Par Antoine Clapas
La réponse semble évidente. Pourtant, l’histoire montre que l’intervention de l’État peut être catastrophique. Encore faudrait-il examiner les principes qui régissent cet État : la politique de la langue révèle toute la politique.
D’abord, une mise au point. La politique de l’État concernant l’usage de la langue n’est pas survenue en France avant 1791. L’Ordonnance de Villers-Cotterêt concernait les actes administratifs, non les pratiques linguistiques des Français. En outre, en prescrivant que les actes officiels seraient désormais écrits « en langage maternel français », elle portait non pas sur les dialectes, mais sur le latin. D’ailleurs, d’autres décisions avaient été déjà promulguées auparavant en ce sens (l’une, de Charles VIII en 1490 ; celle de Louis XII, en 1510, demande que les actes et procès soient faits « en vulgaire et langage du païs »). La lettre patente de François Ier aux États du Languedoc, en 1531, stipule que les contrats doivent se passer « en langue vulgaire des contractants », expression que l’on retrouve dans l’ordonnance de 1535 à tout le royaume. Enfin, le premier Président du Parlement de Paris, ayant qualité d’enregistrer l’ordonnance de Villers-Cotterêts, a fourni l’explication suivante : « Il est écrit dans le texte : en langage maternel. Ceci veut dire : en idiome du pays. Ainsi les Français (d’oïl) doivent rédiger les actes en langage français, et les Occitans en langue vulgaire et dans l’idiome propre du pays, car s’il en était autrement, si les actes des Occitans devaient être écrits en français, l’obscurité serait trop grande ». Et en effet, comme l’écrit l’historien Marcel Decremps, « pour la majorité des gens du pays d’oc, le français n’était pas plus intelligible que le latin »(1). Il n’y a jamais eu chez François Ier l’intention de proscrire l’usage des dialectes. Le français s’était largement imposé aux fonctionnaires royaux du Midi dès avant 1589(2). De ce point de vue, entre monarchie et État jacobin moderne, il y a une profonde rupture, qui engage deux conceptions politiques radicalement opposées.
En effet, la monarchie ne tenait pas à se mêler des mœurs ; la France était « hérissée de libertés ». La pratique de la langue dépendait avant tout du peuple lui-même, éventuellement des écrivains et des universités. Le rôle de l’Académie française (1635) consiste surtout à encourager l’excellence en littérature et à produire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique. Elle correspond d’une part à la naissance de la lexicographie, et d’autre part, au temps des Remarqueurs, où Vaugelas tord le cou au « ains » au profit du « mais ». L’idéal de pureté et de rigueur qu’elle manifeste résulte de son osmose avec les critères littéraires et linguistiques qui s’imposent tout au long du XVIIe siècle : ceux du classicisme. Parmi les Académiciens, tous n’eurent pas l’écriture académique ; certains, comme Corneille, skiaient entre les règles. Aux XIXe et XXe siècles, la Coupole n’empêcha personne d’écrire ce qui lui plaisait : dans son dos se formèrent néologismes, archaïsmes, barbarismes, grossièretés, modernismes, quitte à ce que le dictionnaire en tire profit.
Sus au bas-breton
C’est de la Révolution que date la naissance de la politique étatiste de la langue, lieu où devait s’imposer la nouvelle anthropologie politique. Il y eut tout d’abord une pratique révolutionnaire du français, par la domination absolue de la rhétorique imprécative et judiciaire, que retrouveront plus tard les Bolcheviks. Il y eut dans la Révolution les indices d’une politique linguistique liée au mensonge d’État et à la pensée officielle, que l’on retrouvera, plus clairement, dans les pouvoirs totalitaires du XXe siècle. Sur ce point, nous renverrons notre lecteur aux travaux de Victor Klemperer(3). Il y eut enfin l’amorce d’une lutte contre les dialectes, qui demeura au centre de l’idéologie républicaine jusqu’aux années 1980. « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton… Le fanatisme parle basque » ; « Brisons ces instruments de dommage et d’erreur ». Ces discours de Barère et de l’abbé Grégoire rappellent l’égalitarisme niveleur et uniformisant que la Révolution n’eut pas le temps, ni la possibilité pratique d’imposer dans le domaine linguistique. Elle en eut en tout cas le projet, comme le montre le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (1794) du même abbé. La Révolution « fit de l’unité de la langue le principe de la nationalité. C’était la proscription de tous les langages maternels français » (Decremps). Parallè- lement à l’évolution économique et sociale de la France et à l’essor des transports, la IIIe République aggrava la disparition des langues locales(4) en en interdisant systématiquement l’enseignement, et en imposant l’unilinguisme.
