La dernière conférence de presse de Nicolas Sarkozy, le 8 janvier 2008, a donné lieu, après quelques échanges convenus et ronds de jambe de connivence, à une curieuse passe d’armes engagée par Laurent Joffrin, le patron de Libération, autour d’une question de sémantique politique : « Au fond, est ce que vous n'avez pas instauré une forme de pouvoir personnel, pour ne pas dire une monarchie élective ? »
Le président aurait pu botter en touche, mais il voit rouge, et le voici qui donne dans le sarcasme, entre bonhomie de façade et ironie professorale: « Voilà une question modérée, qui montre que Monsieur Joffrin de Libération est en pleine forme. Bon, il a le droit d'avoir son avis sur la monarchie élective. Mais enfin, monarchie ça veut dire héréditaire. (...) Monsieur Joffrin, un homme cultivé comme vous, dire une aussi grosse bêtise ? - moi, issu de la monarchie ?
LJ: élective.
NS: OK, alors si la monarchie c'est l'élection, ce n'est plus la monarchie, Monsieur Joffrin... Ah non, excusez-moi Monsieur Joffrin, les mots ont un sens, ils doivent l'avoir pour vous s'ils l'ont pour moi. Soit c'est une monarchie, donc c'est l'hérédité, dans ce cas j'aimerais qu'on m'explique de qui je suis l'héritier ? (...) soit c'est l'élection et dans ce cas là ce n'est par la monarchie ».
Mais lequel des deux avait raison ? Le journaliste qui fait son malin en ressortant l’un des lieux communs les plus éculés de la rhétorique républicaine ? Ou le leader bling bling qui plastronne en donneur de leçon, après avoir insinué qu’ « un peu de réflexion ne nuit pas, y compris sur les institutions » ? En fait, il suffit de lire Aristote pour mettre tout le monde d’accord – et pour comprendre qu’au fond, l’un et l’autre avaient tort.
Le président, d'abord, lorsqu'il feint d'oublier que la monarchie se définit, étymologiquement, comme un système politique où un seul (monos) gouverne, quelles que soient les voies qui lui ont permis d'accéder au pouvoir. Élu par les cardinaux réunis en conclave, le pape n’en est pas moins un monarque, comme l’était aussi le doge de Venise choisi par le grand Conseil ; désigné par le hasard et les circonstances pour diriger la France Libre, de Gaulle a conscience d’assumer alors, comme il l’écrira dans ses Mémoires, une « espèce de monarchie »; vingt ans après, devenu président d’une République où il est « évidemment seul à détenir et a déléguer l'autorité de l'État », il n’hésite pas à confier à Peyrefitte qu’il a voulu construire une « monarchie élective », qui fût « la synthèse entre la monarchie et la république», une « monarchie populaire », comme il la définit encore dans une lettre à son fils. Mais sans doute de Gaulle ignorait-il, lui, qu’ « un peu de réflexion ne nuit pas, y compris sur les institutions », et que les mots ont un sens, un seul, celui qu’ils ont pour Nicolas Sarkozy. Une erreur que commettaient aussi, à l’époque (et peut-être cela excuse-t-il en partie le Général?), deux têtes folles comme Michel Debré et Raymond Aron – le premier écrivant que « la seule chance pour la démocratie française est, si l’on peut ainsi s’exprimer, un monarque républicain », le second, observant en 1959 que pour de Gaulle, le président « est une sorte de roi. » Une erreur dans laquelle ne tombe pas, en revanche, M. Jean Sarkozy, 21 ans, , qui répond péremptoirement à un journaliste qui a eu le mauvais goût d’évoquer ce terme à propos de candidature aux cantonales de Neuilly sud: « Monarchie élective ? C’est quelque chose que je ne comprends pas. » (Le Figaro, 21 février 2008, p.5)
Trêve de plaisanteries : cette notion effectivement hybride, mais éclairante, et qui remonte d’ailleurs au début du XIXe siècle, décrit assez exactement la situation « normale » du pouvoir présidentiel sous la Vème République, surtout depuis qu’il est élu au suffrage universel direct. Ce qui est regrettable, c’est d’avoir peur de le reconnaître. Ou de faire semblant de l’ignorer.
