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  • N°14 - Du peuple faisons table rase

    Par Christophe Boutin
     
    Le pouvoir du peuple est trop précieux pour être confié... au peuple. Qu’à cela ne tienne : la Cinquième a réussi à inventer le peuple factice, le peuple virtuel, l’ambiance de peuple au parfum de démocratie.
     
    «Oui, le peuple ! Mais il faudrait ne jamais voir sa gueule ». Combien de nos démocrates patentés pourraient reprendre à leur compte cette remarque de Jules Renard dans son Journal de 1904. Dans la mise en œuvre technique de la démocratie, cela n’est pas sans conséquences, et Joseph-Barthélémy rappelle ainsi, dans son Précis de droit constitutionnel, « les efforts faits par les élus pour s’affranchir de la servitude à l’égard des électeurs ». Pour singulière qu’elle puisse nous sembler de nos jours, cette formule représente cependant assez bien ce qui fait le cœur de la démocratie libérale. Après avoir en effet proclamé que le Tiers-État était « tout », le bon abbé Sieyès allait rapidement développer une théorie de l’électorat-fonction, opposée à celle de l’électorat-droit de Rousseau, qui ne permettrait qu’à quelques-uns d’être effectivement « quelque chose ».
     
    Peuple et légitimité du pouvoir

    Rappelons brièvement les données d’un problème qui reste centré sur l’expression d’une volonté générale dont découle la norme suprême, ici la loi. Dans une première approche, la souveraineté dite « populaire » appartient au peuple, chaque individu en disposant d’une parcelle inaliénable, et la volonté générale n’est que la somme des volontés particulières. Dans ce cas en effet, chaque individu dispose d’une égale capacité à penser au bien commun plutôt qu’au sien propre, ce qui fonde d’ailleurs sa liberté politique. Les conséquences institutionnelles sont la démocratie directe et si, pour des raisons pratiques, on ne peut y parvenir, les représentants élus sont révocables quand le peuple le désire, dans le cadre d’un mandat impératif.
    Dans la seconde approche, celle de la souveraineté dite « nationale », la volonté générale est celle de la nation, personne morale distincte des individus qui la composent. Comme il faut cependant qu’elle s’exprime, un système permet de désigner des représentants qui sont, ici, les plus capables, choisis pour délibérer librement, et c’est de cette libre délibération que naîtra la loi. Pas question alors d’être révocable, et la remise en cause du mandat lors d’élections régulières semble bien suffisante. Cette seconde approche permet de limiter le droit de suffrage, en instaurant par exemple un suffrage censitaire censé améliorer le choix des capacités.
    Dès les débuts de la Révolution, Mirabeau ou Condorcet, pour s’affranchir du mandat donné par les Cahiers de doléance dont ils ne sont que les porte-parole devant les États généraux, se réclament de la souveraineté nationale. Aujourd’hui, notre Cinquième république dans laquelle « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » proclame comme principe le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». C’est toute l’ambiguïté de notre système : en façade, il se veut la simple - et fidèle - transcription de la libre expression des choix populaires ; en pratique, le peuple a été évincé de la scène politique. Et ce qui est ici critiquable n’est d’ailleurs pas cette mise à l’écart, parfaitement compatible avec une certaine approche de la démocratie, mais le fait qu’elle se fasse au nom d’une prétendue « meilleure démocratie ».
     