L’État quand même
La politique de la langue ne devrait pas exister, ou tout au moins ne pas dépendre de l’État. La langue est elle-même politique, en ce sens qu’elle définit un peuple, et qu’elle révèle le mieux une nation, indépendamment de toute prescription. C’est au peuple lui-même qu’il revient d’assumer sa langue, de la pratiquer et de la faire vivre. Les meilleurs écrivains y contribuent(5), lorsque leurs œuvres lui font accomplir des possibilités qui n’existaient en elle qu’à l’état latent. Ce devrait être aussi la tâche du critique littéraire. Or, la littérature est de plus en plus soumise au commerce à la domination médiatique. Comme le dit Steiner, « le rôle du poète dans notre société et dans la vie des mots a fortement diminué »(6). Surtout, des besoins nouveaux sont apparus depuis cinquante ans, avec la déferlante de l’anglais dans toute l’activité économique et diplomatique. On a donc vu se multiplier les instances officielles comme le Conseil du langage scientifique (1952), le Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française (1966), sous l’autorité du Premier Ministre (et remplacé en 1984 par le Comité consultatif de la langue française), la Commission générale de terminologie et de néologie (1996), qui travaille en lien avec l’Académie et publie des listes de mots dans le Journal Officiel, etc.
Cette intervention de l’État, qu’il vaudrait mieux voir absente, est devenue nécessaire face à une globalisation qui parle un sous-jargon anglais, dont la langue anglaise est, selon les linguistes, la première victime. Mireille Huchon, dans sa très utile Histoire de la langue française, décrit les moyens qui permettraient de soutenir l’usage du français dans le monde (langue de 110 millions d’habitants et langue officielle de 30 pays) : une telle politique passe « par des moyens accrus à allouer aux services culturels à l’étranger dont certains ont été indûment fermés au siècle dernier, par l’augmentation des lecteurs français, par l’aide à la formation des professeurs, par le développement des bourses et des conditions d’accueil pour les étudiants étrangers »(7). Comme toujours, le tout est de le vouloir vraiment, et de ne pas s’enfermer dans les stratégies politiciennes.
Encore faut-il convenir que le nombre de locuteurs ne constitue qu’un aspect parmi d’autres pour décrire une langue. Ses différents usages, avec, au-dessus de tous, la vitalité de la poésie, reflètent le degré de civilisation d’un peuple donné. De même que Rome était contenue dans l’Énéide, l’Italie le fut dans la Commedia de Dante. La réflexion débouche alors sur un problème plus profond et difficile, le dangereux trio qui associe l’individualisme contemporain, le nihilisme et le désordre du langage(8).
En effet, la monarchie ne tenait pas à se mêler des mœurs ; la France était « hérissée de libertés ». La pratique de la langue dépendait avant tout du peuple lui-même, éventuellement des écrivains et des universités. Le rôle de l’Académie française (1635) consiste surtout à encourager l’excellence en littérature et à produire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique. Elle correspond d’une part à la naissance de la lexicographie, et d’autre part, au temps des Remarqueurs, où Vaugelas tord le cou au « ains » au profit du « mais ». L’idéal de pureté et de rigueur qu’elle manifeste résulte de son osmose avec les critères littéraires et linguistiques qui s’imposent tout au long du XVIIe siècle : ceux du classicisme. Parmi les Académiciens, tous n’eurent pas l’écriture académique ; certains, comme Corneille, skiaient entre les règles. Aux XIXe et XXe siècles, la Coupole n’empêcha personne d’écrire ce qui lui plaisait : dans son dos se formèrent néologismes, archaïsmes, barbarismes, grossièretés, modernismes, quitte à ce que le dictionnaire en tire profit.
