Par Antoine Clapas et David Foubert
Le besoin se fait sentir d'une réflexion sur le sens du royalisme aujourd'hui. Ce n'est pas certes, que manquent les outils intellectuels. Mais chaque période a besoin d'interroger le sens des convictions et des positions politiques, pour les remettre en cause, les mesurer, les approfondir ou les exalter. Le royalisme ne saurait échapper à cette loi, qui est celle du temps humain. Depuis ses débuts, les Épées ont entrepris cette réflexion. Cependant, cette nouvelle rubrique est destinée à la préciser. Précisons que les auteurs et les questions abordées étant différents, on ne trouvera pas ici un traité systématique : plutôt une sorte d'enquête ou de laboratoire.
La question d’une tenue de l’être face aux forces de décadence et de destruction se pose depuis toujours : il n’est que d’aborder Socrate, à travers ses témoins, de lire Thucydide, ou bien, moins éloignés dans le temps, Taine et Daniel Halévy, il n’est que de lire aujourd’hui Jean-Louis Harouel ou Jean-François Mattéi pour se rendre compte que notre discours est précédé ou accompagné d’une infinité d’autres discours, pour désigner l’éternel effort que l’homme déploie pour ne pas périr ou ne pas se déshonorer. Cette tenue, quelque éprouvante qu’elle soit, ne suffit pas. Un combat doit être mené. Mais toute réaction y dispose-t-elle ?
Les derniers
Se produit en effet une transpiration épistémologique de la gauche sur la droite : on déconstruit la décadence, on analyse les maux, on se complaît même parfois dans les constats morbides et inquiétants, pour se proclamer finalement les derniers de quelque chose de beau. Il y a dans cette évolution un danger : à tenir un discours aussi critique, on ne reconnaît plus forcément les prémices qui le fondent, et à partir de quoi il faut construire. La description des sinistres, aussi ravageurs qu’ils soient, perturbe la vue sur ce que la réalité offre de positif et de bon. En un mot, les idées décrites comme réactionnaires se perdent dans une mentalité de perdants et de défaitistes qui n’attendent que la mort. La lucidité s’y perd, l’inaction prend naturellement le relais. On le voit particulièrement parmi les catholiques, qui hésitent à considérer les liens qui associent la situation faite au christianisme et la nature et l’esprit des institutions. Ils refusent souvent d’investir le champ politique, et la Cité se construit évidemment contre les conditions nécessaires à l’épanouissement de la foi chrétienne. À décrire nos sociétés comme des camps de concentration qui s’ignorent, comme y invite un certain esprit situationniste passé à droite, à ne voir partout que du totalitarisme et de l’apocalypse, ou du globalisme lui-même globalisant, on risque de servir le bourreau et de désespérer le peuple, ce qui correspond bien à la dernière forme de l’irresponsabilité.
L’on s’enferme alors dans une imagerie dorée pour se créer une position confortable et en fin de compte paresseuse – elle s’inspire le plus souvent d’un passé recomposé et imaginaire (il faut lire à ce sujet l’ouvrage de Raoul Girardet sur Les mythes politiques, celui de l’unité en l’occurrence). La sécurité par le mythe, voilà le mal dont, parfois, de jeunes « réacs » peuvent dépérir, voire, mourir.
N’y aurait-il donc plus qu’à gémir, dans ce bas monde ? L’épouvantable Shoah aurait-elle eu raison de tout homme ? Qu’allons-nous faire des nouveaux-nés ? Au contraire, le moindre mal doit encourager à tenir et à se battre avec toutes les armes qui se présentent, au nom de ce que les morts ont laissé de meilleur aux vivants, et de ce que les vivants peuvent apporter de bon à leurs successeurs. Maintenant que les régimes totalitaires sont morts ou moins nombreux, que le danger communiste est écarté, que le libéralisme est en butte à des critiques tantôt justes, tantôt aveugles, que la République répudie son jacobinisme fondateur et que les valeurs démocratiques vivent une crise sans précédent, une belle avenue s’offre à tous ceux qui ne peuvent pas oublier qui ils sont, ni d’où ils viennent.
