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N°15 - La construction communautaire : un coup d’état permanent

Par Patrick Longuet

Ce texte est la version condensée d’une communication présentée au colloque « Le coup d’État, recours à la force ou dernier mot du politique ? », rencontre organisée les 2 et 3 décembre 2004 par le Centre d’Études Normand sur la Théorie et la Régulation de l’État (CENTRE) à l’Université de Caen Basse-Normandie. La version complète de cette contribution sera disponible dans les Actes de ce colloque, prochainement publiés aux éditions François-Xavier de Guibert, sous la direction des Professeurs Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois. À la veille du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, il nous a semblé utile de diffuser ce texte...

L’Union européenne est fondée sur les principes de l’État de droit, principes qu’elle impose aussi bien à sa périphérie, aux États candidats, qu’en son sein, c’est-à-dire aux État membres, en soumettant au besoin ces derniers à un dispositif de « sauvegarde démocratique ». Le traité ne donne aucune précision quant aux actes susceptibles de déclencher ce mécanisme, mais un coup d’État dans l’un des États membres provoquerait sans aucun doute son application.
Le coup d’État est en effet une technique de prise du pouvoir radicalement inadmissible, aux yeux de l’Union européenne, parce qu’en rupture avec les procédures normalement prévues par le droit positif(1). Fomenté par des membres de l’appareil d’État, il apparaît comme une « situation d’exception » dans laquelle la légitimité du but à atteindre l’emporte momentanément sur la légalité du processus mis en œuvre.
Toutefois, contrairement à une idée reçue, le coup d’État n’est pas nécessairement synonyme de violence. Ainsi, observant le 18 brumaire, Malaparte écrira dans la Technique du coup d’État que « la tactique n’est pas celle d’une sédition militaire. Ce qui la caractérise, c’est la préoccupation de rester dans la légalité, et cette préoccupation constitue l’élément nouveau apporté par Bonaparte dans la technique du coup d’État »(2). C’est cet « esprit du 18 brumaire » que l’on retrouvera dans le processus bien connu qui conduira au retour du général de Gaulle en mai 1958.
Évinçant cette fois-ci totalement la force, on peut enfin distinguer une dernière forme de coup d’État, celle violemment condamnée par François Mitterrand dans son ouvrage paru en 1964, Le coup d’État permanent. Dans ce cas de figure, on parlera de coup d’État pour dénoncer l’existence, dans le texte constitutionnel en vigueur, de dispositions jugées litigieuses, et/ou pour contester une certaine pratique institutionnelle supposée contraire aux valeurs et aux principes consacrés dans la Loi fondamentale. La Ve République fournit ici bien des exemples de ces « coups d’État » si particuliers qu’on en viendrait presque à se demander si une telle dénomination ne relève pas, quelque part, de l’abus de langage.
Pour certains « républicains » attachés à une lecture « parlementariste » des institutions, l’article 16 de la Constitution ou, autre exemple, l’usage répété et plébiscitaire du référendum durant la présidence du général de Gaulle participaient d’une dérive présidentialiste constante du régime et potentiellement lourde de menaces pour les libertés individuelles. Étrange retournement de situation, d’aucuns déplorent désormais le phénomène contraire, c’est-à-dire les multiples atteintes à l’esprit de la Constitution de 1958. Conséquence du « coup de force herméneutique » du Conseil constitutionnel en 1971, de la banalisation de la cohabitation, de l’instabilité grandissante de la Constitution devenue l’objet de révisions incessantes, de la réduction de la durée du mandat présidentiel ou de l’abandon du principe de la responsabilité politique du Président devant le peuple, on aurait finalement changé de Constitution sans s’en rendre compte.
Qu’il s’agisse de ceux participant d’une interprétation gaullienne des institutions ou, inversement, de ceux opérant un retour à une lecture plus parlementaire de la Constitution de 1958 – tous ces précédents relèvent de la logique du coup d’État du droit où, suite à une série de “coups de force juridiques”, le pouvoir d’État change subrepticement de mains, finissant par échapper à celui qui en demeure théoriquement le titulaire exclusif : le peuple.
Parmi les divers phénomènes à l’origine de la transgression de l’esprit de Constitution de 1958, parmi les différentes composantes du coup d’État permanent qui a fissuré l’édifice institutionnel érigé par le général de Gaulle, il en est un, justement, qui apparaît primordial : la construction européenne. « La Constitu-tion de 1958 avait été faite pour permettre la restauration d’un État digne de ce nom, condition d’une renaissance de la nation. Or, cet État se trouve attaqué de toutes parts dans ce qui le singularise, dans sa souveraineté. Celle-ci [...] se trouve en effet mise à mal, à la fois par en haut, avec le développement de l’Union européenne, et par en bas, à travers l’intensification d’une décentralisation d’ailleurs accentuée par la construction communautaire »(3). Est-il pour autant permis d’appréhender ce phénomène de « déconstruction » de l’État sous l’effet corrosif de la construction communautaire, comme étant le résultat d’un « coup d’État » ?