    Maîtriser la participation populaire

    Exclusion du Peuple, donc, et à cet effet on peut relever la perversion des éléments de démocratie directe prévus par le pacte fondateur. Le référendum national n’est plus cet instrument de choix politique par lequel le titulaire du pouvoir engageait sa responsabilité et vérifiait sa légitimité. Pour écarter tout plébiscite - forcément odieux -, le référendum, maintenant dénué de toute passion, n’est au mieux qu’une votation populaire de la loi. Et dans ce cadre, on peut même se demander si les élus ne se défaussent pas alors sur les électeurs de choix difficiles à assumer, comme c’est plus encore le cas avec le référendum « local ». De toute manière, l’initiative populaire étant strictement écartée, au nom de la paix civile, les questions posées sont souvent d’un intérêt des plus limités et servent surtout à créer une fallacieuse « ambiance » de démocratie directe.
    Exclusion du peuple lors des élections ensuite, puisque les candidats sont choisis par des partis politiques qui, chassés par la porte gaullienne de 1958, sont depuis entrés par la fenêtre. On se souvient de la définition de l’électeur donnée par l’irremplaçable Ambrose Bierce : « Électeur : celui qui jouit du privilège sacré de voter pour l’homme choisi par un autre ». Le tour de passe-passe ne date donc pas d’hier, mais le caractère sacré s’estompe et plus personne n’a d’illusions. On sait d’ailleurs qu’aux élections actuelles les partis dits « de gouvernement » sont minoritaires face à cette somme de réfractaires, certes désunis, que représentent les non-inscrits, les votes blancs et nuls, les abstentions et les votes pour ces partis hâtivement qualifiés de « protestataires ».
    Ces partis auraient pourtant, comme tous les autres, vocation à participer sinon au gouvernement, au sens limité de l’exécutif, au moins à l’élaboration de la norme dans le cadre de la délibération. Or, et c’est là une manière éclatante d’écarter le peuple, l’évolution des modes de scrutin rend cette présence dans l’organe délibérant quasiment impossible pour nombre de consultations. Certes, le découpage des circonscriptions comme le choix du mode de scrutin sont des éléments techniques, nécessaires dans toute démocratie à partir du moment où la participation directe est exclue. Mais lorsqu’ils ne sont mis en place que pour générer une conséquence politique précise, cela met en jeu la crédibilité du système. Ainsi, une « meilleure » démocratie suppose peut-être le bipartisme, mais il semble peu conforme à l’esprit de la démocratie de l’imposer à un pays qui, manifestement, n’en souhaite rien, par une modification du mode de scrutin. Si l’échec cuisant des élections de 2004 pour les promoteurs de cette opération montre bien les limites d’une telle tentative, le fait qu’on ose la tenter, vêtu de lin blanc et de candide pureté, laisse rêveur !
    Certes, le Conseil constitutionnel a fait du pluralisme « le fondement de la démocratie », mais il s’agit ici d’une fausse égalité des chances (le droit de participer à un scrutin), sans égalité de résultat. Il peut donc, d’abord, ne pas y avoir d’élus d’une fraction de la population, dès lors incapable d’exprimer son opinion devant les chambres. Ensuite, ce qui est plus grave, les jeux sont truqués dès le début. D’abord parce que toute candidature nationale - mais aussi, de plus en plus, locale - demandant des financements importants, seuls les candidats présentés par les partis peuvent garder l’esprit serein. Ensuite, parce que les modes de scrutin peuvent très bien conduire à écarter candidats ou listes, soit en établissant des seuils d’accès aux seconds tours, soit parce qu’ils favorisent « naturellement », comme le scrutin majoritaire uninominal, un certain bipartisme né du trop fameux « vote utile ». Et si tout cela ne suffit pas, on peut encore changer la donne : après l’élection présidentielle de 2004, le Conseil constitutionnel considéra que le trop grand nombre de candidats avait brouillé la lisibilité de l’élection. Or il l’avait déjà écrit, il y a une trentaine d’années, ce qui avait conduit à relever le nombre de présentateurs. On sait pourtant qu’un candidat, représentant une part non négligeable de l’électorat, a peiné à trouver les cinq cents signatures nécessaires en 2004…
     
