Par E. Marsala
On a beaucoup glosé sur la notion d’utopie, et sur sa dénomination : u-topos, le non lieu, le lieu qu’il n’est pas. Pourtant, l’Utopie telle que la conçoit son inventeur, Thomas More, si elle n’existe point, se trouve bien quelque part. Elle s’inscrit même dans l’espace avec une force, une intensité, une netteté inhabituelles en ce début du xvie siècle. Ainsi, le premier geste d’Utopus, son fondateur mythique, fut-il d’établir des frontières infranchissables avec le monde extérieur en faisant creuser l’isthme qui rattachait la République parfaite au reste du monde. Indice supplémentaire, les premières éditions de l’Utopie comportent toutes, en frontispice, une carte de cet État imaginaire, dont le plus grand géographe de la Renaissance, Ortélius, dressera lui-même la carte vers 1590. Même lorsqu’il n’existe pas, un État ne se conçoit qu’inscrit fermement dans l’espace, défini par son territoire, à l’intérieur de frontières qui délimitent l’ordre juridique et politique qu’il domine.
Cette relation n’est d’ailleurs pas unilatérale. Ainsi, la définition que les dictionnaires usuels proposent pour le mot « territoire », est celle d’une « étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité ». Le territoire est donc institué par l’autorité qui s’y exerce, et à l’inverse, c’est parce qu’elle porte sur un territoire (qu’elle définit en tant que tel), et parce qu’elle s’y exerce d’une certaine manière (de façon exclusive, dominante et incontestée) que l’autorité acquiert un caractère politique. L’essence du politique, affirmait Schmitt, se ramène en dernière analyse à la distinction ami/ennemi : une distinction à laquelle le territoire permet de donner une consistance, en la faisant coïncider avec l’opposition intérieur/extérieur. L’ami, c’est celui qui est ici, dans le territoire, à l’intérieur des frontières; l’ennemi potentiel, c’est celui qui est dehors, à l’extérieur, sur le territoire d’une Cité dont il dépend.
Cette approche théorique correspond très exactement à l’histoire de la genèse de l’État en France. Entre la fin du xve et le milieu du xvie siècle, la diffusion d’un mot « État » dans le discours officiel, la construction de la notion de souveraineté, l’affirmation de l’idée d’« étranger au Royaume » (et non plus, d’étranger à la seigneurie) sont contemporaines de l’établissement, par l’humaniste Oronce Fine, de la première carte de France, sur ordre de François 1er. On achève alors de passer du « proto-État » médiéval, qui n’avait qu’une emprise imparfaite et imprécise sur un territoire qui n’était qu’indirectement le sien, à l’État moderne, qui appréhende ses sujets sur une base territoriale, et non plus (principalement) personnelle.
En même temps que l’espace, enclôt désormais dans des frontières, le politique subit ainsi une mutation fondamentale. Depuis cette époque, son existence n’est plus dissociable de la maîtrise d’un territoire déterminé, au point de se confondre avec lui - ainsi, lorsqu’en parlant de l’État, on le désigne du nom du territoire, du pays qu’il régit…
Le problème inédit auquel on se trouve confronté depuis quelques années est à la fois celui d’une disparition des frontières, et d’un mitage du territoire, deux phénomènes convergents qui laissent craindre un étiolement du politique.
L’expression « mitage » désigne l’apparition de « trous » dans une zone quelconque : et en l’espèce, dans le territoire, en tant que celui-ci se trouve soumis à l’autorité publique, et où il délimite l’obéissance effective à ses règles. Ce mitage est parfois relatif (on pense ainsi à ces villages peuplés majoritairement d’habitants n’ayant pas la nationalité française, ou ces bandes côtières appartenant en continu à des étrangers) ; mais il s’avère parfois beaucoup plus profond : des « zones de non droit », où se développe en toute illégalité une économie souterraine florissante aux banlieues explosives qui ceinturent les grands centres urbains, c’est un nombre croissant (on donne le chiffre de 752) de lieux qui semblent échapper, de façon temporaire ou permanente, à l’autorité de l’État. Des lieux dont on ne sait plus quoi faire, hésitant entre une répression sporadique et leur abandon à des instances communautaires ou associatives jugées plus aptes à se saisir des problèmes locaux et à y faire régner un ordre public minimum. Par ailleurs, ce territoire gruyère voit s’effacer ses frontières extérieures, dans le cadre de l’union européenne d’abord, et au-delà, dans celui de la mondialisation, celle des échanges, des informations, du travail ou des voyages.
Le territoire du politique tel que nous le connaissions depuis la Renaissance était à la fois homogène à l’intérieur, et clairement distinct de l’extérieur. Le territoire de la postmodernité tend au contraire à n’être plus ni l’un, ni l’autre. Il est de plus en plus difficile à délimiter, à concevoir, et avec lui, l’autorité politique dont il est le support nécessaire.