La technique du coup d’État européen

Évidemment non, si l’on retient ici les deux premières approches de la notion qui, toutes les deux, renvoient, à l’usage de la force. En revanche, la construction communautaire présente des similitudes troublantes avec la dernière forme de coup d’État isolée plus haut, c’est-à-dire cette transformation paisible et continue des conditions d’exercice de la démocratie. L’Union est d’ores et déjà à l’origine de très profonds bouleversements politiques, lesquels concernent aussi bien l’organisation du pouvoir dans les États membres que son partage entre les États et l’Union européenne. Bien évidemment, ce phénomène ne saurait suffire à démontrer l’existence d’un « coup d’État européen ». Il faut, pour aller plus loin dans l’analyse, s’arrêter tout d’abord sur la technique de ce coup d’État puis, dans un second temps, insister sur ce qui constitue à n’en point douter l’une des caractéristiques de ces coups d’État modernes, à savoir la recherche d’une légitimité politique.
Élément déterminant du coup d’État, le secret est aussi une composante fondamentale la construction communautaire qui a érigé la confidentialité au rang de principe d’organisation et de fonctionnement des institutions européennes. La nécessité de dissimuler la nature du projet poursuivi dictera en outre le « choix » de l’instrument du coup d’État européen : ce sera le droit.
Inhérente à la « méthode Monnet », l’opacité qui entoura la construction communautaire trouve également sa source dans le comportement des gouvernants des États membres.

L’opacité recherchée

Véritable « conjuration technocratique », la méthode Monnet repose d’abord sur la dissimulation des objectifs réellement poursuivis. Le secret est l’obsession de Jean Monnet qui, même s’il n’a jamais fait mystère de sa volonté de réaliser les États-Unis d’Europe, préfère, quand l’occasion se profile à l’horizon, l’ombre à la lumière : « je voulais (en même temps) garder l’affaire aussi secrète que possible »(4). Le « secret fut tel, précise Michel Clapié, qu’à la seule exception du président du Conseil, aucun membre du gouvernement français n’était au courant [de la Déclaration du 9 mai 1950] tandis que les diplomates du Quai d’Orsay en découvrirent le contenu de la Déclaration du 9 mai 1950 dans la presse [...]. La gestion de cette Déclaration, conclut l’auteur, ne fut donc pas ce que l’on appellerait aujourd’hui un modèle de transparence démocratique »(5).
Jean Monnet est donc un homme de pouvoir qui n’agit que dans les coulisses de l’État, ne laissant aux politiques qu’un rôle mineur. « J’avais mieux à faire que d’exercer moi-même le pouvoir. Mon rôle n’était-il pas d’influencer ceux qui le détiennent et de veiller à ce qu’ils s’en servent le moment utile ? » se demande Monnet dans ses Mémoires(6), avouant ainsi le peu de considération qu’il porte aux « politiques ».
Ceux-ci ne sont en effet que les instruments d’une volonté qui les dépasse, les exécutants dociles de décisions élaborées en amont par des techniciens expérimentés. L’Europe « ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait » : on aura reconnu là l’idée directrice de la méthode Monnet dite d’intégration fonctionnelle qui organise clandestinement le détournement du pouvoir politique à des fins jugées supérieures, en l’occurrence la construction d’une nouvelle entité politique de nature fédérale. L’objectif est bien de dépolitiser le processus en confiant sa réalisation progressive à des organes spécialisés et indépendants. « Monnet est l’un de ces hommes qui croient fermement dans les vertus des organes technocratiques. Une équipe de fonctionnaires indépendants et hautement compétents, animés du sens de l’intérêt général, négociant en permanence avec les intérêts économiques et syndicaux, lui paraissait être le meilleur gage du succès de l’entreprise »(7).
Il n’était pas exclu d’introduire, plus tard, davantage de démocratie dans cette mécanique. Néanmoins, ce qui primait au départ c’était son efficacité fonctionnelle. La machine devait fonctionner à l’abri des « errements » du jeu démocratique et, dans ces conditions, la dissimulation du processus représentait incontestablement le meilleur gage de succès.