À cet égard, du reste, le rôle assumé à l’heure actuelle par le nouveau président, la dimension effectivement monarchique de son pouvoir, ne paraissent étonnants que par contraste - contrairement à ce que laissent entendre Joffrin, Hollande, ou la poignée de politiciens sur le retour qui signait il y a quelques jours, dans les colonnes de Marianne, un appel un peu pathétique à la « vigilance républicaine ». Si la situation du président semble donc si choquante à ces superfines bouches républicaines, ce n’est qu’en vertu d'une illusion d'optique: c’est parce qu’après douze années de règne d'un Président fainéant, qui passait son temps à réviser la constitution au lieu de la faire fonctionner, et se déchargeait de sa responsabilité sur ses maires du palais, Juppé et Jospin, Raffarin et Villepin, on se retrouve un peu éberlué de retrouver « un président qui en soit un. » Un chef de l’État qui prétend agir au lieu de compter distraitement les points, affalé sur son « chariot mérovingien ».Sur ce point, le président Sarkozy n’a pas tort, comme il le fait dans la suite de sa réponse, de se situer dans la tradition de la Vème République: il a peur des mots, mais pas des choses.
Pour autant, s’agit-il véritablement d’une monarchie ? Bref, Joffrin avait-il raison d’utiliser ce terme ? Selon notre bon maître Aristote, celui-ci désigne un régime « pur », conforme à sa nature, c'est-à-dire, agissant en vue du bien commun. C'est dans ce cas que l’on pourra parler de monarchie. En revanche, lorsque le chef semble n’agir que dans son intérêt propre, ou dans celui de ses proches, on n'est plus en présence d'un régime pur, mais d'un régime corrompu - lequel devra alors, selon Aristote, être qualifié de despotisme, ou de tyrannie. La question qui se pose est donc la suivante : est-ce le cas de notre président ?
À certains égards, celui-ci se montre ambitieux, actif, courageux : difficile de lui contester ces qualités. Mais à d'autres points de vue, il donne l’impression, fâcheuse, de ne s'intéresser véritablement qu'à ses femmes, à ses montres, à ses fringues, à ses potes milliardaires et à leurs chaînes de télévision, à ses copains humoristes ou chanteurs de seconde zone, bref, à la petite camarilla clinquante et bigarrée qui gravite autour de lui. En outre, ce chef omniprésent semble prêt à tout, y compris à la duplicité et à l'arnaque, soufflant le chaud et le froid avec une habileté consommée, caressant l’opinion dans le sens du poil, et expliquant en souriant aux Français, au soir de la ratification du (pseudo) mini-traité, que s'il n'a pas organisé de referendum, c'est au fond pour respecter leur volonté, et la décision qu’eux-mêmes avaient pris par référendum le 29 mai 2005…
Et c’est cela qu’ont voulu en retenir les Français, en faisant dégringoler leur président dans les sondages - comme s’ils avaient désormais la certitude que celui-ci ne croit en rien, sinon en lui-même, et qu'il n’a d'autre motivation que son propre service. Comme s’ils avaient compris, sans utiliser forcément les mots adéquats, qu’au lieu du sage monarque qu’ils avaient cru élire, c’est un despote qu’ils ont choisi. Un despote charmeur et jovial, certes, mais un despote tout de même.
Un despote républicain, alors ? C'est tout le problème de la monarchie élective, où le prince qui gouverne, nommé pour un temps limité, est toujours un homme pressé qui fait ce qu’il veut, sans être tenu ni retenu par autre chose qu’un très hypothétique sens du devoir. La royauté, on le sait, peut être la meilleure des républiques. La république, en revanche, ne saurait être que la pire des monarchies.
Commentaires
Bravo, cher E. Marsala, pour cette mise au point. J'attendais à vrai dire aujourd'hui en chronique un commentaire de M. Rouvillois, auteur d'une Histoire de la politesse, sur le méchant gros mot, mais je ne suis pas déçue (et même si j'attends avec impatience une telle chronique).