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  • N°8 - « Moi, l’homme le plus réactionnaire du monde »

    Par Antoine Foncin 

    Les “nouveaux réactionnaires”, de l’aveu même de leur inventeur et exégète Daniel Lindenberg(1), font un peu pâle figure face au lyrisme offensif et à la verve destructrice d’un Léon Bloy, « entrepreneur en démolition », ou d’un autre Léon, le Léon Daudet des Morticoles. Sans aucun doute, il a raison : les “anciens” réactionnaires – dont nous allons voir en quoi ils ne sont pas exactement (ou peut-être pas encore) les pères des nouveaux – ne se sont pas contentés d’assener des évidences à l’allure faussement iconoclastes comme « Jacques Prévert est un con »(2). Ces gracieusetés sont très pauvres il est vrai à côté de l’horreur concentrée, du rire vengeur et de l’implacable imagination qui sont comme l’allure naturelle, la guise du polémiste de l’Action française. L’alliance immémoriale du rire hyperbolique et de la réaction(3) est pleinement consacrée par le “polygélaste” Daudet dans ses souvenirs(3), où il se dépeint ainsi :

    « Cet Américain avait bien raison qui demandait, en parlant de moi, à un huissier de la Chambre, de lui montrer le siège de “l’homme le plus réactionnaire du monde”… in the world. Je suis tellement réactionnaire que j’en perds quelquefois le souffle. » L’aveu est complété immédiatement par ce commentaire très significatif : « Toute la vilenie, toute la bêtise, des hommes et des choses se résument pour moi dans le terme de démocratie. »

    Pour une part, bien sûr, Léon Daudet rejoint ce que D. Lindenberg appelle « l’éternelle contre-révolution », dont le mot réaction n’est qu’une traduction polémique, un néologisme selon Littré. La critique de la démocratie niveleuse, ne produisant que laideur et médiocrité, faisant de la guerre civile un principe de gouvernement, à la fois belliqueuse et incapable de protéger la Nation contre les appétits que suscite à l’extérieur le spectacle de sa faiblesse, Daudet la fait naturellement sienne et l’orchestre puissamment. Qu’elle fasse partie aussi du corpus maurrassien ne signifie par ailleurs nullement qu’elle constitue une dogmatique, mais une tradition vivante aux sources multiples dont Maistre, Bonald ou Maurras ne sont que des expressions privilégiées.

    L’exemple de Daudet démontre bien que l’attitude réactionnaire ne procède pas d’une dogmatique, mais du refus de la dogmatique (politique, bien entendu). Quelles que soient les formes qu’elle peut prendre – nous les retrouverons un peu plus loin – son premier mouvement est toujours celui d’une révolte intérieure contre les deux postulations apparemment antagonistes, mais nécessairement liées, du système démocratique, qui en font un système d’enfermement.

    Dialectique funeste

    La première postulation est celle du libéralisme : révolutionnaires et libéraux-conservateurs s’accordent nécessairement, les premiers pour démembrer l’héritage national(4), les seconds pour en vendre les débris. Deux passions s’affrontent dans une dialectique sans fin dans laquelle périt le Bien Commun : la peur, celle des possédants, prêts à presque tout concéder à l’adversaire, sauf la possession des richesses, pourvu qu’ils puissent profiter des bouleversements qu’il opère, et l’envie, celle des révolutionnaires et socialistes de toute obédience, qui les pousse à la confiscation violente. Daudet s’étonne déjà de ce qu’un tel système n’ait pas encore eu raison de la France !

    La seconde postulation est la crispation totalitaire dont Daudet, né au cœur du système, a avant presque tous les autres dénoncé le péril et qui a alimenté sa première révolte, celle des Morticoles. La démocratie cette fois persuade les hommes du caractère nécessaire et “scientifique” de sa domination en s’appuyant (ce fut le cas dans la France des années 1880) sur l’histoire naturelle et sur une conception dogmatique de l’Evolution. Combinant dans une unité oppressive une morale néo-kantienne et le pessimisme de Schopenhauer, elle institutionnalisait un néo-lamarckisme  dont les conséquences sur l’hygiène sociale et raciale seront reprises, combinées cette fois avec la notion weissmannienne de  pureté du germen, par le socialisme allemand des années 1930 ! Une telle perspective a certes de quoi étonner Daniel Lindenberg, qui pose sans détour et sans preuve que les « fantasmes scientistes […] sont compatibles avec Maurras » et donc, probablement, avec la pensée de Daudet. Il est certain au contraire que loin d’être « antirépublicaine » comme il l’affirme, la sociobiologie(5) (mot par ailleurs inadapté à une époque où la biologie n’était pas née) a bien servi de transcendance de substitution aux formes les plus totales de la démocratie. L’affaire Lyssenko suffit à le montrer. 

