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  • N°5 - Entretien avec le Pr Ibn P. Assidim

    La politique contre le totalitarisme
    Entretien avec le Pr Ibn P. Assidim
    Philanthrope et gérant de la Société impériale du bitume du Maroc.

    Pensez-vous que, dans l'histoire des idées, Maurras soit surtout repérable comme l'auteur d'une synthèse de la pensée réactionnaire ?


    À une telle question, on doit sans doute répondre en plusieurs points. Le premier, c'est qu'il opère en effet, de son propre aveu, indéfiniment répété et décliné, une synthèse des principaux courants contre-révolutionnaires du XIXe siècle : d'une part, celui des "classiques", lié à l'émigration, et que Barbey d'Aurévilly appelait les "prophètes du passé" : Joseph de Maistre, Louis de Bonald, subsidiairement Barruel ; d'autre part, la littérature contre-révolutionnaire, incarnée par Balzac, Baudelaire et bien sûr Edgar Poe ; d'autre part enfin, les éléments contre-révolutionnaires plus ou moins épars dans les œuvres des grands penseurs de la seconde moitié du XIXe, Renan, Frédéric Le Play, Taine, et évidemment Auguste Comte. Le premier intérêt de Maurras est sans doute de cet ordre : d'avoir réuni en une synthèse cohérente ces apports relativement disparates.

    Le second point sur lequel il faut insister, en contrepoint du premier, c'est que la plupart des grandes œuvres politiques sont au fond, elles aussi, des synthèses : il est facile de trouver des précurseurs au Prince de Machiavel, à la République de Bodin ou à L'Esprit des Lois de Montesquieu. Mais ceci n'enlève rien au génie de l'auteur, ni à son importance dans l'histoire de la civilisation et de la pensée humaine. Ce qui importe, c'est d'avoir su être l'accoucheur de ce qui, jusqu'au moment où on le met au jour, n'existe que de façon dispersée, diffuse ou confuse.

    Enfin, dernier point, Maurras, comme les auteurs des grandes œuvres que l'on vient de citer, ne s'est évidemment pas contenté d'opérer une synthèse : il y ajoute quelque chose d'absolument neuf, qui tient notamment au regard qu'il porte sur le fonctionnement et l'évolution de la démocratie contemporaine, notamment par rapport à ce qu'on pourrait appeler "la culture" – il écrit alors L'Avenir de l'Intelligence –, par rapport à ce qu'on pourrait appeler la géopolitique – cela donne Kiel et Tanger –, ou encore, par rapport aux libertés et à la montée du despotisme démocratique – et il publie Libéralisme et libertés.

    Cette synthèse est-elle encore opératoire de nos jours ?

    Je suis en train de lire l'admirable texte de Ruskin, traduit par Marcel Proust, Sésame et les Lys, où l'auteur développe notamment l'idée suivant laquelle il existerait deux sortes d'ouvrages, les livres d'un temps, le prêt-à-lire, et donc à oublier, et les livres de tous les temps, dont l'intérêt ni la valeur ne disparaissent avec leur auteur. Dans l'œuvre de Maurras, il y a naturellement un peu des deux : pour la simple raison que Maurras est aussi un journaliste qui écrit au quotidien, jour après jour, en se laissant parfois piéger par les passions et les événements – avec pour conséquence que certains de ses ouvrages, qui ne sont que la publication en volume du résultat de cette activité, peuvent nous paraître vieillis, parfois dépassés et parfois même peu défendables. Mais il y a surtout le reste, je veux dire ce qui reste, ce qui est appeler à durer : la perspective et l'architecture générale de sa pensée, mais aussi une large part des conclusions auxquelles elle aboutit : la mesure de l'homme, la place de la nation, la nécessité de la monarchie.

    Maurras ne sacrifie-t-il pas, comme d'aucuns l'ont affirmé, la liberté à l'autorité ?

    C'est certainement ce que pensent tous ceux qui ne l'ont pas lu, et certains de ceux qui l'ont lu il y a trop longtemps pour bien s'en souvenir – et croyez-moi, cela fait du monde. Ce qui est un peu trompeur, c'est son offensive contre le courant qu'il qualifie de "libéralisme", en donnant à ce mot une signification un peu "ancienne", que l'on retrouve toutefois dans le monde anglo-saxon, où le libéralisme se situe très nettement "à gauche". Depuis Maurras, il me semble qu'on a précisé le sens de ce concept et de ce courant, en France, en montrant notamment qu'il peut parfaitement se combiner avec une perspective conservatrice et pessimiste (qu'on trouve ainsi chez Daniel Halévy ou Léo Strauss), et se dissocier radicalement de l'idéologie démocratique (ce qui conduit à nuancer Maurras, lorsqu'il fait de Jean-Jacques Rousseau le prophète du libéralisme, et du Contrat social, sa Bible). En fait, certains ont eu l'impression, fausse, que Maurras vidait le bébé avec l'eau du bain, les libertés avec le libéralisme. Alors que, de fait, c'est tout le contraire. Il suffit, déjà, de rappeler l'importance qu'a pour lui la décentralisation, la manière très profonde dont il l'envisage et le reproche qu'il fait à la démocratie, d'interdire toute évolution en ce sens.