L’opacité renforcée

Ce besoin de confidentialité fut d’autant mieux satisfait que les dirigeants politiques cautionneront longtemps le coup de force de Jean Monnet. Le coup d’État européen s’est opéré avec la complicité active de l’ensemble des personnels politiques nationaux qui se sont volontiers prêtés au jeu de l’intégration européenne en camouflant aux peuples la réalité du projet d’intégration.
œuvre des technocraties communautaires et nationales, l’intégration européenne accentuera la tendance naturelle à la suprématie des exécutifs sur les organes délibérants. En France, où elle fut continuellement appréhendée comme une composante de la politique extérieure, la politique européenne demeure encore aujourd’hui le monopole de l’exécutif et, plus précisément, du chef de l’État. Malgré une prise de conscience tardive, le Parlement français ne dispose toujours pas des instruments susceptibles de le faire passer du statut de spectateur à celui d’acteur de la politique européenne. En conséquence, faute d’un contrôle parlementaire suffisant, le débat public apparaît aujourd’hui encore très embryonnaire.

Le droit comme instrument du coup d’État

Mais quand bien même le Parlement disposerait-il des ressources nécessaires pour exercer un contrôle efficace sur la politique européenne et, ce faisant, lui conférer davantage de visibilité, rien ne permet d’affirmer qu’il en userait utilement dans la mesure où le consensus politique sur le sujet annihile tout espoir de discussion contradictoire. Les partis de gouvernement représentés au Parlement ayant une approche sur le sujet, les seules voix discordantes sont désormais celles de formations minoritaires qui, faute d’accès à la représentation nationale, ne peuvent briser le mur du silence qu’à l’occasion des consultations nationales ayant l’Europe pour objet. Or ces dernières, nous y reviendrons, se sont faites très rares car, respectant scrupuleusement les préceptes de la « méthode Monnet », les responsables politiques français ont limité au maximum les occasions de projeter un peu de lumière sur ce qui devait avant tout rester une affaire d’initiés.
La prise du pouvoir d’État résulte, au niveau communautaire, de l’emprise du droit. Nous sommes en présence de l’un de ces coups d’État qui se réalisent par la « force du droit », par le jeu combiné de l’interprétation juridictionnelle et politique du droit communautaire.
Dans le système institutionnel mis en place par les traités, c’est évidemment l’organe le plus indépendant des États, la Cour de Justice des Communautés européennes, qui va le mieux remplir sa mission politique.
Ainsi, au moment précis où la France du général de Gaulle lance une vaste offensive contre le supranationalisme, la Cour de Justice rend ses premiers « grands arrêts ». Comme une réponse aux plans Fouchet « d’Union des peuples européens » d’inspiration clairement intergouvernementale, le juge communautaire consacre, dans son arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963, le principe de l’effet direct du droit communautaire qui court-circuite les États en jetant un pont entre l’ordre juridique communautaire et les ordres juridiques nationaux. Un an plus tard, le juge communautaire récidive en proclamant solennellement, dans son célèbre arrêt Costa c/ Enel, la primauté du droit communautaire sur les normes nationales, principe qui deviendra rapidement « la clef de l’intégration européenne »(8). Suivra toute une série d’arrêts qui, de la consécration de la supériorité des actes communautaires sur les normes constitutionnelles nationales à la qualification du traité CEE de charte constitutionnelle d’une communauté de droit, participent d’un travail de constitutionnalisation des traités visant à interdire la « renationalisation » des compétences communautaires.
« Les juges, concède Renaud Dehousse, ont adopté des méthodes d’interprétation beaucoup plus proches de celles des cours constitutionnelles que de celles des juridictions internationales. Loin de s’en tenir à l’interprétation réelle ou supposée des parties contractantes -– point de référence obligé dans l’interprétation des accords internationaux – ils se sont abondamment inspirés des objectifs ultimes de l’intégration, énoncés de façon générale dans le Préambule du traité »(9).

