutifs de la société. Faute d’une reconnaissance institutionnelle, chaque groupe doit essayer de “peser” sur les circuits de décision institutionnel : commandes de sondages, calcul sourcilleux du nombre de manifestants, grève, lobbying, pots de vins, répondent à cette même nécessité. Cédera, cédera pas ? Les représentants de la Nation abstraite savent bien qu’il leur est nécessaire de « s’enraciner » pour être élus. Ils doivent reprendre tous les revendications sociales et s’identifier à certaines d’entre elles.

    L’arrangement institué devient la condition de survie quand les règles sont inapplicables en raison de leur abstraite généralité. L’excès de chicanes administratives et de contrôles pour éviter le détournement privé de la chose publique aboutit à la nécessité d’une transgression ordinaire de la norme à la seule fin de l’efficacité de l’État.

    Cette nécessité réordonne le lien civique abstrait à sa seule fonction possible. Mais l’effet pervers de l’articulation abstraite entre ordre privé et ordre public est que les deux sphères restent confondues invisiblement, de manière informelle, coutumière et tendent vers le clientélisme mafieux. Le rapport de forces entre intérêts divergents se joue à coups de finances et de moyens nécessairement occultes. Cela aboutit à un arbitrage sauvage des intérêts et à l’anarchie au sein de l’État. En pratique c’est donc la transgression qui est ordinaire par sa nécessité et l’ordre légal rationnel, une déviance en ce qu’il parasite le fonctionnement de la société. Chaque manifestation, chaque action de lobbying est un piratage légitime. La République ne laisse d’autre choix aux diverses communautés que le brigandage ordinaire.

    La République contre la France

    Le ressentiment des derniers républicains est dangereux. Frappés de cécité par leur bonne foi en l’indépassable raison moderne, les libres penseurs aliénés ne peuvent faire le deuil de leur idéal malgré son échec et préfèrent encore nier la réalité et tenter de la transformer. Leur obsession perdure dans le réflexe maniaque de sauvegarde d’une « sphère publique » indifférenciée contre les « tentations » particularistes. Les divers groupes sociaux, locaux, communautaires ou socioprofessionnels ont unanimement contourné cet obstacle, en allant s’installer à Bruxelles, auprès d’institutions européennes moins ingrates. La République, en se confondant avec la France, exaspère les corps de la société française et les tourne vers l’étranger. L’attachement à la France ne perdurera que si on sait ne pas l’opposer aux communautés les plus anciennes et les plus récentes qui constituent sa chair. La France n’est pas un “bloc” et l’État a longtemps été le fédérateur indispensable de la diversité française. Cette union n’aura de chance de perdurer que si les institutions reconnaissent et servent cette société au lieu de l’ignorer, de la considérer comme une menace et de tenter de la réduire.

    Sans cela la prétention de la nation sur les personnes n’est plus celle d’une communauté constitutive et historique à l’égard de laquelle ils reconnaissent des attaches, mais la prétention d’une collectivité agglomérée dont ils subissent les empêtrements administratifs. Le lien social et les communautés sur lesquels reposait l’ordre politique ne médiatisent plus ces identifications communes et chaleureuses qui rendaient aimables la soumission à l’État. Par une inadéquation entre les structures politiques et la société humaine telle qu’elle existe spontanément en divers groupes sociaux, l’organisation républicaine de la France a miné les fondements de la société politique qu’elle voulait établir plus sûrement.

    Comme l’écrit Michel Michel : « Il faudra bien pourtant que les républicains admettent s’ils veulent défendre la Nation, que la France est antérieure à 1789. C’est seulement dans l’observation de cette genèse historique qu’ils retrouveront les vertus fédératives de la France. Il faut renouer avec le capital symbolique et mythique fort de l’histoire de France, qui seul peut redonner le sens nécessaire à la communauté nationale pour survivre. C’est autour de l’attachement à un bien commun, que se tissent les liens communautaires qui permettent aux individus de se hisser à la hauteur d’un être collectif ».

    La France sans les communautés s’épuise. Mais à cause de la République qui cherche à se confondre avec la Nation, les communautés semblent menacer la France alors qu’elles ne menacent que la République. Pour renouer avec les vertus fédératives de la France, la nécessité appelle le Roi des Républiques françaises.
     
     
    Alain Raison

     À lire :
    - Yves Mény, La corruption de la République, Fayard, 1992
    - Michel Michel (dir), Les communautés : une question posée à la France, L’âge d’Homme, 2002
    - Michael Oakeschott, “Le rationalisme en politique”, in Cités, n°14/2003, PUF.