    Remplacer le peuple par sa fiction

    La coupure est donc permanente car, pour une part de nos dirigeants, fidèles peut-être à la conception libérale de la démocratie, ou plus souvent à une approche bien comprise de leurs intérêts, le peuple n’a pas à apparaître sur la scène politique, sinon pour légitimer un choix, d’hommes ou de moyens, qu’ils auront déjà opéré en amont. Mais la démocratie moderne empêche d’affirmer cette approche. D’abord, parce que la vague égalitariste a déferlé et que chacun s’estime en droit de prétendre à tout, et n’importe quand ; ensuite parce que notre démocratie dite « d’opinion » est ultra médiatisée, et qu’aucun contre-pouvoir n’arrive à s’opposer à nos médias. La démocratie libérale est une démocratie de club anglais, feutrée, entre gens du même monde ; la démocratie moderne est celle de l’agora permanente… mais sous contrôle.
    C’est pourquoi, consciente que le roi - même populaire - est nu et que l’opération d’escamotage devient cruellement visible, notre pseudo-élite a décidé de remplacer le peuple par un autre. À côté en effet du peuple politique des citoyens, à la participation toujours plus faible, la « vraie » démocratie, a trouvé d’autres voies. Voici les « panels de citoyens » (inventés à Issy-les-Moulineaux), choisis sur des critères très particuliers, en dehors en tout cas de toute légitimité démocratique, mais invités à s’exprimer au nom du peuple sur les grands choix de société. Voici les sondages d’opinion, commentés avec autant de soin que l’on aura mis à choisir les questions posées, toujours en désaccord avec la votation suivante, mais dont on nous explique pourtant qu’ils la préfigurent si bien que l’on pourrait s’en dispenser.  Voici les consultations de l’e-démocratie, tellement plus moderne, tellement plus chic, où le citoyen numérisé « chébran » répond, d’un clic sur son téléphone portable, à une question dont il se fiche. Voici enfin la « démocratie participative » des associations stipendiées aux effectifs anémiques, des « mouvements spontanés » dont les membres finissent au cabinet du ministre, des syndicats « représentatifs » élus avec un taux d’abstention record…
    Consultations bidons, citoyens bidons, cette démocratie de substitution n’est en rien un substitut à la démocratie politique. Quand tout est contrôlé, verrouillé, cadenassé au nom de la Liberté, la crise majeure est proche. Notre (leur ?) démocratie s’épuise dans la mise à l’écart du peuple et court le risque permanent d’être dépassée, sur sa droite et sur sa gauche, par ceux qui lui demandent peut-être, tout simplement, de redevenir fidèle au vœu de son baptême… ou de pousser jusqu’au bout les conséquences de ses principes.
     
     
    Christophe Boutin
     

  • N°14 - Le peuple éliminé

    Par Philippe Mesnard
     
    En France, les syndicats n’ont plus de véritable assise populaire. Pourtant, l’État leur consent un pouvoir de négociation fort, et renforce même la domination de certains syndicats, alors que leur représentativité est de plus en plus fictive.
     
    Le syndicaliste est représentatif. Par essence. Car sa représentativité est universelle, selon le syllogisme bien connu : « Les syndicats représentent les travailleurs, les travailleurs c’est le peuple, les syndicats représentent le peuple ». Partant, qui mieux qu’un syndicaliste saurait dire ce que ressent le peuple, même (et surtout) en dehors de la sphère du travail, où les syndiqués, en France, ne sont plus que 8,2% ?
     
    Qu’il s’agisse de navettes corses, d’accords salariaux chez Renault ou d’eau ardéchoise, les syndicats sont omniprésents. Mieux, qu’il s’agisse de solidarité caniculaire, de propreté des rues ou du lancement d’un tramway, les syndicats sont omniprésents. Cette obsédante présence culmine avec le commentaire de faits divers : un policier se suicide, une voiture se renverse, un camembert empoisonne ? Les syndicalistes parlent, dénoncent, accusent ; pas le policier de la même brigade, pas l’automobiliste qui emprunte la même route, pas le camembert : le syndicaliste.
     
