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N°15 - Laïcité, entretien avec Jean Sévillia

Alors que l’on parle tant de laïcité, le nouveau livre de Jean Sévillia rappelle un pan largement oublié, et pourtant crucial, de notre histoire de France. La politique laïque suivie de 1879 à 1914 eut pour but de détruire le catholicisme. Cette époque douloureuse demandait un livre à la fois précis et rigoureux : le voici. Les Épées ont interrogé son auteur.

Quel but vous êtes-vous proposé avec ce livre ?

2005 est l’année de la commémoration du centenaire de la séparation de l’Église et de l’État. Par expérience, je me doutais qu’il y aurait peu d’ouvrages prenant en compte la façon dont cette crise a été vécue du côté catholique. C’est donc un livre d’histoire et de mémoire, car cette période a été vécue par les catholiques comme une période de persécution. Il faut le dire non pour ressusciter ce conflit (les circonstances et les débats sont aujourd’hui complètement différents), mais par souci de la vérité historique, et pour poser la question de savoir ce qu’il reste d’hostilité au fait religieux, cent ans après, dans la fameuse « laïcité à la française ».

Quelles sont les principales étapes de la politique anticléricale ?

En 1871, la République nouvellement installée est paradoxale puisqu’elle est dirigée par des monarchistes. Mais à partir de 1876, la Chambre des députés est dominée par les républicains. En 1879, il y a un basculement : c’est non seulement la Chambre, mais aussi le Sénat et la présidence de la République qui tombent aux mains des républicains. L’anticléricalisme est le ciment politique de la gauche. Les opportunistes et les radicaux, les deux sensibilités républicaines de l’époque, sont ensuite rejoints dans ce combat par les socialistes. La politique anticléricale dominera les gouvernements successifs – avec de rares rémissions – entre 1879 et 1914. Dans cet espace de temps, aucun catholique ne sera chef d’État, chef du gouvernement ou seulement ministre, dans un pays où les catholiques formaient 95% de la population. Il y a donc une situation d’exclusion politique des catholiques au sein de leur propre pays.

Du côté du Saint-Siège, distinguez-vous une continuité ou des évolutions dans l’attitude adoptée par Léon XIII puis par Pie X ?

On se souvient qu’en 1892, Léon XIII, en prônant le Ralliement, avait dit aux catholiques de jouer le jeu des institutions, afin de peser dans la politique. Contre la réécriture historique à ce sujet, je rappellerai que la « République » dont parle le pape repose sur des fondements philosophiques qui ne sont absolument pas ceux des républicains français, puisque Léon XIII n’a cessé de condamner les principes de 1789. Mais il pensait que, dans une République apaisée, les catholiques pourraient jouer un rôle. Le pape avait sous-estimé le fait qu’en France, la République n’est pas un objet neutre : elle est idéologiquement engagée. Le Ralliement a échoué en partie à cause de la mémoire des persécutions révolutionnaires à l’égard de l’Église, et parce que les républicains restaient viscéralement anticatholiques.

Pour Pie X, il faut se méfier des discours simplificateurs : ce pape n’a jamais condamné la République en tant que telle. Se tenant sur la même ligne que Léon XIII, il pense qu’un catholique peut légitimement être républicain. Mais d’un autre côté, il a sans doute moins d’illusions que Léon XIII : c’est plus un pape de combat, qui appelle à la résistance.

Ce qui est très frappant dans votre livre, ce sont les témoignages, les récits sur les moines et les religieuses persécutés.

Rappelons que 30000 congréganistes ont dû s’exiler de France entre 1901 et 1904. Les expulsions des moines et des religieuses sont bouleversantes. Du point de vue du « spectacle », les expulsions des moines ont été les plus visibles : il y a eu de nombreuses photos. Parmi les plus connues, celles de la Grande Chartreuse : on voit les montagnes, le magnifique monastère, et ces moines en blanc qui sortent au milieu des soldats, avec la foule des fidèles à l’arrière-plan. Mais je crois que les plus grands drames spirituels et humains ont sans doute été ceux des religieuses, parce que là, on atteignait des femmes en tant que religieuses, mais aussi dans leur sensibilité propre. Il faut penser à ces dizaines de milliers de religieuses qui ont dû cesser d’enseigner, qui se dévouaient à leurs enfants, qui les aimaient, et que l’on a forcé à fermer leurs écoles. On a rayé du jour au lendemain ce lien affectif et spirituel qu’il y avait entre elles et les enfants. Soit elles se sont exilées, soit elles se sont sécularisées. Ces milliers de drames humains et spirituels sont restés silencieux.

