Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

article - Page 53

  • N°7 - Entretien avec David Le Breton

    Au corps à corps  - Ultimes barricades contre la fin de l’homme
    Entretien avec David Le Breton

    David Le Breton est anthropologue, Professeur à l'université de Strasbourg. Il est l'auteur de Passions ordinaires (1998), Anthropologie du corps et modernité (1990), Des visages (1992), Passions du risque (1991), La chair à vif (1993), Anthropologie de la douleur (1995), Du silence (1997), L'Adieu au corps (1999), Éloge de la marche (2000), Signes d'identité (2002).

    Auteur de nombreux ouvrages et articles d'anthropologie du corps, le nœud de vos travaux semble être une observation empirique des conséquences de la modernité occidentale sur l'identité humaine. Quelles menaces discernez-vous dans la modernité ?

    Donner une signification et une valeur à son existence est désormais laissé à l'initiative de l'individu. C'est un des traits significatifs des sociétés où l'individualisme règne ; la communauté du sens et des valeurs s'éparpille dans la trame sociale sans la souder réellement. Une carence de sens en résulte qui rend parfois la vie difficile. Du fait de l'absence de réponse culturelle pour le guider, l'homme est abandonné à sa propre initiative, à sa solitude, démuni devant l'adversité de la condition humaine. Il doit dans le doute, parfois dans l'angoisse, inventer ses solutions personnelles. Pour beaucoup, vivre est un poids, ils baignent non dans la profusion des possibles mais dans l'effondrement du sens, le vide.Le monde de la consommation s'impose alors à chacun comme la seule valeur, le seul horizon. L'individualisme qui brise les anciennes solidarités émancipe sans doute, mais isole aussi chacun, l'inscrit dans une hiérarchie de consommation qui provoque le ressentiment. Les individus sont rendus plus vulnérables aux mécanismes du marché. Le marché-monde n'est pas l'humanité-monde, il en est même l'antithèse. La mondialisation n'est pas la mise en lien des hommes sous l'égide de la curiosité, de la connaissance, de la rencontre, de l'égale dignité. La mondialisation est un beau mot pour nommer adroitement une réalité plus sordide de colonisation des esprits et des mondes, leur uniformisation sous l'égide de la communication, de la marchandise, c'est-à-dire la prise en otage du monde par l'argent, la rentabilité. Le souci des populations est remis au mieux à une prochaine étude de marketing.

    Qu'est-ce qu'une démarche anthropologique apporte à la compréhension de la modernité ?

    L'anthropologie est la science de la pluralité des mondes, de l'hétérogénéité sociale et culturelle, une science de l'homme dans ses relations au monde et aux autres. Elle est une entreprise de traduction des cultures afin d'aboutir à la science de l'homme par excellence. Elle rompt également les frontières disciplinaires surtout par son souci d'une approche totalisante des faits humains. Elle s'attache à penser l'altérité et l'identité, l'Autre en Soi et Soi en l'Autre. Elle est le détour qui mène à Soi, de même que soi est le détour qui mène à l'Autre. L'anthropologie oscille entre le particulier et l'universel, elle cherche à comprendre comment l'un et l'autre s'enchevêtrent. Elle cherche l'unité de l'homme dans la pluralité des mondes. L'anthropologie implique donc une démarche comparative entre des constructions sociales et culturelles variées. Par sa connaissance de la diversité humaine et sa lucidité sur les données fondatrices du lien social et de la constitution de soi comme sujet, elle alimente un humanisme concret. Dans la crise de sens et de valeurs qui traverse nos sociétés, la dislocation des anciennes manières sociales et culturelles de vivre ensemble, l'éparpillement des valeurs au rythme de l'individualisme contemporain et des fractures sociales, l'anthropologie rappelle les conditions fondatrices de l'existence commune et celles qui s'imposent pour que les acteurs éprouvent le goût de vivre en elles.