    Des racines historiques et légales

    Cette représentativité obligatoire, institutionnelle, cette confiscation de la parole publique, est tout à la fois historique et légale : historique parce que les syndicats ont effectivement représenté les travailleurs, et les ont représentés, le plus souvent, au nom d’un combat politique qui transcendait le simple monde du travail ; légale parce que la législation française organise la mainmise des syndicats sur la vie sociale, à plusieurs niveaux, en empêchant les autres partenaires sociaux de s’exprimer (sauf à les choisir unilatéralement), alors même que la représentativité des cinq syndicats historiques(1) s’effondre en même temps que le taux de syndicalisation : 5,2% des salariés du privé sont syndiqués, et 15,1% des salariés de l’État, collectivités locales comprises.
    C’est un arrêté de 1966 qui a décrété que ces cinq confédérations syndicales seraient représentatives au niveau national, à l’exclusion des autres. J.-H. Stahl, commissaire du gouvernement chargé d’éclairer le Conseil d’État sur la question, déclare que le système en vigueur « reflète encore les héritages politiques de la Libération et de la guerre froide »(2), et que « les diverses règles régissant la représentativité syndicale tendent davantage à conforter ces héritages, voire à figer le paysage, plutôt qu’à favoriser son renouvellement. » Effectivement, l’UNSA et le Groupe des dix Solidaires(3) se sont faits retoquer le 8 novembre par le Conseil
    d’État, qui a considéré que la première était trop jeune et pas assez implantée pour devenir la sixième organisation représentative (alors que ses chiffres valent ceux de la CFTC : l’UNSA représente 12,1% des fonctionnaires, la CFTC, 3,3%), et la seconde pas assez représentative des fonctionnaires, alors que ses scores sont supérieurs à ceux de la CGC et de la CFTC dans la fonction publique. CGT et consorts peuvent donc continuer à désigner des représentants syndiqués dans les entreprises de plus de 50 salariés sans avoir à fournir la preuve de leur représentativité, là où l’UNSA, pour s’implanter dans une entreprise, doit justifier de son nombre d’adhérents dans cette entreprise, de son audience auprès des salariés, de son indépendance : on imagine les ravages si les Cinq devaient aujourd’hui en passer par là(4)…
     
    Le monopole du dialogue

    L’enjeu de cette représentativité nationale n’est pas mince : seules les cinq confédérations historiques bénéficient du meilleur financement public et sont habilitées à discuter avec le gouvernement. Véritable monopole organisé depuis presque 40 ans, et que seule la loi pourrait remettre en cause, là où le peuple devrait pouvoir s’exprimer. Elles seules peuvent intervenir dans des négociations collectives et des accords de branche ; elles seules sont présentes au premier tour des élections de représentants du personnel. Les autres syndicats ne sont pas admis à la table des négociations, quel que soit leur poids, qu’ils peuvent prouver, alors que les Cinq n’ont plus rien à prouver - ce qui tombe à merveille puisque leur représentativité recule chaque année. À l’évidence, le système a longtemps découragé la création d’autres syndicats - et encourage les dérives : la CGT peut s’obstiner chez Perrier, à Vergèze, en dépit des souhaits exprimés par la majorité des salariés. Et elle peut dénoncer en s’étranglant de juste indignation les revendications ethniques des navigateurs corses (réclamant et obtenant des quotas de travailleurs corses résidant en Corse dans les compagnies de ferries), là où le véritable enjeu est sa manifeste perte d’influence dans cette profession.
    En descendant au niveau de l’entreprise, la préférence donnée au représentant syndical par rapport au délégué du personnel hors liste est tout aussi manifeste : s’il y a un représentant syndical, c’est lui qui signera les accords d’entreprise ou pourra les dénoncer quand bien même la majorité des salariés les aurait votés ; il est reçu par la direction avant les autres représentants du personnel ; s’il quitte l’entreprise, un accord qu’il a signé peut devenir caduque et être renégocié ; on lui doit plus d’informations qu’à un simple représentant, pourtant tout aussi bien - voire mieux - élu que lui. Etc.
     