    Pour s’échapper hors de ces cercles infernaux, Daudet, réactionnaire conscient, a recours aux forêts de l’imaginaire. Exemplaire encore en cela, sa révolte prend spontanément deux formes. La première, la plus attendue, est destructrice. Elle emploie toutes les ressources de l’ironie et de la caricature pour dénoncer, précisément, les « fantasmes scientistes » et les terribles conséquences pour l’humanité des doctrines et des illusions de la démocratie. Jusqu’à « perdre le souffle ». Et, parallèlement, il construit une contre-théorie, non fondée sur des concepts qui opposeraient l’abstrait à l’abstrait, mais sur ce qui précisément  a permis la révolte, une « liberté substantielle et élémentaire », selon l’expression de Jünger, qui aurait pu s’inspirer de Léon Daudet pour définir son Waldgänger. être libre, c’est avant tout pour lui « se penser libre » et voir le monde selon la liberté. « La liberté est à l’origine de toutes ces nécessités qui nous terrifient »(6), écrit-il encore. Et il commence, toujours selon la liberté, l’exploration des lois du Monde des Images (1916), dont il tire de quoi achever sa critique de la démocratie comme doctrine inhumaine et de mort.

    Quel ordre ?

    C’est à vrai dire cette double attitude – destructive et constructive – qui fait de lui le redoutable polémiste que l’on connaît, qui caractérise aussi le réactionnaire dont il sait très tôt représenter surabondamment le type. Et non une nostalgie obsessionnelle d’un ordre et d’une autorité disparus (où D. Lindenberg voit curieusement le secret tropisme de l’anarchiste de droite). Il sait, avec Maurras, que l’ordre « n’est qu’un moyen, un point de départ »(7) et, avec Saint-Exupéry, que l’« ordre pour l’ordre est la caricature de la vie »(8). Pour lui, seule une vision du monde selon la liberté, c’est à dire dégagée des abstractions du nombre et de l’égalité universelle, permet de reconnaître puis de mettre en œuvre les hiérarchies naturelles, non à travers les stéréotypes et les analogies mal maîtrisées de l’organique, mais telles qu’elles existent dans l’imaginaire commun des peuples et des nations et telles, surtout, qu’elles se sont incarnées dans une histoire.

    Comme Daudet, le réactionnaire – il lui importe peu, on le comprend désormais, que ce nom lui soit donné, puisqu’il consacre assez bien le mouvement, il échappe à la servitude de l’erreur et la combat en retour – est celui qui a reconnu une fois pour toutes le caractère sacré des liens immémoriaux qui unissent la cité à elle-même. Un amour inquiet le porte à les retisser sans cesse quand le mal et la mort cherchent à les dissoudre(9). Car il sait que les principes et les ordres qui ont fondé une Nation sont ceux qui continuent à la faire vivre. Ce qu’aucune constitution, aucun artifice politique ou législatif, quelle que puisse être leur utilité circonstancielle, ne peuvent obtenir de façon durable.

    Il en est de même à vrai dire de tous les « rappels à l’ordre » (mais quel ordre ?) dont est jalonnée en vain l’histoire de la démocratie, si du moins ils ne se proposent que son aménagement dans un sens autoritaire, aristocratique ou simplement “droitier”. Elle a déjà démontré – Daudet en témoigne à propos de Clemenceau et de la Chambre Bleu-horizon qu’elle était capable de les digérer et de les rejeter, non seulement à cause de la médiocrité et de la bêtise de son personnel, mais surtout par la nocivité propre de ses principes et de ses institutions.