     

  • N°8 - La fatigue de l’individu moderne

    Par Alain Raison

    Ne soyez pas dupé par sa cravate flashy et sa démarche alerte de jeune loup ; il faut ouvrir la pharmacie de l’homme branché. Elle regorge de Prozac et autres anxiolytiques supplétifs à la baisse de l’élan vital… Plus généralement, la marchandisation des technologies de “bien être”, le recours au psy, le coaching, l’édition de guides para-médicaux, la demande massive de pilules miracles pour un « bonheur sur ordonnance », révèlent en négatif une « chimie du désespoir ». L’observateur des sociétés occidentales ne peut esquiver l’inquiétante omniprésence de ces symptômes dépressifs massifs. 

    Sans-doute, la dépression désigne-t-elle avec un vocable scientifique une réalité plus ancienne. Job déjà succombe au désespoir en murmurant : « Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n’ai-je péri aussitôt enfanté ? » Le désespoir, la mélancolie, l’acédie, la dépression, recouvrent à des époques différentes ce même affaissement de la volonté, ce relâchement de la tension vitale en désir de mort. La conscience de la vanité du monde est une meule, qui selon leur trempe ronge l’âme du poète, du philosophe ou du moine jusqu’au suicide ou l’aiguise jusqu’à Dieu. Hommes qui ont en commun la rare lucidité d’être bien peu de chose, de la cendre, rien de plus. Comme le montre Alain Ehrenberg, la mélancolie des anciens n’est pas sans filiation avec la dépression des modernes, les deux naissent d’une conscience de soi extrême : « Si la mélancolie était le propre de l’homme exceptionnel, la dépression est la manifestation de la démocratisation de l’exception. (...) La dépression est ainsi la mélancolie plus l’égalité, la maladie par excellence de l’homme démocratique ». Elle est la contrepartie pathologique de la croyance moderne en la liberté de chacun de “devenir soi-même”, ce héros caché sous l’homme ordinaire.

    Le culte de la performance

    Star Academy, Loft Story, les Start-Up, la glorification de la réussite sociale, la médiatisation de l’entreprise, concourent à entretenir la mythologie d’un épanouissement individuel de masse. La compétition est une pédagogie qui incarne pour tous la possibilité et le devoir de devenir “quelqu’un”. Elle reproduit dans la vie sociale le paradigme sportif qui permet de résoudre la contradiction centrale dans les sociétés démocratiques entre égalité de principe et inégalités réelles.

    Le sport mobilise la passion de l’égalité et le stade est le lieu où est le mieux mise en scène l’utopie moderne de l’harmonie entre la compétition et la justice. Les athlètes partent de la même ligne de départ au même signal. Chacun est responsable de sa victoire ou de sa défaite. Que le meilleur gagne ! La justice est le fruit de la compétition.

    Mais le « sport est sorti du sport », il est devenu pour l’homme compétitif que nous devons tous devenir, un état d’esprit, un véritable « culte de la performance » ; c’est un mode de formation du lien social, du rapport à soi et à autrui qui se décline dans toutes les sphères d’activités de la vie sociale. Pour Jean-Pierre Le Goff, les nouvelles méthodes de management appliquent ce modèle sportif à l’entreprise : “Autonomie”, “évaluation”, “contrats d’objectifs” dessinent la nouvelle configuration de l’encadrement et des rapports de travail. Les normes de productivité sont désormais censées être le produit d’une libre adhésion et font l’objet de “contrats individuels”.

    Chaque salarié doit affronter seul le paradoxe constitutif de sa “libération” : il est sommé d’être autonome et de “s’épanouir” en même temps qu’il doit se conformer à des normes strictes de performances. L’envers de l’héroïsation du cadre dynamique est son sursis permanent d’être “chômeur volontaire” par défaut d’objectif réalisé. Comme le dit un thérapeute d’entreprise : « Le sentiment le plus important est ce sentiment de pouvoir faire aussi bien que les autres. Les gens ne peuvent arrêter de bosser de peur que quelqu’un les dépasse ou même prenne leur place. » Chacun doit se singulariser, montrer ses dents blanches, son haleine pepermint ; il faut être à l’optimum de ses performances, qu’elles que soient ses conditions de travail et être vigilant : est-on jamais sûr de ses propres compétences, en comparaison avec les autres mais aussi avec son propre fantasme de “devenir” l’athlète du marché, le cadre branché en stéréo sur les cours du dollars et de l’euro ?