Interprétation politique

Le Parlement européen, c’est un peu la « divine surprise » de l’intégration européenne. « L’introduction d’une assemblée, rappelle en effet Olivier Costa, résultait moins du souci d’instaurer un contrôle démocratique sur les activités de l’instance exécutive (...) que d’assurer l’efficacité des transferts de compétence consentis par les États membres »(10). Et pourtant, à peine le traité CECA entra-t-il en vigueur que l’Assemblée parlementaire se lança dans une stratégie de conquête de pouvoirs au service exclusif de l’intégration européenne.
Pour les députés européens, majoritairement acquis aux thèses fédéralistes, l’obtention de nouvelles prérogatives doit alimenter et accélérer la dynamique de l’intégration. Réciproquement, parce que le Parlement se considère comme l’un des garants du fédéralisme, tout approfondissement de l’intégration, par exemple à l’occasion d’une révision des traités, doit nécessairement s’accompagner d’une augmentation substantielle de ses compétences.
Aiguillon de l’intégration politique, le Parlement, dans une posture presque tribunicienne, n’aura donc de cesse de pousser les gouvernants à faire le « grand bond en avant » vers le stade suprême du fédéralisme en dotant l’Union de cette fameuse Constitution européenne. À côté du « grand bond en avant », il y a aussi les « petits pas », nom de cette stratégie échafaudée par le Parlement pour accroître, dans la pratique (autrement dit sans attendre une hypothétique révision des traités qui lui serait favorable) son influence dans le schéma communautaire. Enfin, méprisant allégrement les dispositions juridiques chaque fois qu’elles lui apparaissent être des obstacles, le Parlement deviendra un procédurier redoutable dès lors qu’il s’estimera lésé.
Plus généralement, que ce soit à travers la jurisprudence communautaire ou par le biais des différents accords inter-institutionnels conclus avec la Commission et le Conseil, voire, in fine, par la reconnaissance d’une pratique à l’occasion de la révision des traités fondateurs, le Parlement européen a fini par trouver la consécration, et dans une certaine mesure, la légitimation de ses coups de force à répétition.
La Cour de Justice et le Parlement européen ont été deux des principaux acteurs du coup d’État européen. Aujourd’hui, la première semble avoir renoncé à sa jurisprudence constructive. Point de repentance de sa part, mais simplement le fait que les gouvernements ont repris la marche en avant vers le fédéralisme. En revanche, le Parlement n’a toujours pas tourné la page de l’activisme : il apparaît désormais comme un partisan zélé de la « stratégie de la tension » chaque fois qu’il faut affronter ceux qu’il considère comme les adversaires de l’intégration. Qui plus est, à tort ou à raison, le Parlement européen est convaincu d’avoir un rôle à jouer dans ce qui est à présent une nécessité : la légitimation politique du coup d’État européen.