    On pourrait citer à ce propos d'innombrables passages de ses œuvres, comme celui où il évoque le règne, virtuellement despotique, de la majorité : celle-ci « exprimant ce que Rousseau appelle la volonté générale, exprimera ainsi en quelque sorte une liberté générale : la volonté de la majorité devient dès lors un décret de loi contre lequel personne ni rien ne saurait avoir de recours, si utile et si raisonnable, ou si précieuse et si sacrée que puisse être cette chose ou cette personne. La liberté-principe établit une règle qui ignore méthodiquement les forces et les libertés particulières ; elle se vante de créer toute seule la liberté de chacun ; mais en pratique, l'histoire le montre bien, cet individualisme affaiblit les individus. C'est son premier effet. Le second est de tyranniser, sans sortir du "droit" tous les individus n'appartenant pas au parti de la majorité, et ainsi de détruire les derniers refuges des libertés réelles. »(1) Ce que Maurras décrit-là, c'est l'effet inéluctable de la démocratie majoritaire. Et il le fait de telle sorte qu'il n'y a plus à s'interroger sur l'actualité, brûlante, de son analyse.

    Alors, Maurras anti-totalitaire ?

    D'un strict point de vue historique, il faut constater que Maurras n'utilise pas ce concept, qui n'a été véritablement formulé et théorisé qu'après sa mort. Mais au fond, et même si le mot n'est pas prononcé, tel est sans aucun doute l'un des sens décisifs de son combat : contre un État qui s'arroge arbitrairement le droit de tout faire, contre un pouvoir qui prétend réformer l'homme et la nature, contre des nations qui s'érigent en absolus et qu'il accuse de "nationalitarisme", contre l'Argent roi qui prétend devenir le critère absolu du bien et du mal et se soumettre l'Intelligence, Maurras est et se proclame sans relâche du côté d'Antigone, vierge-mère de l'Ordre.

    La crise du Politique, le relatif effacement des nations, le processus européen ne rendent-ils pas obsolète la question de la restauration monarchique pensée par Maurras ?

    À cet égard, il me semble que nous nous trouvons, toutes choses étant inégales par ailleurs, dans la même situation que Maurras et l'Action française durant la Première Guerre Mondiale. En 1914-1918, comme aujourd'hui, l'impératif premier, notamment chronologique, c'était bien sûr la sauvegarde de la nation. En un sens, celle-ci est trop directement menacée pour que l'on puisse, par exemple, faire l'économie d'alliances avec tous ceux qui la défendent : le souverainisme n'est qu'une nouvelle mouture de l'Union sacrée. À l'époque, l'A.F. et Maurras avaient effectivement mis entre parenthèses, en suspens, la question royale. Mais cette parenthèse n'était pas destinée à durer, pas plus qu'elle ne saurait l'être à l'heure actuelle. Et ceci, pour une raison très simple : seul un changement de régime permettrait de limiter les risques, de tirer hors de l'eau l'essentiel national, de préserver ce que certains de nos amis appellent encore la “Répu-blique” : tout ce qu'en revanche, le système démocratique affaiblit de façon inéluctable. En bref, même si sa réalisation peut parfois nous sembler désespérément lointaine, la restauration n'est en rien obsolète. En politique, il n'y a pas d'archaïsme.

    Propos recueillis par A. Clapas
    1 : Charles Maurras, Libéralisme et Libertés, démocratie et peuple. Ligue d'Action française, 1917, p. 8-9.

     

  • N°5 - La métaphysique sans système

    Par Antoine Foncin

    Étrange manière de ne pas en faire, qui réclame quelques éclaircissements. Avant cela, à défaut de pouvoir prétendre à décrire ici la courbe et l'évolution de ce que fut cette métaphysique dans sa part avouée et consciente, en la distinguant de celle au bord de laquelle il s'est arrêté. Même si toute cette métaphysique, et surtout l'ontologie qui la soutient, semble née tout entière du « besoin de comprendre pour croire »(1), ce serait une erreur, en confondant les ordres, de la superposer avec la question de la Foi dont elle n'aurait été qu'un préambule dramatique.

