Cette crise énergétique qui vient
Entretien avec Sylvain Tesson
Votre dernier voyage vous a conduit à suivre le chemin d’une « larme d’or de la Haute Asie convoyée à travers steppes et monts jusqu’au ventre des tankers de la Méditerranée ». Vous avez notamment marché le long des 1762 kilomètres du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Quelle finalité vous êtes-vous proposée lors de ce périple ?
Le but était double. D’une part, m’immerger dans cette région en longeant les oléoducs pour mieux comprendre les enjeux politiques, économiques et énergétiques de la zone. Je suis parti du principe qu’autour de la mer Caspienne, vous avez un cas d’école qui réunit tous les acteurs de la lutte pour le contrôle de l’énergie. Le second objectif était de consacrer quelques mois de ma vie à réfléchir au problème de l’énergie, au sens très large du terme. C’est-à-dire à la fois l’énergie qui dort sous nos pieds et que les foreuses viennent ramener à la surface de la terre, et l’énergie qui dort en nous et dont les réserves sont plus ou moins bien réparties entre les êtres.
Il me semblait qu’il y avait un parallèle entre les deux. J’avais l’intuition que l’on pouvait forger une sorte de métaphore et de parallèle entre l’énergie physique souterraine et l’énergie intérieure. Je trouvais amusant d’aller méditer sur ce sujet-là en longeant les tubes.
À l’issue ce voyage, quelle forme de rapport avez-vous pu établir entre énergie intérieure et énergie fossile ?
Le parallélisme et la métaphore sont évidents car vous avez le pétrole qui dort au fond des strates géologiques et l’énergie en potentiel devenir qui dort en nous. De même que vous avez des foreuses qui vont toujours la chercher, de même il faut chercher les forces qui sont en sommeil en nous. L’injustice de la répartition existe également dans les gisements d’énergie intérieure chez les êtres.
J’ai également découvert que le voyage à pied offrait un terrain très propice au jaillissement d’énergie intérieure. Le voyage oblige le voyageur à se tenir dans l’instant, dans le jaillissement du moment. On fait l’expérience de l’infini dans la finitude de l’instant. Nous sommes dans le perpétuel inconnu de ce qui va se passer, c’est la définition de Bergson : « le perpétuel jaillissement d’imprévisible nouveauté ». Le voyageur accueille avec beaucoup de confiance cette succession d’étincelles et d’explosions qui forment la durée. En voyage, on retrouve aussi le sentiment que l’on ne peut faire l’unité dans son cœur et dans son âme que dans le mouvement. Une des autres énergétisations du voyage est le fait que pour supporter l’état de solitude, la lenteur et la progression dans un milieu très différent, il faut avoir un œil émerveillé. La nécessité de se tenir l’âme en haleine, comme disait Montaigne, est quelque chose de très énergétisant.
Quand vous associez ces quatre points, l’emballement, la célébration de l’instant, la curiosité de l’inconnu et l’émerveillement de l’œil, à ce moment-là, vous êtes dans une posture où vous n’avez plus besoin de l’énergie du monde puisque vous avez mis en marche vos propres geysers.
Votre réflexion a également porté sur les concepts de décroissance et de développement durable.
Vous opposez l’un à l’autre, préférant l’idée de décroissance.
La littérature ne s’empare pas beaucoup de ce thème de la soif extraordinaire d’énergie que l’on sent gonfler de part et d’autre de la Terre. Ce gonflement de la bulle d’énergie, cette espèce de masse magnétique, qui vient de l’appétit des peuples et des nations et qui a pour source la surpopulation. Il est fascinant qu’il y ait six milliards et demi d’être humains, peut être huit milliards en 2030. C’est, me semble t-il, la cause sur laquelle on met le doigt lorsqu’on remonte à la source de tous nos maux.
Alors, effectivement, certains cherchent des moyens pour essayer d’adoucir les conséquences néfastes de cette course à l’énergie, de cet emballement du progrès qui finit par se retourner contre la Nature. (... la suite dans la revue...)