    Comment pratiquez-vous cette discipline, n'est-elle pas avant tout une qualité de regard à porter sur le monde ?

    J'essaie de pratiquer une anthropologie du plein vent, d'être ouvert au monde même si je suis aussi un grand lecteur. Le bureau est pour moi un lieu austère, même s'il est nécessaire pour disposer des livres, des dossiers, taper les textes, etc. J'écris dans les interstices, souvent en voyageant, dans les trains ou ailleurs. Quelques minutes me suffisent parfois pour noter une idée à reprendre plus tard. Je suis toujours aux aguets. J'aime énormément écrire dans les cafés en écoutant à demi les conversations autour de moi, en regardant les visages, les passants, en rêvant. J'essaie de mettre dans mon écriture ces pulsations du monde, ces frémissements d'existence, les rencontres que l'on fait lors d'une enquête, des entretiens. C'est pourquoi, au delà du corps, j'ai aussi écrit sur le visage (Des visages), le silence (Du silence) ou la marche (Éloge de la marche). Ces lieux les plus sensibles de notre humanité. La marche en est un autre exemple, un éloge à la beauté fragile du monde. Cependant l'axe fondamental de mon travail est éthique. Je travaille finalement sur des zones de fractures : les conduites à risque des jeunes générations (Passions du risque, Conduites à risque), les mutations de la techno-science avec ce qu'elles induisent dans le rapport au corps et donc à l'homme (L'Adieu au corps).

    Dans L'Adieu au corps, vous dénoncez la tentation scientifique d'affranchir l'homme de son corps. N'est-ce pas la conséquence ultime d'une philosophie volontariste qui  comme le disait Marx, n'a pas pour ambition « d'interpréter le monde, mais de le transformer »? La haine du corps n'est-elle pas le fruit obscur d'un désir d'absolu sécularisé ?

    Nos sociétés ne considèrent plus le corps comme un destin, une souche identitaire radicale mais plutôt comme une matière première, un accessoire de la présence, une forme à mettre en scène ou à reconfigurer de la meilleure manière possible. La fragilité du corps, sa vulnérabilité à la maladie, au vieillissement deviennent intolérables. Le corps a toujours été le grain de sable ironique qui rappelle à l'homme l'humilité de sa condition. La volonté de puissance de nos sociétés aujourd'hui, ne supporte plus ces limites dans lesquelles nous sommes enfermées. On retrouve aujourd'hui sous une forme laïcisé ce sentiment gnostique de l'imperfection du corps comme cause ou conséquence de l'imperfection du monde. D'où l'émergence de ce discours eschatologique qui s'exalte de ce que nous entrerions dans un monde “post-évolutionniste”, “postbiologique”, voire “post human”. Une frange radicale de la technoscience entend reconstruire le corps, afin de le rendre enfin performant et durable. On rêve de coupler l'informatique et la chair en attendant de se débarrasser de la chair. Certains scientifiques annoncent que les maladies vont être éradiquées, la mort elle-même supprimée, etc. Plus radicale, la cyberculture américaine nous dit que le corps est obsolète, qu'il convient de s'en débarrasser pour accéder au monde sans limite de l'information pure : exister seulement comme esprit. Comme le disait un internaute, engagé dans une série de communautés virtuelles pour lesquels il possède à chaque fois une identité différente : pourquoi accorder plus d'importance au Moi qui a un corps alors que les autres Moi sont bien plus intéressants. La question du pourquoi n'est bien entendu jamais posée. Chaque société a fantasmé sur les fontaines de jouvence, les nôtres n'y échappent pas, elles ont seulement moins d'humour et de rêve. On veut changer le corps pour changer la vie, mais c'est la vie qui nous change. La lutte contre le corps dévoile toujours plus le mobile qui la soutient : la peur de la mort.