    La réaction ne saurait donc être une nouvelle posture à l’intérieur du système. Elle requiert un déplacement(10) radical, une ferveur absolue, sans détour ni retour et pourtant, dans sa part constructive, entièrement “archique” et ordonnée. Léon Daudet a raison de penser qu’il représente à cet égard un exemple parmi les plus achevés.
     
     
    Antoine Foncin


     

  • N°7 - Entretien avec Vladimir Volkoff

    L’avenir du passé
    Entretien avec Vladimir Volkoff

    L'accusation de trahison a-t-elle encore un sens aujourd'hui, alors que la seule forme de fidélité encore revendiquée est la fidélité à soi-même ? D'ailleurs, peut-on être fidèle à soi-même ?

    Pour moi, les notions de « fidélité à soi-même » ou d' « infidélité à soi-même » n'ont pas de véritable signification. La fidélité est l'adhésion d'un sujet à un objet et, plus encore, la constance dans cette adhésion. Si le sujet et l'objet sont la même personne, la notion de fidélité perd tout son sens. Un jour, Pierre Boutang disait à un prince du sang de France : « Monseigneur, vous au moins, vous ne pouvez pas être royaliste. – Pourquoi, monsieur Boutang ? – Parce que, aux courses, les chevaux ne parient pas ! » Dans la même perspective, un royaliste doit toujours être plus royaliste que le roi. La fidélité, pour moi, s'adresse par définition à autrui. Elle est une façon de sortir de soi

    .En politique, est-ce trahir que de changer d'idées ?

    Bénies soient les sociétés qui autorisent une fidélité monolithe ! Il y a eu des époques où l'on pouvait être fidèle à son Dieu, à son Église, à son roi, à ses chefs, à sa famille, à ses convictions et même à ses amours, sans qu'il y ait, le plus souvent, de contradictions majeures entre ces diverses fidélités. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. La redoutable injonction faite par saint Rémi à Clovis, « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré », enjoint-elle la fidélité ou l'infidélité ? Saint Paul, qui, sous le nom de Saül, persécuta les chrétiens avant de rencontrer le Christ sur le chemin de Damas, est-il un modèle de fidélité ou d'infidélité ? Comme le fait remarquer Graham Greene dans sa préface aux mémoires de Kim Philby, un Anglais catholique qui trahissait Élisabeth, protestante, au profit du roi Philippe II, catholique, était-il un traître ? Et dans la même perspective, Kim Philby qui, toute sa vie, a trahi son pays au profit de son idéologie, sans jamais renoncer à une allégeance contactée dans sa jeunesse, est-il un traître ? Un rebelle algérien qui se ralliait à l'armée française était-il un traître ? Un soldat français qui se ralliait aux rebelles algériens était-il un traître ? Un porteur de valise est-il un traître ?Je ne dis pas que ces questions sont insolubles. Je dis qu'il faut se les poser, surtout à notre époque où les fidélités ne sont plus univoques et où les trahisons sont ambiguës. On peut dire que j'ai consacré à ce sujet une grande partie de mes ouvrages. Deux choses sont certaines en tout cas : il y a des fidélités qui se contredisent, et il y une hiérarchie des fidélités. La trahison, telle que la conçoit le code pénal, suppose l'appartenance à un groupement humain, la nation, qui ne relève pas d'abord d'une adhésion volontaire…

    L'accusation de trahison n'est-elle pas le reliquat d'un sentiment jadis universellement partagé selon lequel nous sommes d'abord des débiteurs du groupe à qui l'on doit l'existence ?

    Hélas, la notion de fidélité, même politique, est relative. Pour certains, le général De Gaulle, en abandonnant une partie du territoire national, l'Algérie, s'est comporté comme un traître. Pour d'autres, il a, par la même occasion sauvé la patrie.Il y a une différence entre être un traître et passer pour un traître. Généralement, ceux qui trahissent et gagnent la partie passent pour des héros. Ceux qui la perdent, passent pour des traîtres, même quand, entre l'obéissance et l'honneur, ils ont choisi l'honneur : je pense aux officiers restés fidèles à l'Algérie française et à la parole donnée, et devenus par là infidèles à la République incarnée par son chef.Les seuls traîtres "objectifs" sont ceux qui trahissent pour des intérêts personnels.Le code pénal sous lequel nous vivons se réfère à des valeurs – par exemple la nation – auxquelles l'État lui-même a renoncé dès qu'il a consenti à des abandons de souveraineté tels que les accords de Maastricht.