    Dans une démarche exactement inverse de celle de la fides quaerens intellectum, Maurras refuse de « se donner », même par hypothèse (à la façon d'un mythe) comme résolu le problème pour lui obsédant de la causalité. C'est ici que se définit le trait le plus constant de Maurras métaphysicien : une recherche passionnée de la vérité – pour lui plus âpre mais plus désirable que la beauté – sans concession à aucune idole abstraite, à aucune des facilités de pensée que procurent les systèmes déductifs. Le fameux rationalisme qui lui fut reproché en 1926 est plus qu'un malentendu. Maurras affirme effectivement que la raison est la faculté qui définit l'homme en tant qu'homme(2). Il célèbre dans Anthinéa (1901) « le pouvoir unificateur de la claire raison de l'homme couronné du plus tendre des sourires de la fortune », ce qui est bien refuser de la confondre avec un esprit absolu : sans cette tuch et la grâce qu'elle ajoute à l'acte, elle demeure incapable de connaître par elle-même les mystères de la vie et de la mort et les rythmes secrets qui gouvernent leur réciproque attraction. De façon caractéristique, malgré son admiration pour Leibniz, il ne considèrera pas la magnifique entreprise de la Théodicée comme satisfaisante.

    C'est sans doute la rencontre providentielle de la raison et de la beauté qui est l'expérience métaphysique la plus déterminante pour Maurras. Esthétisme ? Néoclassicisme ? Ces deux vers de La Balance intérieure indiquent plus et autre chose :

    Beauté, claire raison de l'ordre universel

    Qui fait l'âme revivre et renaître les corps…

    Le privilège de la beauté est chez lui pleinement d'ordre ontologique, comme le souligne Pierre Boutang(3), parce que lié, de façon parfaitement grecque, à la notion d'ordre, c'est à dire de cosmos(4), à l'idée selon laquelle la chose belle est une merveille, un « mystère de conciliation »(5), un équilibre prêt à se rompre où s'offre à la contemplation la forme, non pure et abstraite mais dans le miracle de sa composition avec la matière. Sa lecture de Platon(6)  le conduit à ne pas séparer, mais à admirer dans le mixte ainsi formé la tension et la résistance propre de l'étoffe dont « l'être des choses est tissé ». Attitude où se révèle aussi un profond "réïsme", qui le conduit à poser, sur un mode cette fois aristotélicien, une « nécessité de l'arrêt », dans une défiance vis-à-vis de l'abstraction qui est chez lui un fait de méthode.

    Chez Maurras en effet, l'impossibilité tôt reconnue de parvenir par les moyens de la seule raison à résoudre la question de la causalité absolue que les systèmes théocentriques et leurs conséquences religieuses (nullement refusées par lui, pourvu qu'en soient acceptés les fondements) résolvent parfaitement, et l'échec des approches kantiennes et néothomistes(7), le conduisent à poser pour son propre usage une métaphysique provisoire qui, sans écarter a priori tout nihilisme, rende du moins possible une connaissance. C'est à ce titre que la beauté, qui n'est pour lui ni universalité "sans concept" ni élevée au rang des causes et divinisée par un "ontologisme" indiscret est pour lui la grande médiatrice du savoir. De même l'amour, si du moins est écartée la dangereuse et funeste mystique des amants de Venise célébrant l'amour de l'Amour, alors que Platon n'a voulu faire de ce dernier qu'un démon. Maurras, lui, le considère comme un « pilote » qui conduit vers le mystère de l'être. L'influence, consciente et acceptée, du Banquet est ici déterminante et la figure de Diotime donne à sa pensée un aspect moins rationaliste qu'initiatique.

    Il restera en effet impossible pour lui, jusqu'au terme, d'évacuer la mort et le mal et d'éliminer l'hypothèse « du triomphe du pire des pires »(8) et l'idée que la matière puisse, à la fin, engloutir la forme dans un néant sans limite ; car la présence universelle de la mort, non pas menace extérieure mais située au cœur des êtres, même et surtout parvenus à leur point de perfection, manifeste que l'indéfini de la matière n'est que provisoirement soumise à la juridiction de la forme définissante et interdit de conclure absolument et rationnellement à la permanence des « substances sacrées »(9). Mais l'espoir qu'elles échappent à la perte est un vœu contre la raison éloigné de tout scepticisme, qu'une raison autre et supérieure sera chargée de justifier. D'où son admiration paradoxale pour le dogme chrétien de la résurrection des corps et le Colloque des morts qu'il aura toujours entretenu(10). Du point de vue de la connaissance, si « la vie est pour lui celle qui se tient au sein de la mort même », selon l'expression de Pierre Boutang, c'est selon cette double postulation que les conditions de possibilité des êtres et leurs rapports mutuels seront analysés.