L’inaccessible légitimité démocratique

Pour la construction européenne aussi, la légitimation du coup d’État est essentielle. C’est la condition même de la normalisation politique dont dépend, en dernière analyse, la stabilité et la pérennité du nouveau pouvoir. Voilà pourquoi, faute d’obtenir une légitimité démocratique qui semble désespérément la fuir, l’Union tente d’accéder à une légitimité constitutionnelle qui, paradoxalement, annonce un nouveau coup de force.
Les sources symboliques (la paix, la prospérité) de ce qui constituait jadis la légitimité de la construction européenne se tarissent inexorablement. Pour les peuples européens, la construction communautaire apparaît depuis maintenant une quinzaine d’années comme un processus qui s’accomplit sans leur soutien, indépendamment de leur participation et de leur consentement. Ce déficit politique croissant est la conséquence d’une démocratisation unanimement présentée comme nécessaire mais systématiquement manquée.
Le « moment Maastricht » fut incontestablement un tournant. En sortant la construction européenne de la clandestinité, les auteurs du coup d’État européen entendaient valider l’acquis, recevoir un quitus pour le passé, et, partant, espéraient aller vers davantage d’intégration à travers un processus plus transparent. On sait néanmoins ce qu’il advint. Maastricht a mis à jour ce qu’il est désormais convenu d’appeler le déficit démocratique de l’Union, lequel, parce qu’il rappelle inlassablement les origines « honteuses » de la construction communautaire, doit absolument être comblé. Le déficit démocratique, c’est la tache sur les habits neufs de l’Union européenne, une tache que l’on ne parvient pas à effacer. Tous les traités adoptés depuis lors ont eu pour principal objectif de le réduire et ce, principalement, en tentant de reproduire, de transposer au niveau européen le schéma institutionnel commun aux États membres de l’Union européenne : le parlementarisme. Mais, quels que soient les gages de démocratie donnés aux peuples européens, ceux-ci demeurent fondamentalement en dehors du processus d’intégration.

La démocratisation manquée

L’exemple du Parlement européen est à cet égard particulièrement exemplaire puisque son évolution dans le système institutionnel communautaire est rigoureusement inverse à l’intérêt qu’il suscite chez les électeurs. Tandis que le volume de ses pouvoirs est constamment revu à la hausse, son statut (voire son crédit ?) auprès des « citoyens européens » ne cesse de diminuer. On en veut ici pour preuve le résultat de sa sixième élection au suffrage universel direct, consultation qui, dans la lignée des précédentes éditions, s’est soldée par une participation ridiculement faible. « Malgré l’acuité des questions européennes à la veille du scrutin, la séquence 2004 restera dans les mémoires en raison de l’exceptionnelle abstention du corps électoral, notamment dans les pays entrants »(11). En résumé, plus l’organe soi-disant démocratique renforce son assise dans l’environnement communautaire et moins les électeurs se mobilisent...
Le Parlement, plus que jamais fer de lance de l’intégration, n’a pas pour autant renoncé à l’activisme fédéraliste. La faiblesse de son enracinement ne l’a assurément pas incité à faire preuve de modestie. La dernière mandature (1999-2004) fut au contraire celle de tous les excès : campagne politique contre l’Autriche au début de l’année 2000 après la formation du gouvernement de Wolfang Schüssel dans lequel étaient présents des membres du parti libéral Jörg Haider, dissolution du groupe Technique des Députés Indépendants (TDI) où figuraient des opposants déclarés au fédéralisme, adoption d’un dispositif de financement public des partis européens laissant une large part à l’arbitraire politique, ouverture des hostilités avec le Conseil pour la nomination du successeur de Romano Prodi à la présidence de la Commission, conflit avec Manuel Barroso lors de la constitution du nouveau Collège, etc. : le Parlement européen est sur tous les fronts dès lors que l’intégration est en cause.