    Un enjeu de pouvoir

    Au bout du compte, l’encadrement légal du syndicalisme aboutit à éliminer le peuple du jeu social : la préférence est donnée a priori au syndicaliste, les organisations “représentatives” n’ont pas à prouver qu’elles le sont, aucune des Cinq n’a intérêt à élargir la représentativité nationale, et le gouvernement n’a rien fait pour aménager les règles du dialogue social, déjà bien assez compliquées à son goût. En empêchant d’entrée de jeu les nouveaux acteurs sociaux de pouvoir négocier au-delà d’un certain niveau, la loi elle-même a découragé le dialogue.
    Mieux, le statu quo est si évidemment perçu, vécu et pensé comme une situation d’équilibre des forces politiques, hors de toute représentativité populaire, que le même Stahl, qui paraissait avoir une bonne analyse des faits, a lui-même recommandé au Conseil d’État de ne pas provoquer « une recomposition du paysage syndical » car « de telles prises de position, éminemment politiques en ce qu’elles affectent des éléments structurants de la vie du pays, relèvent avant tout de l’autorité politique » : admirable ! Et surtout admirable de sincérité démocratique : c’est le pouvoir politique qui décide de qui est représentatif, qui confère cette représentativité comme on octroie un privilège. Ce n’est pas au peuple français d’en décider directement en s’exprimant par le vote. Une fois encore, la représentativité du pouvoir légal et de ceux qu’il appelle légalement à être ses interlocuteurs n’est qu’un moyen d’éliminer le peuple réel du jeu politique.
    Il est intéressant de noter ici la confluence d’intérêt des syndicats en perte de vitesse et d’un gouvernement qui n’a de démocratique que le nom : les acteurs institutionnels confisquent une légitimité qu’ils n’ont pas, qu’ils n’ont plus, au nom d’une Révolution française mythique à laquelle répond la mythologie syndicaliste de la rébellion ouvrière (ouvriers qui sont les moins syndiqués, en France), bien éloignée des enjeux que définissent aujourd’hui les confédérations syndicales.
     
    Légitimité mythologique et légitimité pratique

    Cela dit, le peuple rend une légitimité pratique à ces acteurs : maintenant que les syndicats sont institutionnalisés - et donc maintenant que se syndiquer est inutile -, les Français se déclarent contents des syndicats, ou en tout cas de l’action syndicale : comme la Justice ou la Police, le Syndicat est en effet un corps mis à la disposition des citoyens par l’État. Au même titre qu’eux, il distribue un service public parfois déficient, parfois incohérent, mais au bout du compte au service des travailleurs - et donc du peuple puisque l’immense majorité des Français a été, est ou sera travailleur (“actif” !), et que cet état détermine les conditions de vie pré- et post- travail.
    Si les Français considèrent que le Syndicat est un grand corps étatique, un Intercesseur de droit (une institution charitable, en deux mots, comme pouvait l’être l’Église sous l’ancien régime(5)), et non pas l’expression de la démocratie du travail, c’est là aussi grâce à la loi : en France, quand un syndicat négocie, il le fait pour tous les salariés et non pas seulement pour ses adhérents. La France conjugue ainsi l’une des plus faibles représentativités syndicales des pays industrialisés et le taux de couverture conventionnelle le plus élevé : 90% des salariés sont couverts par une convention collective. En Suède, où les syndicats ne négocient que pour leurs adhérents, plus de 80% des salariés sont syndiqués ; en Belgique, les salariés sont passés à la moulinette du système « de Gand » : le versement des allocations chômage est soumis à une adhésion syndicale préalable… À ce compte, on finirait par préférer le système français et ses “spécificités” : une fois débarrassés des oripeaux de la représentativité, le système ne marche pas trop mal. Pourvu qu’on ne se paye pas de mots, les soi-disant représentants sont efficaces.
    Il va sans dire que cette légitimité “fonctionnelle” fait horreur aux syndicats, qui détestent être instrumentalisés et sont parfois allés chercher dans le débat de société une “vraie” légitimité populaire, au risque de se perdre totalement : après des années de lente décrépitude, la CFTC se laïcise prudemment et se rapproche de la CGC et de la CFDT. Quant à la CFDT, elle s’est enfin recentrée sur le monde du travail, la contestation pure et dure du gouvernement et la détestation des ennemis héréditaires (le patronat et la CGT), après avoir été tentée par le « syndicalisme de transformation sociale ». Il faut dire que les anciens adhérents partaient plus vite que les nouveaux n’entraient. Il est ironique de constater qu’au moment même où la CFDT recule et renonce à défendre un idéal élargi, Stahl recommande d’évaluer la représentativité d’un syndicat en mesurant son audience, certes, mais aussi « la contribution intellectuelle, morale et politique qu’[il] apporte au débat national, par l’expression d’un courant de pensée ou d’une tendance originale »(6).
    Non, le projet de société ne fait pas recette : on n’imagine pas la police intervenir dans les débats sur la fracture numérique du territoire, ou la Justice s’emparer des problèmes de la surpopulation pénale : le peuple s’en moque, les professionnels laissent ça aux députés. Le peuple veut des syndicalistes féroces et ingrats face à des patrons ingrats et rapaces. Le peuple éliminé accepte son élimination comme il subit la démocratie, en reconnaissant dans les syndicats des instruments du pouvoir en place, les instruments en place du pouvoir : tant qu’il croit en percevoir un bénéfice, il en accepte le joug.
     