    Une expérience poétique et sensible fournit un fondement à cette métaphysique du concret qui refuse, en suivant Leibniz(11), de faire abstraction du temps dans lequel naissent, meurent et se succèdent les êtres. Le beau jeu des reviviscences, œuvre presque ultime (1952) explique une dernière fois le sens de cette expérience, celle des retours, non dans la mémoire individuelle mais dans une "métamémoire" collective (la première n'étant qu'une image du fonctionnement de la seconde) des êtres et des circonstances dont l'oubli et la distraction nous empêchent de reconnaître l'immortalité. Ce "jeu" ne peut être éclairé ou plutôt signifié que par l'analogie qu'il présente avec le rythme poétique : « Les règles de cadence qui assignent à toutes choses des rimes, des retours et qui réveillent les apparences passées au long des minutes présentes […] établissent comme une ombre de fixité dans l'écoulement éternel » écrivait-il déjà dans Le chemin de Paradis en 1894. L'enjeu de cette métaphysique y est clairement indiqué, et l'espoir que les sacrifices soient compensés par ces retours à la vie non pas de l'identique mais de l'analogue. Dans la reviviscence se manifesteront à travers le temps et malgré lui des essences communes(12) qui seront fondées dans l'expérience de leur répétition.

    On ne peut guère qu'esquisser ici ce que suppose la logique des reviviscences et surtout ce « cœur du monde » où doit s'effectuer le recel des essences qui tour à tour se dévoilent et s'absentent(13). Toutefois il est déjà manifeste que la poésie joue ici le rôle déterminant d'une clé pour une vision du monde selon l'individuel et le concret, dans laquelle la saisie des essences s'effectuera par le moyen de la généralisation(14). Ce que cherche ainsi Maurras dans le « jeu des reviviscences », c'est à reconnaître dans les apparences ce qui ne meurt pas grâce à la puissance de discernement d'un esprit qu'il sait ne pas être que le sien et qui le relie aux autres hommes. C'est à ce point précis que se laisse apercevoir une des secrètes jointures entre sa métaphysique et sa politique : le destin des hommes vivant en cités et en nations ne peut être déchiffré ni, surtout, tourné vers un bien que parce qu'il dessine des formes, des combinaisons et des agrégats dont la permanence à travers le temps et de successives incarnations permet la reconnaissance, non parfois sans une « divine surprise(15) ».

    L'immense travail quotidien d'analyse et de synthèse effectué par Maurras dans le domaine politique doit sans aucun doute être rattaché à cette quête de l'immortalité, même s'il n'a jamais considéré que la survie des nations puisse en être autre chose qu'une image. Il n'a jamais considéré non plus que l'histoire était le lieu où se lisait le plus clairement une métaphysique. L'empirisme organisateur, formule dans laquelle il a voulu condenser sa méthode, a une valeur pleinement métaphysique, non seulement parce qu'il privilégie une critique fondée sur l'expérience mais parce qu'il pose que la seule puissance de l'esprit est capable de faire apparaître les types dans la complexité du réel. Autre point proche, qui confirme que toute la politique de Maurras fut dans la dépendance de sa métaphysique : sa confiance quasi absolue dans les pouvoirs du langage, d'un logoV tout puissant dès lors que grâce à une ascèse il se sera rendu capable de fixer avec exactitude dans leur lumière propre les types unifiés et purifiés par l'intelligence.

    Il est clair enfin qu'à aucun moment de l’élaboration de sa réflexion politique Maurras n'a pu ni sans doute souhaité se passer d'un recours à la transcendance du Vrai, du Beau et du Bien, en doctrine et surtout en méthode. La métaphysique fut pour lui le fondement opératoire d'une dialectique qui, pour convaincre, cherche dans l'histoire, dans la complexité des types qui la traversent, la multiplicité des combinaisons que rendent possibles ou probables les circonstances, la transcendance, non pas absolue mais inscrite dans son ordre.

    Maurras a sans doute raison de dire qu'il ne fait pas de métaphysique dans le sens qu'il ne construit pas de système. Il fait bien plus : il fonde sur des choix métaphysiques toute son existence et le salut d'une Nation que plus qu'aucun autre il aura portée en lui.
     
     
    Antoine Foncin