Celle-ci, qui implique l’usage de la contrainte, ne peut s’exercer de façon satisfaisante, à la fois efficace et mesurée, que sur des personnes suffisamment fixées dans un lieu déterminé - d’où, la criminalisation ancienne du vagabondage, et la méfiance traditionnelle à l’égard des nomades. Elle devient beaucoup plus aléatoire lorsque l’ancrage territorial s’affaiblit, et que le territoire lui-même perd son homogénéité. Et l’on retrouve ici, vu sous un angle particulier, l’une des grandes mutations de notre temps : le dépérissement du politique, qui tient à la fois à son moindre pouvoir, à sa moindre légitimité, et au sentiment d’éloignement, sinon d’aliénation qu’il suscite chez les citoyens. Le sentiment que le pouvoir devient étranger en même temps que l’on devient étranger au pouvoir, le sentiment qu’on ne le connaît plus, qu’il ne nous comprend plus, qu’il ne parle plus notre langue. Le pouvoir s’efface avec la délimitation du territoire, lequel tend ainsi à perdre son statut, à n’être plus qu’un espace quelconque, ouvert à tous les vents, et non plus ce sur quoi se fondait l’identité des personnes, ce pays dont la sauvegarde justifiait l’obéissance des sujets.
Ayant commencé avec l’Utopie de Thomas More, on est tenté de conclure avec celles de ses disciples, qui imaginaient, pour le meilleur ou pour le pire, l’apparition d’un pouvoir mondial s’exerçant de façon unifiée sur l’ensemble de la planète. Or, c’est la solution inverse qui paraît se profiler, avec l’émergence de pouvoirs multiples, innombrables, informes et dépourvus d’ancrage territorial. Celle de pouvoirs « anonymes et vagabonds », de pouvoirs essentiellement non politiques, indifférents au « bien commun » - puisqu’il n’y a de communauté que sur un territoire, et qu’en outre, ce pouvoir n’aurait rien de commun avec elle. Car du territoire ne dépend pas seulement l’existence d’une autorité politique : celui-ci est également l’une des conditions de sa justice et de sa légitimité. Echappant à toute sanction, étranger à toute morale, libre de toute tradition, récusant toute limite, un pouvoir qui se trouve partout et qui n’est nulle part serait forcément despotique.
On a beaucoup glosé sur la notion d’utopie, et sur sa dénomination : u-topos, le non lieu, le lieu qu’il n’est pas. Pourtant, l’Utopie telle que la conçoit son inventeur, Thomas More, si elle n’existe point, se trouve bien quelque part. Elle s’inscrit même dans l’espace avec une force, une intensité, une netteté inhabituelles en ce début du xvie siècle. Ainsi, le premier geste d’Utopus, son fondateur mythique, fut-il d’établir des frontières infranchissables avec le monde extérieur en faisant creuser l’isthme qui rattachait la République parfaite au reste du monde. Indice supplémentaire, les premières éditions de l’Utopie comportent toutes, en frontispice, une carte de cet État imaginaire, dont le plus grand géographe de la Renaissance, Ortélius, dressera lui-même la carte vers 1590. Même lorsqu’il n’existe pas, un État ne se conçoit qu’inscrit fermement dans l’espace, défini par son territoire, à l’intérieur de frontières qui délimitent l’ordre juridique et politique qu’il domine.
Cette relation n’est d’ailleurs pas unilatérale. Ainsi, la définition que les dictionnaires usuels proposent pour le mot « territoire », est celle d’une « étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité ». Le territoire est donc institué par l’autorité qui s’y exerce, et à l’inverse, c’est parce qu’elle porte sur un territoire (qu’elle définit en tant que tel), et parce qu’elle s’y exerce d’une certaine manière (de façon exclusive, dominante et incontestée) que l’autorité acquiert un caractère politique. L’essence du politique, affirmait Schmitt, se ramène en dernière analyse à la distinction ami/ennemi : une distinction à laquelle le territoire permet de donner une consistance, en la faisant coïncider avec l’opposition intérieur/extérieur. L’ami, c’est celui qui est ici, dans le territoire, à l’intérieur des frontières; l’ennemi potentiel, c’est celui qui est dehors, à l’extérieur, sur le territoire d’une Cité dont il dépend.
Cette approche théorique correspond très exactement à l’histoire de la genèse de l’État en France. Entre la fin du xve et le milieu du xvie siècle, la diffusion d’un mot « État » dans le discours officiel, la construction de la notion de souveraineté, l’affirmation de l’idée d’« étranger au Royaume » (et non plus, d’étranger à la seigneurie) sont contemporaines de l’établissement, par l’humaniste Oronce Fine, de la première carte de France, sur ordre de François 1er. On achève alors de passer du « proto-État » médiéval, qui n’avait qu’une emprise imparfaite et imprécise sur un territoire qui n’était qu’indirectement le sien, à l’État moderne, qui appréhende ses sujets sur une base territoriale, et non plus (principalement) personnelle.