     
    Philippe Mesnard
     
     
    On consultera avec profit l’étude de la DARES, “Mythes et réalités de la syndicalisation en France”, octobre 2004, éditée par le Ministère de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale (tout un programme). www.travail.gouv.fr, rubrique Études et Statistiques.
    Par ailleurs, on trouvera le texte des conclusions de J.-H. Stahl sur le site de l’UNSA (unsa.fr/evenements/RapportConsEtat.html).
    1 : CGT, CFDT, CGT-FO, CFTC, CFE-CGC. Les cinq confédérations syndicales ont d’ailleurs fini par absorber le mot syndicat lui-même, dans l’usage courant. Pour les autres syndicats, on parle de “syndicats professionnels”, de syndicats paysans, on précise, on nuance. Mais les Cinq sont seules parées du titre de Syndicats, orgueilleux dans sa simplicité. Cet article se concentrera sur ces syndicats nationaux, même si le problème de la représentativité syndicale sectorielle est tout aussi intéressant.
    2 : E. Maire déclare, lui, dans Les Echos du 8 novembre 2004, que la CFDT a été créée en 1964 pour « rendre complètement claire notre indépendance syndicale et réduire l’influence stalinienne qui dominait totalement la CGT à l’époque ».
    3 : UNSA : Union nationale des syndicats autonomes, créée en février 1993.
    Union syndicale G10 Solidaires, regroupant surtout tous les syndicats SUD, créée en janvier 1998. Cet anarcho-syndicalisme tardif entend contrebalancer le pouvoir des Cinq.
    4 : Comme le remarque Stahl : « Eu égard aux conséquences lourdes qui s’attachent à une reconnaissance de représentativité au plan national et interprofessionnel et - ne le cachons pas, l’histoire nous l’enseigne - au fait qu’une telle reconnaissance serait ensuite très difficilement réversible […] » : bel aveu d’impuissance.
    5 : Ce qui explique en partie - outre la paresse des journalistes et l’impunité du syndicaliste moyen, surtout fonctionnaire - que ce peuple prétendument avide de s’exprimer, jusqu’à la hardiesse, accepte si aisément que le syndicaliste se substitue à lui en toute occasion. De même, les bons curés servaient à rédiger des cahiers de doléance qui n’avaient rien de traité de théologie morale.
    6 : « À l’audience et à l’influence du syndicat, s’ajoute aussi, à notre avis, pour une organisation parmi les plus représentatives au plan national, la prise en considération de la place qu’elle occupe dans la vie sociale du pays, de la contribution intellectuelle, morale et politique qu’elle apporte au débat national, par l’expression d’un courant de pensée ou d’une tendance originale, ainsi que de la diversité et de la richesse qui en résulte pour le pluralisme syndical français. Ce sont sans doute des considérations de cet ordre que vous avez eues à l’esprit lorsque vous avez jugé, « compte tenu de l’ensemble des éléments caractéristiques des organisations les plus représentatives », que la CFTC demeurait en 1966, après la scission ayant conduit à la naissance de la CFDT, une des organisations syndicales les plus représentatives au plan national. » Bien sûr.