    Comme l’écrit Alain Ehrenberg « le culte de la performance fait la synthèse de la compétition et de la consommation, en mariant un modèle ultra concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle ». La comparaison permanente devient la norme qui sanctionne toutes les relations sociales, aboutissant à des logiques de singularisation des personnes qui doivent toujours plus rendre visible leur individualité. C’est le trait marquant de la sensibilité égalitaire moderne : « se différencier dans la similitude ».

    Logique de l’addiction

    L’impératif de réussite individuelle a pour nécessaire face d’ombre l’angoisse de l’échec, la peur de n’être pas à la hauteur de ce que suppose l’égalité de la compétition. Comme le dopage sportif, la prise de psychotropes répond à cette crainte. Si pour Baudelaire dans les Paradis artificiels les drogues sont un moyen d’évasion dans l’irréalité en décuplant sa personnalité jusqu’à devenir dieu ; les psychotropes proposent au contraire une aide pour affronter une réalité utopique qui exige d’être un dieu. Leur prise relève de la logique du dopage sportif, c’est une toxicomanie d’action, qui permet à l’individu de s’intégrer dans une réalité hostile. Les psychotropes « doivent dès lors être considérés comme l’exercice du rapport à autrui quand autrui n’est plus que la mesure de soi même » note Ehrenberg. Les psychotropes et autres antidépresseurs sont une prothèse chimique, c’est un lit de Procuste à l’envers qui doit permettre à chacun de devenir le héros qu’est l’individu “réalisé”. Pour Marcel Gauchet, « la dope est le moyen de combler la passion purement privée d’être soi dans l’impossibilité d’y arriver ».

    L’individu fragilisé

    Le recours aux drogues légales comme au soutient psychologique révèlent les fragilités de l’individu sommé de devenir “lui-même”. Le sacre du “choix individuel” comme norme ultime de la société s’est substitué aux grands récits communautaires qui donnaient sens à la vie de chacun et constituait un ensemble de valeurs référantes pour tous. L’idéal de l’accomplissement n’est plus associé à la quête d’un salut surnaturel ou à une aspiration collective à la transformation de la société, mais s’est subjectivé et sécularisé en “réalisation de soi”. Cette individualisation de l’utopie en idéal du moi est « le style de la certitude quand il n’y a plus de certitudes ». L’individu, doit lui-même produire le sens de sa vie et interpréter l’adversité de l’existence. Il erre entre tous les systèmes philosophiques ou religieux qu’offre le marché du sens sans pouvoir s’attacher ; puisque tous semblent se valoir, aucun ne peut lui donner un réconfort durable pour orienter son existence. Pourquoi vivre, aimer, travailler, procréer et mourir ? Faute d’un sens, l’homme moderne perd intérêt pour la réalité parce qu’il ne parvient pas à la rejoindre.

    Derrière un masque au sourire chimique, le flou existentiel, la frivolité, l’ennui, la fatigue, l’angoisse et les tendances suicidaires manifestent la vulnérabilité d’un individu qui a perdu sa raison de vivre. Comme le décrit bien Tony Anatrella, l’individu moderne est incapable d’anticiper l’avenir, de faire des projets ; il laisse les circonstances décider à sa place. Sans repères dans l’existence, il ne parvient à inscrire sa vie dans la durée, à s’engager et reste dans la crainte d’une perte à venir et le deuil des possibilités passées. Pour s’orienter au gré des jours, en pleine crise de l’intériorité, divisé contre lui même par une raison désorientée, l’individu sans repères se réfugie dans l’injonction des sens qui seuls le guident et l’entraînent dans leur course aléatoire. À mesure que le permis des normes d’une société structurée recule, la volonté de l’individu “libéré” est annihilé dans le champ indéterminé du possible et devient la proie des désirs-stimulis de l’offre marchande.

    La dépression est la sanction pathologique de cette errance. Dans un contexte où le choix est la norme et la précarité interne le prix, elle compose la face sombre de l’intimité contemporaine. « Telle est l’équation de l’individu souverain : libération psychique et initiative individuelle, insécurité identitaire et impuissance à agir » conclut Ehrenberg. Telle est la leçon de la dépression : « L’impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l’homme est propriétaire de lui même et source autonome de son action ». L’humain reste un système de signification qui le dépasse et le constitue simultanément. En ignorant le sens social et spirituel de la personne humaine, le développement du libéralisme au nom de l’autonomie, de l’égalité et de la concurrence répand la mort dans les âmes, érode le sens de l’avenir et le goût de l’engagement, conduit la société à sa fin.
     
     
    Alain Raison
     
    À lire
    - Tony Anatrella : Non à la société dépressive, Champs Flammarion, 1995.
    - Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1999.
    - Le culte de la performance, Hachette-Pluriel, 1996.
    - Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, La Découverte, 1999