    À l'observation de la fin de l'homme, au constat de l'abîme qu'un usage nihiliste des biotechnologies ouvre sous nos pieds, comment réagissez-vous ? Quelles sont vos stratégies de rupture, comment pratiquez-vous la dissidence, pour renouer avec le réel, relever le défi d'être mortel, redevenir pleinement homme ?

    Les valeurs qui nous régissent sont celles du marché : la communication (contre la parole), l'urgence (contre le pas de l'homme), l'efficacité (contre l'épanouissement de soi dans le travail), l'utilité (contre le don, la gratuité), l'argent (contre le temps), la compétition (contre la sociabilité). Ce ne sont pas là des valeurs d'épanouissement de l'homme ou du resserrement du lien social, mais une éprouvante course au néant. Le progrès de la science, on le sait tragiquement aujourd'hui, n'a rien à voir avec un progrès moral ; à mon sens il y a plutôt une relation inverse. La fuite dans la transformation du corps et du monde par la technique révèle notre incapacité à affronter la question du sens de la vie. Contre l'aliénation de la vie, du monde et de l'autre par les médiations technologiques, la question du goût de vivre me paraît la question essentielle. La saveur du monde vient des sens, du fait de voir, d'entendre, de toucher, de goûter, de sentir. Je pense comme Jankélévitch qu'il nous incombe de conjurer la mortalité qui est la notre par la ferveur d'exister.J'aime penser que le marcheur est un résistant, il est dans le refus de la vitesse, du rendement, de l'urgence, de l'efficacité, de la communication obligatoire. Il prend la clé des champs en toute indifférence aux impératifs marchands ou autre. Il est dans le superflu, marcher en effet comme les seules choses essentielles de la vie, ne sert à rien. Il est simplement dans la jubilation sensorielle d'exister, de s'immerger dans la tranquillité heureuse du monde. La flânerie est aujourd'hui une merveilleuse forme de résistance. Quand Ford et Taylor mettaient les ouvriers à la chaîne dans les usines dans leur obsession du rendement, Taylor disait explicitement « déclarer la guerre à la flânerie ». Marcher c'est aussi parcourir un temps de retrouvailles avec les autres. La marche libère la parole, et donc aussi le silence, car même si les échanges sont nombreux le silence n'est jamais une gêne, on se tait ensemble avec bonheur dans un cheminement tranquille. Marcher ensemble ce n'est plus participer au monde de la communication mais de la conversation, ce qui n'est pas du tout la même chose. La marche est un pied de nez à la modernité. Elle est à contretemps, à contre-pieds de nos sociétés. Marcher, si le geste est délibéré, choisi, c'est sortir du cercle des conditionnements ordinaires et s'ouvrir au monde.