En même temps que l’espace, enclôt désormais dans des frontières, le politique subit ainsi une mutation fondamentale. Depuis cette époque, son existence n’est plus dissociable de la maîtrise d’un territoire déterminé, au point de se confondre avec lui - ainsi, lorsqu’en parlant de l’État, on le désigne du nom du territoire, du pays qu’il régit…
Le problème inédit auquel on se trouve confronté depuis quelques années est à la fois celui d’une disparition des frontières, et d’un mitage du territoire, deux phénomènes convergents qui laissent craindre un étiolement du politique.
L’expression « mitage » désigne l’apparition de « trous » dans une zone quelconque : et en l’espèce, dans le territoire, en tant que celui-ci se trouve soumis à l’autorité publique, et où il délimite l’obéissance effective à ses règles. Ce mitage est parfois relatif (on pense ainsi à ces villages peuplés majoritairement d’habitants n’ayant pas la nationalité française, ou ces bandes côtières appartenant en continu à des étrangers) ; mais il s’avère parfois beaucoup plus profond : des « zones de non droit », où se développe en toute illégalité une économie souterraine florissante aux banlieues explosives qui ceinturent les grands centres urbains, c’est un nombre croissant (on donne le chiffre de 752) de lieux qui semblent échapper, de façon temporaire ou permanente, à l’autorité de l’État. Des lieux dont on ne sait plus quoi faire, hésitant entre une répression sporadique et leur abandon à des instances communautaires ou associatives jugées plus aptes à se saisir des problèmes locaux et à y faire régner un ordre public minimum. Par ailleurs, ce territoire gruyère voit s’effacer ses frontières extérieures, dans le cadre de l’union européenne d’abord, et au-delà, dans celui de la mondialisation, celle des échanges, des informations, du travail ou des voyages.
Le territoire du politique tel que nous le connaissions depuis la Renaissance était à la fois homogène à l’intérieur, et clairement distinct de l’extérieur. Le territoire de la postmodernité tend au contraire à n’être plus ni l’un, ni l’autre. Il est de plus en plus difficile à délimiter, à concevoir, et avec lui, l’autorité politique dont il est le support nécessaire.
Celle-ci, qui implique l’usage de la contrainte, ne peut s’exercer de façon satisfaisante, à la fois efficace et mesurée, que sur des personnes suffisamment fixées dans un lieu déterminé - d’où, la criminalisation ancienne du vagabondage, et la méfiance traditionnelle à l’égard des nomades. Elle devient beaucoup plus aléatoire lorsque l’ancrage territorial s’affaiblit, et que le territoire lui-même perd son homogénéité. Et l’on retrouve ici, vu sous un angle particulier, l’une des grandes mutations de notre temps : le dépérissement du politique, qui tient à la fois à son moindre pouvoir, à sa moindre légitimité, et au sentiment d’éloignement, sinon d’aliénation qu’il suscite chez les citoyens. Le sentiment que le pouvoir devient étranger en même temps que l’on devient étranger au pouvoir, le sentiment qu’on ne le connaît plus, qu’il ne nous comprend plus, qu’il ne parle plus notre langue. Le pouvoir s’efface avec la délimitation du territoire, lequel tend ainsi à perdre son statut, à n’être plus qu’un espace quelconque, ouvert à tous les vents, et non plus ce sur quoi se fondait l’identité des personnes, ce pays dont la sauvegarde justifiait l’obéissance des sujets.
Ayant commencé avec l’Utopie de Thomas More, on est tenté de conclure avec celles de ses disciples, qui imaginaient, pour le meilleur ou pour le pire, l’apparition d’un pouvoir mondial s’exerçant de façon unifiée sur l’ensemble de la planète. Or, c’est la solution inverse qui paraît se profiler, avec l’émergence de pouvoirs multiples, innombrables, informes et dépourvus d’ancrage territorial. Celle de pouvoirs « anonymes et vagabonds », de pouvoirs essentiellement non politiques, indifférents au « bien commun » - puisqu’il n’y a de communauté que sur un territoire, et qu’en outre, ce pouvoir n’aurait rien de commun avec elle. Car du territoire ne dépend pas seulement l’existence d’une autorité politique : celui-ci est également l’une des conditions de sa justice et de sa légitimité. Echappant à toute sanction, étranger à toute morale, libre de toute tradition, récusant toute limite, un pouvoir qui se trouve partout et qui n’est nulle part serait forcément despotique.
E. Marsala