Par Antoine Foncin
Étrange manière de ne pas en faire, qui réclame quelques éclaircissements. Avant cela, à défaut de pouvoir prétendre à décrire ici la courbe et l'évolution de ce que fut cette métaphysique dans sa part avouée et consciente, en la distinguant de celle au bord de laquelle il s'est arrêté. Même si toute cette métaphysique, et surtout l'ontologie qui la soutient, semble née tout entière du « besoin de comprendre pour croire »(1), ce serait une erreur, en confondant les ordres, de la superposer avec la question de la Foi dont elle n'aurait été qu'un préambule dramatique.
Dans une démarche exactement inverse de celle de la fides quaerens intellectum, Maurras refuse de « se donner », même par hypothèse (à la façon d'un mythe) comme résolu le problème pour lui obsédant de la causalité. C'est ici que se définit le trait le plus constant de Maurras métaphysicien : une recherche passionnée de la vérité – pour lui plus âpre mais plus désirable que la beauté – sans concession à aucune idole abstraite, à aucune des facilités de pensée que procurent les systèmes déductifs. Le fameux rationalisme qui lui fut reproché en 1926 est plus qu'un malentendu. Maurras affirme effectivement que la raison est la faculté qui définit l'homme en tant qu'homme(2). Il célèbre dans Anthinéa (1901) « le pouvoir unificateur de la claire raison de l'homme couronné du plus tendre des sourires de la fortune », ce qui est bien refuser de la confondre avec un esprit absolu : sans cette tuch et la grâce qu'elle ajoute à l'acte, elle demeure incapable de connaître par elle-même les mystères de la vie et de la mort et les rythmes secrets qui gouvernent leur réciproque attraction. De façon caractéristique, malgré son admiration pour Leibniz, il ne considèrera pas la magnifique entreprise de la Théodicée comme satisfaisante.
C'est sans doute la rencontre providentielle de la raison et de la beauté qui est l'expérience métaphysique la plus déterminante pour Maurras. Esthétisme ? Néoclassicisme ? Ces deux vers de La Balance intérieure indiquent plus et autre chose :
Beauté, claire raison de l'ordre universel
Qui fait l'âme revivre et renaître les corps…
Le privilège de la beauté est chez lui pleinement d'ordre ontologique, comme le souligne Pierre Boutang(3), parce que lié, de façon parfaitement grecque, à la notion d'ordre, c'est à dire de cosmos(4), à l'idée selon laquelle la chose belle est une merveille, un « mystère de conciliation »(5), un équilibre prêt à se rompre où s'offre à la contemplation la forme, non pure et abstraite mais dans le miracle de sa composition avec la matière. Sa lecture de Platon(6) le conduit à ne pas séparer, mais à admirer dans le mixte ainsi formé la tension et la résistance propre de l'étoffe dont « l'être des choses est tissé ». Attitude où se révèle aussi un profond "réïsme", qui le conduit à poser, sur un mode cette fois aristotélicien, une « nécessité de l'arrêt », dans une défiance vis-à-vis de l'abstraction qui est chez lui un fait de méthode.
Chez Maurras en effet, l'impossibilité tôt reconnue de parvenir par les moyens de la seule raison à résoudre la question de la causalité absolue que les systèmes théocentriques et leurs conséquences religieuses (nullement refusées par lui, pourvu qu'en soient acceptés les fondements) résolvent parfaitement, et l'échec des approches kantiennes et néothomistes(7), le conduisent à poser pour son propre usage une métaphysique provisoire qui, sans écarter a priori tout nihilisme, rende du moins possible une connaissance. C'est à ce titre que la beauté, qui n'est pour lui ni universalité "sans concept" ni élevée au rang des causes et divinisée par un "ontologisme" indiscret est pour lui la grande médiatrice du savoir. De même l'amour, si du moins est écartée la dangereuse et funeste mystique des amants de Venise célébrant l'amour de l'Amour, alors que Platon n'a voulu faire de ce dernier qu'un démon. Maurras, lui, le considère comme un « pilote » qui conduit vers le mystère de l'être. L'influence, consciente et acceptée, du Banquet est ici déterminante et la figure de Diotime donne à sa pensée un aspect moins rationaliste qu'initiatique.