    Propos recueillis par Alain Raison

  • N°7 - La fidélité interdite

    Usages de la trahison en système communiste
    Par Benoït Carey

    «Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Cette phrase tirée de l'Évangile de Saint Luc pourrait aussi caractériser la nature profonde du système communiste. Mais la préférence qui est ici demandée n'est pas la fidélité au Christ, fidélité primordiale qui vient embrasser, consacrer et accomplir nos fidélités humaines. Elle signifie au contraire la rupture de tout lien naturel, la trahison de toute fidélité : non le don d'une vie, mais la mise à disposition d'une existence. Dans le système communiste, amener les hommes à se trahir les uns les autres, à se trahir eux-mêmes, n'est pas un simple moyen pour asseoir un contrôle policier : c'est un objectif en lui-même. L'appareil communiste est une machine à provoquer la trahison. On connaît le cas du petit Pavel Morozov, ayant envoyé son père à la mort en le dénonçant à la police politique, solennellement adopté par Staline et proposé en modèle à toute la jeunesse soviétique. On connaît moins l'expérience du camp de Pistesti(1). Dans une petite ville située sur les premiers contreforts des Carpates méridionales, à 110 km au nord-ouest de Bucarest, une petite prison construite dans les années 30 fut le cadre, de 1949 à 1952, de la première expérience de rééducation des prisonniers politiques. Sous la houlette de l'un des chefs de la police politique, Alexandru Nikolski, un détenu, Eugen Turcanu, devient le chef de l'Organisation des Détenus aux Convictions Communistes, appelée à être le noyau d'un processus de rééducation. Celui-ci, comportant quatre phases, doit conduire le prisonnier à bafouer ce qu'il a de plus sacré : ses parents, son épouse, Dieu s'il est croyant. Dans la dernière phase, qui précède l'admission dans l'ODCC, il doit lui-même « rééduquer » son meilleur ami, en le torturant de ses propres mains. C'est dans le camp de Pitesti que se révèle la vérité du système communiste : amener l'homme à tout trahir, réduire à néant toute fidélité qui sauvegarderait une parcelle de liberté intérieure. Il s'agit là d'une expérience extrême, mais qui ne fait que radicaliser les principes à l'œuvre dans toute société soumise à la domination communiste. En RDA, 175 000 « auxiliaires de police », 90 000 officiers de sécurité, 170 000 « collaborateurs inofficiels » étaient chargés de la surveillance de leurs compatriotes(2). Dans une telle « société du rapport », l'objectif n'est pas seulement de tout savoir, comme dans le Panoptique de Bentham, mais de faire de chacun l'espion et le bourreau de l'autre, jusque dans chaque famille. Dans les Églises, les Mouvements des prêtres pour la paix organisés dans tous les pays d'Europe centrale représentaient l'équivalent de l'ODCC à Pitesti, en regroupant les prêtres qui, volontairement ou sous l'effet d'un chantage, se faisaient les auxiliaires de la politique religieuse du Parti, rédigeaient rapports et dénonciations sur leurs collègues et leurs paroissiens. Comme les étudiants croyants à Pitesti, les Églises et les communautés de foi sont restées les cibles privilégiées des appareils communistes, jusque dans la Chine actuelle, qui continue d'introduire quotidiennement des prostituées dans les cellules des prêtres catholiques emprisonnés.

    Purge générale

    Or, dans le même temps, le système communiste fait lui-même un usage immodéré de la figure du traître, au point que nul, aussi fidèle soit-il envers le parti, ne peut être assuré de n'en pas faire partie un jour. C'est qu'en régime communiste, la trahison ne résulte pas d'un acte libre, mais d'une décision du parti. La mise à disposition de soi-même culmine dans l'acceptation du verdict qui établit votre propre trahison. On connaît depuis longtemps les aveux des accusés des grands procès staliniens, prêtant la main à l'accusation et dressant eux-mêmes leur propre réquisitoire. On en trouve un témoignage stupéfiant dans la dernière lettre de Boukharine à Staline, publiée par Nicolas Werth(3). Ecrivant en novembre 1937, quelques mois avant l'ouverture de son procès et sa condamnation à mort qu'il sait certaine, il tient à assurer Staline de son innocence, tout en approuvant « la grande et audacieuse idée de la purge générale », et en promettant d'avouer pendant le procès les crimes dont il sera accusé. Ainsi, nulle fidélité, même la plus totale, ne protège contre la cruauté du régime. C'est que le système communiste ne veut pas être lié. Il ne travaille pas à substituer une fidélité à une autre, mais à détruire tout ce qui, en fondant un rapport entre un homme et autre, peut remettre en cause sa domination absolue sur l'homme.
     
     
    Benoït Carey

    1 : Cf. Stéphane Courtois et alii, Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p 587-589 ; Virgil Ierunca, Pitesti, laboratoire concentrationnaire, Paris, Michalon, 1996.2 : Cf. Erhardt Neubert, “Les crimes politiques en RDA”, in Stéphane Courtois, Du Passé faisons table rase !, Paris, Robert Laffont, p 467. 3 : Nicolas Werth, “Six lettres de Boukharine, 1936-1937”, Communisme, n°61, 2000, p 7-40.