Usages de la trahison en système communiste
Par Benoït Carey
«Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Cette phrase tirée de l'Évangile de Saint Luc pourrait aussi caractériser la nature profonde du système communiste. Mais la préférence qui est ici demandée n'est pas la fidélité au Christ, fidélité primordiale qui vient embrasser, consacrer et accomplir nos fidélités humaines. Elle signifie au contraire la rupture de tout lien naturel, la trahison de toute fidélité : non le don d'une vie, mais la mise à disposition d'une existence. Dans le système communiste, amener les hommes à se trahir les uns les autres, à se trahir eux-mêmes, n'est pas un simple moyen pour asseoir un contrôle policier : c'est un objectif en lui-même. L'appareil communiste est une machine à provoquer la trahison. On connaît le cas du petit Pavel Morozov, ayant envoyé son père à la mort en le dénonçant à la police politique, solennellement adopté par Staline et proposé en modèle à toute la jeunesse soviétique. On connaît moins l'expérience du camp de Pistesti(1). Dans une petite ville située sur les premiers contreforts des Carpates méridionales, à 110 km au nord-ouest de Bucarest, une petite prison construite dans les années 30 fut le cadre, de 1949 à 1952, de la première expérience de rééducation des prisonniers politiques. Sous la houlette de l'un des chefs de la police politique, Alexandru Nikolski, un détenu, Eugen Turcanu, devient le chef de l'Organisation des Détenus aux Convictions Communistes, appelée à être le noyau d'un processus de rééducation. Celui-ci, comportant quatre phases, doit conduire le prisonnier à bafouer ce qu'il a de plus sacré : ses parents, son épouse, Dieu s'il est croyant. Dans la dernière phase, qui précède l'admission dans l'ODCC, il doit lui-même « rééduquer » son meilleur ami, en le torturant de ses propres mains. C'est dans le camp de Pitesti que se révèle la vérité du système communiste : amener l'homme à tout trahir, réduire à néant toute fidélité qui sauvegarderait une parcelle de liberté intérieure. Il s'agit là d'une expérience extrême, mais qui ne fait que radicaliser les principes à l'œuvre dans toute société soumise à la domination communiste. En RDA, 175 000 « auxiliaires de police », 90 000 officiers de sécurité, 170 000 « collaborateurs inofficiels » étaient chargés de la surveillance de leurs compatriotes(2). Dans une telle « société du rapport », l'objectif n'est pas seulement de tout savoir, comme dans le Panoptique de Bentham, mais de faire de chacun l'espion et le bourreau de l'autre, jusque dans chaque famille. Dans les Églises, les Mouvements des prêtres pour la paix organisés dans tous les pays d'Europe centrale représentaient l'équivalent de l'ODCC à Pitesti, en regroupant les prêtres qui, volontairement ou sous l'effet d'un chantage, se faisaient les auxiliaires de la politique religieuse du Parti, rédigeaient rapports et dénonciations sur leurs collègues et leurs paroissiens. Comme les étudiants croyants à Pitesti, les Églises et les communautés de foi sont restées les cibles privilégiées des appareils communistes, jusque dans la Chine actuelle, qui continue d'introduire quotidiennement des prostituées dans les cellules des prêtres catholiques emprisonnés.
Purge générale
Or, dans le même temps, le système communiste fait lui-même un usage immodéré de la figure du traître, au point que nul, aussi fidèle soit-il envers le parti, ne peut être assuré de n'en pas faire partie un jour. C'est qu'en régime communiste, la trahison ne résulte pas d'un acte libre, mais d'une décision du parti. La mise à disposition de soi-même culmine dans l'acceptation du verdict qui établit votre propre trahison. On connaît depuis longtemps les aveux des accusés des grands procès staliniens, prêtant la main à l'accusation et dressant eux-mêmes leur propre réquisitoire. On en trouve un témoignage stupéfiant dans la dernière lettre de Boukharine à Staline, publiée par Nicolas Werth(3). Ecrivant en novembre 1937, quelques mois avant l'ouverture de son procès et sa condamnation à mort qu'il sait certaine, il tient à assurer Staline de son innocence, tout en approuvant « la grande et audacieuse idée de la purge générale », et en promettant d'avouer pendant le procès les crimes dont il sera accusé. Ainsi, nulle fidélité, même la plus totale, ne protège contre la cruauté du régime. C'est que le système communiste ne veut pas être lié. Il ne travaille pas à substituer une fidélité à une autre, mais à détruire tout ce qui, en fondant un rapport entre un homme et autre, peut remettre en cause sa domination absolue sur l'homme.