Toutefois, dans quelle mesure cette politique vigoureuse reflétait-elle ou non l’opinion ? Les anticléricaux ont été réélus malgré tout…

En effet, de 1876 à 1914, la Chambre des députés a été à majorité de gauche, même si la différence en voix, au premier tour des législatives, n’était que de 200000 voix entre les deux camps. Il faut préciser que c’était un suffrage exclusivement masculin ; si les femmes avaient voté, le résultat n’aurait peut-être pas été le même : c’est l’anticléricalisme de la IIIe République qui explique pourquoi la France est un des pays d’Europe occidentale où les femmes ont voté le plus tard. Cela dit, arithmétiquement, il y a eu des catholiques qui ont voté républicain, donc anticlérical, séparant leur comportement politique de leur comportement privé. À l’époque, les monarchistes et les conservateurs ne se sont peut-être pas assez posé de questions sur eux-mêmes. La droite était-elle alors suffisamment attrayante ? Avait-elle pris la mesure des changements en train de s’opérer ? Les catholiques sociaux, il faut le rappeler, étaient extrêmement isolés dans leur milieu. Il y avait dans l’idée républicaine l’idée de promotion sociale, l’idée d’égalité des chances. L’immobilisme et l’égoïsme social des milieux conservateurs ont profité au parti républicain, et par conséquent à l’anticléricalisme.

Derrière la politique anticléricale (avec l’Affaire des fiches, la délation, un système de verrouillage et de cloisonnement), peut-on discerner une dérive totalitaire, quoique ce mot soit anachronique ?


C’est la poursuite du jacobinisme, de l’idée de la souveraineté populaire (qui ne laisse pas de place à des sociétés particulières). La souveraineté républicaine chasse les particularismes, au profit d’un espace uniformisateur. Il fallait aligner la société sur cette vision laïciste ; la violence anticléricale d’État de la IIIe République est une violence jacobine.

Cette dimension pourtant a été oubliée, et a fait place à une IIIe République palladium des libertés, championne des droits individuels. Comment expliquer ce paradoxe ?

C’est une vision a posteriori. En 1940, quand la IIIe République s’est effondrée, elle n’a été regrettée par personne, ni à Vichy ni dans la Résistance. À la Libération, personne n’envisageait de restaurer le régime tel qu’il était avant-guerre. S’il y a aujourd’hui une forme de nostalgie et donc d’idéalisation de la IIIe République, c’est parce que, face à l’ampleur des bouleversements internationaux et nationaux que nous subissons, cette époque évoque une France qui comptait sur la scène internationale, qui était une puissance intellectuelle, scientifique et industrielle. Mais c’est une réécriture mythologique.

À propos de la Séparation, on voit d’un côté que les catholiques la condamnaient, mais qu’en fin de compte, l’Église en a plutôt bénéficié.

Avec le recul du temps, on peut distinguer du négatif et du positif. Pour ce qui est du négatif, la Séparation à la française a créé un État athée. Cette Séparation ne correspond pas du tout à la distinction du temporel et du spirituel de l’Écriture : autrefois, le roi pouvait entrer en conflit avec le pape, mais il ne contestait jamais sa puissance spirituelle. La Séparation à la française introduit l’idée que la religion sort du champ social pour se réduire à la sphère privée ; or une religion, par définition, et selon l’étymologie même de ce mot, a une dimension sociale. La loi de 1905 a créé un État proprement athée. C’est un phénomène français : aux États-Unis, le président prête serment sur la Bible, en Allemagne, les Églises bénéficient d’un financement public. Dans l’histoire, aucune grande civilisation ne s’est fondée sur un État athée.

Il y a eu pourtant des éléments positifs dans la Séparation. Ils proviennent de la levée des Articles organiques que Napoléon, en 1802, avait ajouté unilatéralement au Concordat négocié avec le pape en 1801. Ces Articles organiques, jamais reconnus par l’Église, assujettissaient le clergé à l’État. Avec leur abolition, l’Église de France a gagné des libertés essentielles : liberté de diffusion des textes du pape, liberté de réunion et d’expression pour les évêques et les prêtres, et c’est ce que Pie X a compris.

Dans la suite de la Séparation, vous évoquez la réconciliation officielle et décrivez la situation du christianisme en France. Aujourd’hui, quel avenir ce catholicisme vous paraît-il avoir ?

Le temps de l’Église n’est pas le temps des hommes : l’Église a l’éternité devant elle, et elle ne connaît pas de frontières. Un catholique français, quelle que soit la déchristianisation de son pays, n’a pas le droit de désespérer de l’Eglise : si le catholicisme est en crise en Occident, il est florissant ailleurs : aux Philippines, les séminaires sont pleins… Quant à la crise intellectuelle au sein de l’Église, elle passera comme ont passé toutes les crises. Ensuite, l’histoire est faite de flux et de reflux. On sait que les périodes de tension et de difficulté sont souvent des périodes de ressourcement religieux ou de réflexion théologique, comme on l’a vu pendant les deux dernières guerres. Je ne crois pas aux théories de Marcel Gauchet sur le désenchantement inéluctable du monde. Dieu est maître de son Église. Il n’y a pas de fatalité à la disparition du christianisme en France. La situation d’aujourd’hui est mauvaise, ô combien, mais on reconstruira peut-être des cathédrales dans cent ou deux cents ans. Pour les JMJ de Cologne, au mois d’août prochain, on prévoit la présence de près de 100000 jeunes Français. Quand j’avais 18 ans, on n’aurait pas trouvé 100000 jeunes Français pour se rassembler avec le pape. C’est un signe d’espoir, une chrétienté qui se reconstruit.

Propos recueillis par A. Clapas, E. Marsala et E. Combes

+ Jean Sévillia : Quand les catholiques étaient hors la loi. Perrin, 2005. 21 g.


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