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N°12 - Les absents ont toujours raison

Par E. Marsala

On a les divines surprises que l’on peut. Celle qu’ont éprouvé les amis du système, qu’ils soient de droite ou de gauche, au soir du premier tour des régionales de mars dernier, tenait en un chiffre : 37,9. Pour la première fois depuis des lustres, la fièvre abstentionniste semblait retomber, la participation électorale étant supérieure de 4 points à celle enregistrée six ans plus tôt, aux régionales de 1998. Victoire lamentable, certes, si l’on songe qu’au premier tour des présidentielles de 2002, les 28 % d’abstention avaient été vécus comme un terrible raz-de-marée ; ou si l’on se souvient des régionales de 1986, où l’abstention atteignait péniblement les 22 %. Mais victoire tout de même, au regard de ce que prévoyaient les observateurs qui se demandaient si l’on ne dépasserait pas, cette fois-ci, le seuil fatidique des 50 %. On en est là : à chanter victoire parce que la catastrophe n’a pas (encore) eu lieu, parce que le désastre n’est pas aussi complet qu’il aurait pu l’être. Un désastre qui obligerait à repenser les fondements du système, ou à y renoncer…

Car au fond, en démocratie, la question de l’abstention, telle une épée de Damoclès, domine et surplombe toutes les autres : elle est la seule qui mette en cause son principe même.

L’abstention menace en effet la légitimité démocratique sur deux plans complémentaires. Indirectement, d’abord, dans la mesure où elle perturbe le jeu normal de l’alternance en favorisant les « extrêmes », par définition plus mobilisés que les « modérés ». Or, plus ceux qui s’abstiennent sont nombreux, plus le poids relatif de ceux qui persistent à participer s’accroît. Mais la menace est également directe. « Sous le taux d’abstention, notaient naguère Françoise Subileau et Marie-France Toinet, se joue la légitimité du système et des acteurs politiques » (1). En démocratie, le pouvoir se fonde en effet sur une légitimité formelle, a priori : l’autorité est légitime - elle doit être obéie - non en raison de ce qu’elle fait, mais parce qu’elle procède  de ceux que la loi définit comme composant le peuple : les citoyens. Sur ce plan, la théorie démocratique est intransigeante : nul n’a aucun titre à gouverner, si ce n’est la volonté expresse de ceux qui acceptent d’être dirigés, et qui, par le vote, vont confier cette mission à celui qu’ils ont choisi. Fondamentalement, la démocratie se ramène au principe d’égalité : or celui-ci implique une égale participation à la vie politique, et concrètement, à la désignation des gouvernants. On la résume parfois par l’équation « un homme, une voix » ; mais encore faut-il que cette voix s’exprime.

S’il en allait autrement, c’est d’ailleurs un  autre principe fondamental de la démocratie qui serait remis en cause, celui de l’identité entre gouvernés et gouvernants, ceux-ci ne représentant plus qu’une partie de ceux-là, les plus éclairés, les plus conscients, les plus motivés. Or, en démocratie, le pouvoir n’est fondé que s’il  résulte de la volonté commune. À l’inverse, il perd sa valeur et sa légitimité lorsqu’il ne procède plus que d’une fraction du peuple. C’est ce que rappelait l’article 26 de la Déclaration des droits de juin 1793 : « Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ». À ceci, on peut toujours rétorquer que ceux qui ne s’abstiennent pas ne sauraient être considérés comme une « fraction du peuple », dès lors que les autres, les abstentionnistes, étaient libres de participer, et qu’en outre, leur attitude peut être considérée comme un acquiescement implicite, comme une certaine forme de participation. Qui ne dit mot consent, à la fois au système lui-même, au principe du vote, et aux conséquences induites de son propre comportement. Dans la « démocratie parfaite » décrite par l’auteur de Globalia, Jean-Christophe Ruffin, le taux d’abstention atteint 98 % sans que personne n’y trouve rien à redire, et sans altérer l’apparente unanimité du groupe.

Malheureusement, on devine d’instinct le caractère bancal de ce type d’argumentation. D’abord, parce que l’abstention ne  saurait, en réalité, s’interpréter comme un acquiescement - alors qu’elle est le plus souvent une manifestation de défiance, ou au mieux d’indifférence, le signe le plus tangible de l’érosion de la citoyenneté. Ensuite, parce qu’en tout état de cause, la légitimité démocratique - contrairement à la légitimité monarchique, par exemple - se caractérise précisément par le fait que le simple consentement ne suffit pas à fonder l’autorité. Celle-ci, souligne l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 doit émaner « expressément » de la Nation. Ce qui la fonde, c’est la participation, une participation expresse, active et effective, forme modernisée de l’acclamation pratiquée dans les démocraties antiques. On peut toujours tenter de se rassurer, mais le problème est bien présent, et d’autant plus angoissant qu’il continue, bon an mal an, à faire son chemin, et que les remèdes proposés à ce haut mal paraissent tantôt dérisoires (la reconnaissance du vote blanc), tantôt incantatoires (l’appel au principe de proximité, à la démocratie participative, associative ou « continue »), tantôt inadmissible (le vote obligatoire) (2).

Décidément, l’abstention ne saurait être considérée comme un problème banal. Laissant apercevoir la trame oligarchique de nos démocraties contemporaines, elle contribue à en saper les derniers fondements, et à montrer qu’elles ne sont, au  fond, que des versions pacifiées ou édulcorées de la loi du plus fort.

 
E. Marsala


Voir C. Boutin, F. Rouvillois, L’abstention électorale, apaisement ou épuisement ?, F.-X. de Guibert, 2002.

 

1 :  F. Subileau, M.-F. Toinet, Les chemins de l’abstention, La Découverte, 1993, p. 131.

2 : Dont on peut noter qu’il trouve des défenseurs aussi bien à droite (proposition Cova, député UMP, 5 février 2003), qu’à gauche (proposition L. Fabius, J.-M. Ayrault, B. Roman, 23 janvier 2003).


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