Il restera en effet impossible pour lui, jusqu'au terme, d'évacuer la mort et le mal et d'éliminer l'hypothèse « du triomphe du pire des pires »(8) et l'idée que la matière puisse, à la fin, engloutir la forme dans un néant sans limite ; car la présence universelle de la mort, non pas menace extérieure mais située au cœur des êtres, même et surtout parvenus à leur point de perfection, manifeste que l'indéfini de la matière n'est que provisoirement soumise à la juridiction de la forme définissante et interdit de conclure absolument et rationnellement à la permanence des « substances sacrées »(9). Mais l'espoir qu'elles échappent à la perte est un vœu contre la raison éloigné de tout scepticisme, qu'une raison autre et supérieure sera chargée de justifier. D'où son admiration paradoxale pour le dogme chrétien de la résurrection des corps et le Colloque des morts qu'il aura toujours entretenu(10). Du point de vue de la connaissance, si « la vie est pour lui celle qui se tient au sein de la mort même », selon l'expression de Pierre Boutang, c'est selon cette double postulation que les conditions de possibilité des êtres et leurs rapports mutuels seront analysés.
Une expérience poétique et sensible fournit un fondement à cette métaphysique du concret qui refuse, en suivant Leibniz(11), de faire abstraction du temps dans lequel naissent, meurent et se succèdent les êtres. Le beau jeu des reviviscences, œuvre presque ultime (1952) explique une dernière fois le sens de cette expérience, celle des retours, non dans la mémoire individuelle mais dans une "métamémoire" collective (la première n'étant qu'une image du fonctionnement de la seconde) des êtres et des circonstances dont l'oubli et la distraction nous empêchent de reconnaître l'immortalité. Ce "jeu" ne peut être éclairé ou plutôt signifié que par l'analogie qu'il présente avec le rythme poétique : « Les règles de cadence qui assignent à toutes choses des rimes, des retours et qui réveillent les apparences passées au long des minutes présentes […] établissent comme une ombre de fixité dans l'écoulement éternel » écrivait-il déjà dans Le chemin de Paradis en 1894. L'enjeu de cette métaphysique y est clairement indiqué, et l'espoir que les sacrifices soient compensés par ces retours à la vie non pas de l'identique mais de l'analogue. Dans la reviviscence se manifesteront à travers le temps et malgré lui des essences communes(12) qui seront fondées dans l'expérience de leur répétition.
On ne peut guère qu'esquisser ici ce que suppose la logique des reviviscences et surtout ce « cœur du monde » où doit s'effectuer le recel des essences qui tour à tour se dévoilent et s'absentent(13). Toutefois il est déjà manifeste que la poésie joue ici le rôle déterminant d'une clé pour une vision du monde selon l'individuel et le concret, dans laquelle la saisie des essences s'effectuera par le moyen de la généralisation(14). Ce que cherche ainsi Maurras dans le « jeu des reviviscences », c'est à reconnaître dans les apparences ce qui ne meurt pas grâce à la puissance de discernement d'un esprit qu'il sait ne pas être que le sien et qui le relie aux autres hommes. C'est à ce point précis que se laisse apercevoir une des secrètes jointures entre sa métaphysique et sa politique : le destin des hommes vivant en cités et en nations ne peut être déchiffré ni, surtout, tourné vers un bien que parce qu'il dessine des formes, des combinaisons et des agrégats dont la permanence à travers le temps et de successives incarnations permet la reconnaissance, non parfois sans une « divine surprise(15) ».
L'immense travail quotidien d'analyse et de synthèse effectué par Maurras dans le domaine politique doit sans aucun doute être rattaché à cette quête de l'immortalité, même s'il n'a jamais considéré que la survie des nations puisse en être autre chose qu'une image. Il n'a jamais considéré non plus que l'histoire était le lieu où se lisait le plus clairement une métaphysique. L'empirisme organisateur, formule dans laquelle il a voulu condenser sa méthode, a une valeur pleinement métaphysique, non seulement parce qu'il privilégie une critique fondée sur l'expérience mais parce qu'il pose que la seule puissance de l'esprit est capable de faire apparaître les types dans la complexité du réel. Autre point proche, qui confirme que toute la politique de Maurras fut dans la dépendance de sa métaphysique : sa confiance quasi absolue dans les pouvoirs du langage, d'un logoV tout puissant dès lors que grâce à une ascèse il se sera rendu capable de fixer avec exactitude dans leur lumière propre les types unifiés et purifiés par l'intelligence.
Il est clair enfin qu'à aucun moment de l’élaboration de sa réflexion politique Maurras n'a pu ni sans doute souhaité se passer d'un recours à la transcendance du Vrai, du Beau et du Bien, en doctrine et surtout en méthode. La métaphysique fut pour lui le fondement opératoire d'une dialectique qui, pour convaincre, cherche dans l'histoire, dans la complexité des types qui la traversent, la multiplicité des combinaisons que rendent possibles ou probables les circonstances, la transcendance, non pas absolue mais inscrite dans son ordre.
Maurras a sans doute raison de dire qu'il ne fait pas de métaphysique dans le sens qu'il ne construit pas de système. Il fait bien plus : il fonde sur des choix métaphysiques toute son existence et le salut d'une Nation que plus qu'aucun autre il aura portée en lui.