Par Benoït Carey
«Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple ». Cette phrase tirée de l'Évangile de Saint Luc pourrait aussi caractériser la nature profonde du système communiste. Mais la préférence qui est ici demandée n'est pas la fidélité au Christ, fidélité primordiale qui vient embrasser, consacrer et accomplir nos fidélités humaines. Elle signifie au contraire la rupture de tout lien naturel, la trahison de toute fidélité : non le don d'une vie, mais la mise à disposition d'une existence. Dans le système communiste, amener les hommes à se trahir les uns les autres, à se trahir eux-mêmes, n'est pas un simple moyen pour asseoir un contrôle policier : c'est un objectif en lui-même. L'appareil communiste est une machine à provoquer la trahison. On connaît le cas du petit Pavel Morozov, ayant envoyé son père à la mort en le dénonçant à la police politique, solennellement adopté par Staline et proposé en modèle à toute la jeunesse soviétique. On connaît moins l'expérience du camp de Pistesti(1). Dans une petite ville située sur les premiers contreforts des Carpates méridionales, à 110 km au nord-ouest de Bucarest, une petite prison construite dans les années 30 fut le cadre, de 1949 à 1952, de la première expérience de rééducation des prisonniers politiques. Sous la houlette de l'un des chefs de la police politique, Alexandru Nikolski, un détenu, Eugen Turcanu, devient le chef de l'Organisation des Détenus aux Convictions Communistes, appelée à être le noyau d'un processus de rééducation. Celui-ci, comportant quatre phases, doit conduire le prisonnier à bafouer ce qu'il a de plus sacré : ses parents, son épouse, Dieu s'il est croyant. Dans la dernière phase, qui précède l'admission dans l'ODCC, il doit lui-même « rééduquer » son meilleur ami, en le torturant de ses propres mains. C'est dans le camp de Pitesti que se révèle la vérité du système communiste : amener l'homme à tout trahir, réduire à néant toute fidélité qui sauvegarderait une parcelle de liberté intérieure. Il s'agit là d'une expérience extrême, mais qui ne fait que radicaliser les principes à l'œuvre dans toute société soumise à la domination communiste. En RDA, 175 000 « auxiliaires de police », 90 000 officiers de sécurité, 170 000 « collaborateurs inofficiels » étaient chargés de la surveillance de leurs compatriotes(2). Dans une telle « société du rapport », l'objectif n'est pas seulement de tout savoir, comme dans le Panoptique de Bentham, mais de faire de chacun l'espion et le bourreau de l'autre, jusque dans chaque famille. Dans les Églises, les Mouvements des prêtres pour la paix organisés dans tous les pays d'Europe centrale représentaient l'équivalent de l'ODCC à Pitesti, en regroupant les prêtres qui, volontairement ou sous l'effet d'un chantage, se faisaient les auxiliaires de la politique religieuse du Parti, rédigeaient rapports et dénonciations sur leurs collègues et leurs paroissiens. Comme les étudiants croyants à Pitesti, les Églises et les communautés de foi sont restées les cibles privilégiées des appareils communistes, jusque dans la Chine actuelle, qui continue d'introduire quotidiennement des prostituées dans les cellules des prêtres catholiques emprisonnés.
Purge générale
Or, dans le même temps, le système communiste fait lui-même un usage immodéré de la figure du traître, au point que nul, aussi fidèle soit-il envers le parti, ne peut être assuré de n'en pas faire partie un jour. C'est qu'en régime communiste, la trahison ne résulte pas d'un acte libre, mais d'une décision du parti. La mise à disposition de soi-même culmine dans l'acceptation du verdict qui établit votre propre trahison. On connaît depuis longtemps les aveux des accusés des grands procès staliniens, prêtant la main à l'accusation et dressant eux-mêmes leur propre réquisitoire. On en trouve un témoignage stupéfiant dans la dernière lettre de Boukharine à Staline, publiée par Nicolas Werth(3). Ecrivant en novembre 1937, quelques mois avant l'ouverture de son procès et sa condamnation à mort qu'il sait certaine, il tient à assurer Staline de son innocence, tout en approuvant « la grande et audacieuse idée de la purge générale », et en promettant d'avouer pendant le procès les crimes dont il sera accusé. Ainsi, nulle fidélité, même la plus totale, ne protège contre la cruauté du régime. C'est que le système communiste ne veut pas être lié. Il ne travaille pas à substituer une fidélité à une autre, mais à détruire tout ce qui, en fondant un rapport entre un homme et autre, peut remettre en cause sa domination absolue sur l'homme.
Benoït Carey
1 : Cf. Stéphane Courtois et alii, Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p 587-589 ; Virgil Ierunca, Pitesti, laboratoire concentrationnaire, Paris, Michalon, 1996.2 : Cf. Erhardt Neubert, “Les crimes politiques en RDA”, in Stéphane Courtois, Du Passé faisons table rase !, Paris, Robert Laffont, p 467. 3 : Nicolas Werth, “Six lettres de Boukharine, 1936-1937”, Communisme, n°61, 2000, p 7-40.