Sus au bas-breton
C’est de la Révolution que date la naissance de la politique étatiste de la langue, lieu où devait s’imposer la nouvelle anthropologie politique. Il y eut tout d’abord une pratique révolutionnaire du français, par la domination absolue de la rhétorique imprécative et judiciaire, que retrouveront plus tard les Bolcheviks. Il y eut dans la Révolution les indices d’une politique linguistique liée au mensonge d’État et à la pensée officielle, que l’on retrouvera, plus clairement, dans les pouvoirs totalitaires du XXe siècle. Sur ce point, nous renverrons notre lecteur aux travaux de Victor Klemperer(3). Il y eut enfin l’amorce d’une lutte contre les dialectes, qui demeura au centre de l’idéologie républicaine jusqu’aux années 1980. « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton… Le fanatisme parle basque » ; « Brisons ces instruments de dommage et d’erreur ». Ces discours de Barère et de l’abbé Grégoire rappellent l’égalitarisme niveleur et uniformisant que la Révolution n’eut pas le temps, ni la possibilité pratique d’imposer dans le domaine linguistique. Elle en eut en tout cas le projet, comme le montre le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (1794) du même abbé. La Révolution « fit de l’unité de la langue le principe de la nationalité. C’était la proscription de tous les langages maternels français » (Decremps). Parallè- lement à l’évolution économique et sociale de la France et à l’essor des transports, la IIIe République aggrava la disparition des langues locales(4) en en interdisant systématiquement l’enseignement, et en imposant l’unilinguisme.
L’État quand même
La politique de la langue ne devrait pas exister, ou tout au moins ne pas dépendre de l’État. La langue est elle-même politique, en ce sens qu’elle définit un peuple, et qu’elle révèle le mieux une nation, indépendamment de toute prescription. C’est au peuple lui-même qu’il revient d’assumer sa langue, de la pratiquer et de la faire vivre. Les meilleurs écrivains y contribuent(5), lorsque leurs œuvres lui font accomplir des possibilités qui n’existaient en elle qu’à l’état latent. Ce devrait être aussi la tâche du critique littéraire. Or, la littérature est de plus en plus soumise au commerce à la domination médiatique. Comme le dit Steiner, « le rôle du poète dans notre société et dans la vie des mots a fortement diminué »(6). Surtout, des besoins nouveaux sont apparus depuis cinquante ans, avec la déferlante de l’anglais dans toute l’activité économique et diplomatique. On a donc vu se multiplier les instances officielles comme le Conseil du langage scientifique (1952), le Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française (1966), sous l’autorité du Premier Ministre (et remplacé en 1984 par le Comité consultatif de la langue française), la Commission générale de terminologie et de néologie (1996), qui travaille en lien avec l’Académie et publie des listes de mots dans le Journal Officiel, etc.
Cette intervention de l’État, qu’il vaudrait mieux voir absente, est devenue nécessaire face à une globalisation qui parle un sous-jargon anglais, dont la langue anglaise est, selon les linguistes, la première victime. Mireille Huchon, dans sa très utile Histoire de la langue française, décrit les moyens qui permettraient de soutenir l’usage du français dans le monde (langue de 110 millions d’habitants et langue officielle de 30 pays) : une telle politique passe « par des moyens accrus à allouer aux services culturels à l’étranger dont certains ont été indûment fermés au siècle dernier, par l’augmentation des lecteurs français, par l’aide à la formation des professeurs, par le développement des bourses et des conditions d’accueil pour les étudiants étrangers »(7). Comme toujours, le tout est de le vouloir vraiment, et de ne pas s’enfermer dans les stratégies politiciennes.
Encore faut-il convenir que le nombre de locuteurs ne constitue qu’un aspect parmi d’autres pour décrire une langue. Ses différents usages, avec, au-dessus de tous, la vitalité de la poésie, reflètent le degré de civilisation d’un peuple donné. De même que Rome était contenue dans l’Énéide, l’Italie le fut dans la Commedia de Dante. La réflexion débouche alors sur un problème plus profond et difficile, le dangereux trio qui associe l’individualisme contemporain, le nihilisme et le désordre du langage(8).
Antoine Clapas
1 : “La renaissance littéraire d’oc au XIXe siècle en pays gardois”, La France Latine, n°111, 1990. Nos citations sont ici tirées de cet article.
2 : Joël Cornette : “Et François Ier imposa la langue officielle”, L’Histoire, n°248 (2000).
3 : LT1, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996.
4 : Quoi qu’en disent des historiens partisans comme Anne-Marie Thiesse et Jean-François Chanet, qui sous-estiment la spécificité égalitariste du dogme républicain. Au principe « une nation, une langue » de l’État-nation moderne répond celui du Chancelier Michel de l’Hospital : « la division des langues ne fait pas la séparation des royaumes ».
5 : Outre ses œuvres romanesques, voir Le Sentiment de la langue (La Table Ronde) de Richard Millet.
6 : Langage et silence, 10/18, 1999, p. 63.
7 : Histoire de la langue française, Livre de Poche Références, 2002, p. 283.
8 : Cf. numéro 2 des Épées..