    Quand on parle d'insoumission ou de désobéissance, on se réfère à la légalité. Parler de trahison, n'est-ce pas poser le problème de la légitimité ?

    Il y a des lois écrites, celles de la légalité, et des lois non-écrites, celles de la légitimité, comme le montrait déjà Sophocle dans son Antigone. La légalité est contestable, mais du seul point de vue de la légitimité. La légitimité est d'un ordre supérieur, mais elle est quelquefois difficile à déterminer. Pendant le Deuxième Guerre mondiale, certains Français ne doutaient pas que la légitimité ne fût du côté du maréchal Pétain, d'autres du général De Gaulle.Sur quoi se fonde la légitimité ? Sur des traditions, des intuitions, des hérédités, des consensus ? Et ne peut-il y avoir des légitimités conflictuelles, comme entre la légitimité politique de Créon et la légitimité religieuse d'Antigone ?

    Au fond, peut-on être fidèle à autre chose qu'à une personne ?

    Je pense qu'on peut être fidèle à une « patrie historique et charnelle », pour reprendre l'expression chère à Boutang, à une certaine religion, à un sexe, à une caste, à un code de conduite, à une famille, à une idée, à un préjugé. On peut être fidèle à la vérité et au mensonge. On peut être fidèle par loyauté, par orgueil, par obstination, par bêtise. Toutes ces fidélités ne se valent pas. La fidélité la plus chère à mon cœur est celle qui s'adresse à une personne. Le Christ est une personne –, la fidélité religieuse, politique, amoureuse, du féal au prince, du vassal au suzerain, les mains jointes entre les mains et le baiser à l'épaule. Mais si la trahison du vassal est odieuse, celle du suzerain l'est encore plus.

    À quoi peut-on être fidèle ? Ou à quoi êtes-vous fidèle, selon votre préférence…

    Fondamentalement, il y a deux sortes de fidélités : celle qui s'adresse à ce qu'on n'a pas choisi, celle qui s'adresse à ce qu'on a choisi.Certains demeurent fidèles aux données reçues : leur religion, leur pays, leur milieu, leur famille, leur sexe, quelquefois la profession de leurs parents – sans se poser de questions. D'autres s'en posent et choisissent une autre religion, une autre allégeance politique, quelquefois une autre famille, une autre sexualité, auxquelles, passé la défection initiale, il leur arrive de rester rigoureusement fidèles. D'autres enfin ont la chance de choisir ce qui était proposé d'avance. C'est mon cas.Je suis né chrétien orthodoxe, j'ai passé cette foi au creuset du doute et de l'expertise et j'y adhère. Je suis né Russe en France, bénéficiant du redoutable privilège non pas d'avoir deux nationalités, mais de n'en avoir, au début, aucune : je crois avoir prouvé ma fidélité à la patrie qui a produit le sang que j'ai reçu et à celle qui a produit le pain que j'ai mangé. Je suis né monarchiste, j'ai passé mes convictions au crible de l'Histoire, et ma fidélité aux deux dynasties que j'ai eu la chance de servir – bien peu, il est vrai – ne s'est pas démentie.Évidemment, je suis né dans des circonstance particulières. Mais il me semble que les possibilités de fidélité sont présentes pour ceux qui voudraient s'y exercer : l'Église est encore là, pour ceux qui croient que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elles ; la terre qui nous entoure renferme toujours les corps des ancêtres à qui nous devons notre vie, notre foi, notre culture ; notre langue n'est pas encore complètement abîmée et nous pouvons nous employer à la sauvegarder ; nous ne ressemblerons ni aux Fils de personne de Montherlant ni aux Voyageurs sans bagages d'Anouilh ; nous avons un héritage à transmettre. À qui être fidèles ? Il me semble que nous devons être fidèles à l'avenir de notre passé.
     
    Propos recueillis par Hélène Verdier