Étrange manière de ne pas en faire, qui réclame quelques éclaircissements. Avant cela, à défaut de pouvoir prétendre à décrire ici la courbe et l'évolution de ce que fut cette métaphysique dans sa part avouée et consciente, en la distinguant de celle au bord de laquelle il s'est arrêté. Même si toute cette métaphysique, et surtout l'ontologie qui la soutient, semble née tout entière du « besoin de comprendre pour croire »(1), ce serait une erreur, en confondant les ordres, de la superposer avec la question de la Foi dont elle n'aurait été qu'un préambule dramatique.
Dans une démarche exactement inverse de celle de la fides quaerens intellectum, Maurras refuse de « se donner », même par hypothèse (à la façon d'un mythe) comme résolu le problème pour lui obsédant de la causalité. C'est ici que se définit le trait le plus constant de Maurras métaphysicien : une recherche passionnée de la vérité – pour lui plus âpre mais plus désirable que la beauté – sans concession à aucune idole abstraite, à aucune des facilités de pensée que procurent les systèmes déductifs. Le fameux rationalisme qui lui fut reproché en 1926 est plus qu'un malentendu. Maurras affirme effectivement que la raison est la faculté qui définit l'homme en tant qu'homme(2). Il célèbre dans Anthinéa (1901) « le pouvoir unificateur de la claire raison de l'homme couronné du plus tendre des sourires de la fortune », ce qui est bien refuser de la confondre avec un esprit absolu : sans cette tuch et la grâce qu'elle ajoute à l'acte, elle demeure incapable de connaître par elle-même les mystères de la vie et de la mort et les rythmes secrets qui gouvernent leur réciproque attraction. De façon caractéristique, malgré son admiration pour Leibniz, il ne considèrera pas la magnifique entreprise de la Théodicée comme satisfaisante.
C'est sans doute la rencontre providentielle de la raison et de la beauté qui est l'expérience métaphysique la plus déterminante pour Maurras. Esthétisme ? Néoclassicisme ? Ces deux vers de La Balance intérieure indiquent plus et autre chose :
Beauté, claire raison de l'ordre universel
Qui fait l'âme revivre et renaître les corps…
Le privilège de la beauté est chez lui pleinement d'ordre ontologique, comme le souligne Pierre Boutang(3), parce que lié, de façon parfaitement grecque, à la notion d'ordre, c'est à dire de cosmos(4), à l'idée selon laquelle la chose belle est une merveille, un « mystère de conciliation »(5), un équilibre prêt à se rompre où s'offre à la contemplation la forme, non pure et abstraite mais dans le miracle de sa composition avec la matière. Sa lecture de Platon(6) le conduit à ne pas séparer, mais à admirer dans le mixte ainsi formé la tension et la résistance propre de l'étoffe dont « l'être des choses est tissé ». Attitude où se révèle aussi un profond "réïsme", qui le conduit à poser, sur un mode cette fois aristotélicien, une « nécessité de l'arrêt », dans une défiance vis-à-vis de l'abstraction qui est chez lui un fait de méthode.
Chez Maurras en effet, l'impossibilité tôt reconnue de parvenir par les moyens de la seule raison à résoudre la question de la causalité absolue que les systèmes théocentriques et leurs conséquences religieuses (nullement refusées par lui, pourvu qu'en soient acceptés les fondements) résolvent parfaitement, et l'échec des approches kantiennes et néothomistes(7), le conduisent à poser pour son propre usage une métaphysique provisoire qui, sans écarter a priori tout nihilisme, rende du moins possible une connaissance. C'est à ce titre que la beauté, qui n'est pour lui ni universalité "sans concept" ni élevée au rang des causes et divinisée par un "ontologisme" indiscret est pour lui la grande médiatrice du savoir. De même l'amour, si du moins est écartée la dangereuse et funeste mystique des amants de Venise célébrant l'amour de l'Amour, alors que Platon n'a voulu faire de ce dernier qu'un démon. Maurras, lui, le considère comme un « pilote » qui conduit vers le mystère de l'être. L'influence, consciente et acceptée, du Banquet est ici déterminante et la figure de Diotime donne à sa pensée un aspect moins rationaliste qu'initiatique.