Vers le coup d’État constitutionnel

Tous ces coups de force auxquels s’est livrée l’Assemblée de Strasbourg ne sont cependant rien à côté du « coup d’État constitutionnel » préparé depuis l’année 2000. Le projet de traité instituant une Constitution pour l’Europe apparaît comme la dernière expression de la croyance en la force rédemptrice du droit. Présenté comme une œuvre de refondation démocratique de l’Union européenne, ce « traité constitutionnel » est censé laver l’intégration européenne de son péché originel – le coup d’État contre les démocraties – alors même qu’il n’en est que la réédition.
La Convention n’était, au départ, qu’un organe consultatif ad hoc simplement chargé de défricher, en amont de la procédure de révision prévue par les traités, le terrain de la réforme des institutions européennes. Néanmoins, de leur côté, les conventionnels ont toujours soutenu que leur projet final aurait vocation à être intégralement repris par la Conférence intergouvernementale ouverte en octobre 2003, puis par le Conseil européen. Selon les propres termes du Président de la Convention, Valéry Giscard d’Estaing, le projet remis lors du Conseil européen de Thessalonique n’était pas « amendable », il devait « constituer le fondement d’un futur traité établissant une Constitution européenne ». Ainsi, violant ouvertement la lettre de la Déclaration de Laeken, les membres de la Convention ont-ils cherché à conférer un caractère contraignant à leur projet et, du même coup, ont tenté, avec une incontestable réussite, de se substituer à la CIG.
Cette démarche soi-disant démocratique apparaît, en réalité, doublement inacceptable. D’une part, en agissant de la sorte, les conventionnels ont usurpé une compétence majeure, la révision des traités, dont l’exercice appartenait exclusivement aux États membres. D’autre part, malgré les propos lénifiants sur le caractère démocratique – parce que prétendument transparent – de la procédure conventionnelle, et en dépit de l’intervention d’organisations issues de la « société civile », le fait est que, sauf à considérer la publication des travaux de la Convention sur Internet comme le nec plus ultra de la participation citoyenne, les peuples ne furent jamais impliqués dans le processus constituant.
Est-il dès lors exagéré de parler de coup de force pour qualifier l’acte des conventionnels, qui sans jamais avoir été directement mandatés par la voie du suffrage universel, ont préparé puis imposé aux chefs d’État et de gouvernement ce traité instituant une Constitution pour l’Europe ?
Certes, d’aucuns observeront peut-être que, le 18 juin 2004, le Conseil européen a librement adopté l’essentiel du projet préparé de la Convention, validant a posteriori la démarche de la Convention. Pour séduisante qu’elle soit, cette thèse, selon nous, ne tient pas dans la mesure où, s’ils sont effectivement compétents pour exercer le pouvoir de révision des traités, les représentants des États ne sont assurément pas les titulaires du pouvoir constituant. Les seuls dépositaires du pouvoir constituant au niveau européen – en l’absence d’un peuple européen, on ne saurait valablement parler de pouvoir constituant européen – sont naturellement les peuples. Par voie de conséquence, c’est uniquement à ces derniers qu’il appartenait d’ouvrir le processus constituant au niveau européen à travers, par exemple, l’élection d’une assemblée constituante.