Il restera en effet impossible pour lui, jusqu'au terme, d'évacuer la mort et le mal et d'éliminer l'hypothèse « du triomphe du pire des pires »(8) et l'idée que la matière puisse, à la fin, engloutir la forme dans un néant sans limite ; car la présence universelle de la mort, non pas menace extérieure mais située au cœur des êtres, même et surtout parvenus à leur point de perfection, manifeste que l'indéfini de la matière n'est que provisoirement soumise à la juridiction de la forme définissante et interdit de conclure absolument et rationnellement à la permanence des « substances sacrées »(9). Mais l'espoir qu'elles échappent à la perte est un vœu contre la raison éloigné de tout scepticisme, qu'une raison autre et supérieure sera chargée de justifier. D'où son admiration paradoxale pour le dogme chrétien de la résurrection des corps et le Colloque des morts qu'il aura toujours entretenu(10). Du point de vue de la connaissance, si « la vie est pour lui celle qui se tient au sein de la mort même », selon l'expression de Pierre Boutang, c'est selon cette double postulation que les conditions de possibilité des êtres et leurs rapports mutuels seront analysés.
Une expérience poétique et sensible fournit un fondement à cette métaphysique du concret qui refuse, en suivant Leibniz(11), de faire abstraction du temps dans lequel naissent, meurent et se succèdent les êtres. Le beau jeu des reviviscences, œuvre presque ultime (1952) explique une dernière fois le sens de cette expérience, celle des retours, non dans la mémoire individuelle mais dans une "métamémoire" collective (la première n'étant qu'une image du fonctionnement de la seconde) des êtres et des circonstances dont l'oubli et la distraction nous empêchent de reconnaître l'immortalité. Ce "jeu" ne peut être éclairé ou plutôt signifié que par l'analogie qu'il présente avec le rythme poétique : « Les règles de cadence qui assignent à toutes choses des rimes, des retours et qui réveillent les apparences passées au long des minutes présentes […] établissent comme une ombre de fixité dans l'écoulement éternel » écrivait-il déjà dans Le chemin de Paradis en 1894. L'enjeu de cette métaphysique y est clairement indiqué, et l'espoir que les sacrifices soient compensés par ces retours à la vie non pas de l'identique mais de l'analogue. Dans la reviviscence se manifesteront à travers le temps et malgré lui des essences communes(12) qui seront fondées dans l'expérience de leur répétition.
On ne peut guère qu'esquisser ici ce que suppose la logique des reviviscences et surtout ce « cœur du monde » où doit s'effectuer le recel des essences qui tour à tour se dévoilent et s'absentent(13). Toutefois il est déjà manifeste que la poésie joue ici le rôle déterminant d'une clé pour une vision du monde selon l'individuel et le concret, dans laquelle la saisie des essences s'effectuera par le moyen de la généralisation(14). Ce que cherche ainsi Maurras dans le « jeu des reviviscences », c'est à reconnaître dans les apparences ce qui ne meurt pas grâce à la puissance de discernement d'un esprit qu'il sait ne pas être que le sien et qui le relie aux autres hommes. C'est à ce point précis que se laisse apercevoir une des secrètes jointures entre sa métaphysique et sa politique : le destin des hommes vivant en cités et en nations ne peut être déchiffré ni, surtout, tourné vers un bien que parce qu'il dessine des formes, des combinaisons et des agrégats dont la permanence à travers le temps et de successives incarnations permet la reconnaissance, non parfois sans une « divine surprise(15) ».
L'immense travail quotidien d'analyse et de synthèse effectué par Maurras dans le domaine politique doit sans aucun doute être rattaché à cette quête de l'immortalité, même s'il n'a jamais considéré que la survie des nations puisse en être autre chose qu'une image. Il n'a jamais considéré non plus que l'histoire était le lieu où se lisait le plus clairement une métaphysique. L'empirisme organisateur, formule dans laquelle il a voulu condenser sa méthode, a une valeur pleinement métaphysique, non seulement parce qu'il privilégie une critique fondée sur l'expérience mais parce qu'il pose que la seule puissance de l'esprit est capable de faire apparaître les types dans la complexité du réel. Autre point proche, qui confirme que toute la politique de Maurras fut dans la dépendance de sa métaphysique : sa confiance quasi absolue dans les pouvoirs du langage, d'un logoV tout puissant dès lors que grâce à une ascèse il se sera rendu capable de fixer avec exactitude dans leur lumière propre les types unifiés et purifiés par l'intelligence.
Il est clair enfin qu'à aucun moment de l’élaboration de sa réflexion politique Maurras n'a pu ni sans doute souhaité se passer d'un recours à la transcendance du Vrai, du Beau et du Bien, en doctrine et surtout en méthode. La métaphysique fut pour lui le fondement opératoire d'une dialectique qui, pour convaincre, cherche dans l'histoire, dans la complexité des types qui la traversent, la multiplicité des combinaisons que rendent possibles ou probables les circonstances, la transcendance, non pas absolue mais inscrite dans son ordre.
Maurras a sans doute raison de dire qu'il ne fait pas de métaphysique dans le sens qu'il ne construit pas de système. Il fait bien plus : il fonde sur des choix métaphysiques toute son existence et le salut d'une Nation que plus qu'aucun autre il aura portée en lui.
Antoine Foncin