La ratification du traité

Un constat identique prévaut en ce qui concerne l’adoption du traité. Si l’on s’accorde pour dire, avec Olivier Duhamel, que ce traité établissant une Constitution pour l’Europe est une Constitution, il aurait alors été normal, d’un point de vue démocratique, d’envisager une ratification par la voie référendaire sinon dans l’ensemble de l’Union européenne, du moins dans tous les États où cette procédure est juridiquement possible. Cette hypothèse n’ayant jamais été sérieusement envisagée, il faudra donc se satisfaire de ratifications qui auront lieu soit par la voie parlementaire, soit par la voie référendaire.
En France, le chef de l’État a « choisi » cette dernière option – dans la mesure où, contrairement à la lettre de la Loi fondamentale du 4 octobre 1958, la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité s’effectuera par la procédure du Congrès et non pas par la procédure référendaire, il aurait été incompréhensible que la loi de ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe ne soit pas, elle au moins, directement soumise au peuple...
Signe que les comportements hérités du passé ont cependant la vie dure, le climat dans lequel s’organise ce référendum n’est pas à proprement parler apaisé. En tout état de cause, il ne correspond guère à ce que l’on serait en droit d’attendre d’une consultation véritablement démocratique. Les formes constitutionnelles sont respectées, mais pour le reste il y aurait beaucoup à dire...
Tout d’abord, l’idée qu’un traité aussi important que celui instituant une Constitution européenne puisse faire l’objet d’une consultation populaire a trouvé de farouches adversaires. Un référendum étant, par définition, une « procédure risquée », Christian Philipp s’interroge, sans la moindre gêne, sur le fait de savoir s’il était opportun de « prendre le risque de mettre en péril la Constitution européenne ? La question mérite d’être posée (…) Perdre le référendum serait grave pour la France et pour l’Union »(12). Entre démocratie et intégration européenne, les cœurs parfois balancent... D’aucuns ont même rapporté que des proches du président de la République lui auraient conseillé de revenir sur le principe du référendum dans l’hypothèse où le non l’aurait emporté à l’issue de la consultation organisée par le Parti socialiste.
Ensuite, s’il n’a heureusement pas cédé à de telles pressions, le chef de l’État n’a cependant pas hésité à maximiser les chances de parvenir artificiellement au résultat escompté (la victoire au oui) au moyen de pratiques plus que contestables comme, par exemple, la modification « brutale » des conditions d’organisation du référendum : initialement annoncé pour le second semestre de l’année 2005, la consultation aura finalement lieu avant l’été « pour éviter qu’un lent grignotage du oui ne se renouvelle pas »(13).
Enfin, force est de constater que, la sérénité (ne parlons même pas d’objectivité) des débats – composante déterminante du caractère démocratique de toute consultation politique – laisse fortement à désirer. Le problème n’est pas tant que « tous les médias et tous les partis de gouvernement, sans oublier l’establishment politique fassent campagne pour le oui »(14), mais que les partisans du non soient à ce point stigmatisés par ceux-là même qui se présentent comme les garants de la démocratie.
Mais, en réalité, ces comportements traduisent moins un manque de culture démocratique qu’une attitude propre aux auteurs d’un coup d’État quel qu’il soit. Puisque rien ne saurait remettre en cause l’objectif fixé – l’approfondissement de l’intégration communautaire grâce à l’entrée en vigueur de la Constitution –, les partisans du traité, pour qui ce texte apparaît comme la dernière chance de conférer une nouvelle forme de légitimité à la construction européenne, ne reculent pas devant quelques « entorses » aux principes démocratiques. Qu’importe si la Constitution européenne n’a pas été élaborée par une assemblée spécialement désignée à cet effet au suffrage universel direct ou que l’on tente, plus ou moins habilement, de le soustraire à la procédure référendaire. Du moment que la Constitution européenne voie le jour...
Même si elle fait violence aux principes les plus élémentaires de la démocratie, la construction européenne prouve que coup d’État n’est pas obligatoirement synonyme de recours à la force. Elle montre surtout que, contrairement à ce que pourrait suggérer une interprétation décisionniste, le coup d’Etat ne peut plus être présenté comme l’ultime manifestation du politique. Dans le cas de l’intégration européenne, c’est le politique qui, saisi comme jamais par le droit, est, en dernière analyse, la cible désignée du coup d’État permanent.

Le politique a-t-il pour autant dit son dernier mot ? Il est trop tôt pour apporter une réponse à cette question. Les référendums à venir nous donneront sur ce point de précieuses indications : si, dans un État comme la France, le oui devait l’emporter, le politique serait effectivement sur le point rendre son dernier souffle ; en revanche, si le non devait être majoritaire au soir du référendum, on pourrait alors parler à juste titre d’un spectaculaire retour du politique dans la construction européenne, voire d’un coup d’État démocratique.. 

Patrick Longuet

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