Le monde à découvrir
Quoique nous vivions dans une époque de très basses eaux, la réalité montre des initiatives dans les domaines les plus divers, qui sont autant de preuves d’une vitalité française, peut-être d’une possibilité de renaissance. Tant d’un point de vue politique que culturel et religieux, il convient de travailler sans relâche et de soutenir les initiatives qui se créent. Affronter le monde demande une plus grande prise de risque que de grogner entre amis déjà convaincus ou au cours de réunions d’initiés. Cela demande plutôt une recherche exigeante sur le monde actuel et une participation à la vie de la cité : ce que Les Épées s’efforcent de faire. C’est pour cela qu’elles ont leur mot à dire sur l’architecture et l’urbanisme contemporains, sur l’enseignement, le fait religieux, sur tout ce qui constitue aujourd’hui la vie de la France et du monde.
Trop souvent l’enfermement dont se plaignent beaucoup (« nous sommes boycottés par la presse ») est le produit d’un retrait volontaire. Au lieu de se considérer soi-même comme un paria, un maudit qui pense et agit sous l’ombre d’un complot planétaire, il vaut mieux prendre le risque, trouver la bonté d’un engagement qui est la liberté même, et s’inscrire dans le paysage. Trop souvent, le manichéisme des uns répond à celui des autres, et la peur, la fermeture, la sclérose s’instaurent. A contrario, nous ne haïssons personne ; sans tomber dans l’angélisme, nous sommes enclins à reconnaître chaque Français comme un frère, et à considérer chaque homme comme une image de Dieu à qui l’on peut s’adresser. Notre œuvre est d’amour : la France que nous voulons défendre n’est pas le rempart de notre résidence secondaire. Nous ne sommes pas des réactionnaires ; nous nous efforçons, tout au plus, d’être des politiques, et des serviteurs loyaux.
Nouveaux Politiques ?
Notre combat cherche à se nourrir d’un sage réalisme politique, d’un examen exact des causes, des faits, des idées et des mentalités, en tenant compte de tous les apports nécessaires, qu’ils viennent de l’anthropologie, de la sociologie ou de la psychologie, pour peu que l’on apprenne quelque chose d’intéressant et que nous ayons véritablement notre mot à dire. En ce sens, nous ne sommes pas des partisans ni des coupeurs de tête. Nous n’avons pas perdu en 1456, en 1789, en 1945, ni en 1962 : non seulement en raison des césures générationnelles, mais aussi grâce au simple renouvellement et de la vie libre des idées. Par rapport aux divers conflits qui ont opposé tant de personnes, les possibilités d’interprétation sont d’autant plus ouvertes que l’historicisation s’effectue : nous ne vivons pas comme un fait contemporain la chute de Louis-Philippe. Certes, nous sommes comptables de toute notre histoire, belle ou maudite, que nous l’aimions ou la critiquions. Mais les haines et les responsabilités ne nous reviennent pas comme un lot d’amertumes logiquement et étroitement cumulées pour écraser nos épaules et nous interdire de respirer. Par rapport aux événements qui ont quarante ou cinquante ans, notre génération est évidemment vierge ; il n’est pas certain que nous eussions tous fait les mêmes choix. Par exemple, nous ne prétendons assumer de Maurras (comme de tout autre penseur) que ce qui paraît pertinent et constructif pour notre époque.
Comprendre notre monde, l’aimer quand il le faut, identifier sérieusement les sujets de plainte et de scandale, proposer des solutions théoriques et pratiques, telle est notre tâche. Les maux sont nombreux, voire catastrophiques. L’esprit égalitaire et utopique, la dictature de l’Usure, la mise en publicité de tout ce qui existe, le prodigieux ennui qui tombe comme un couvercle sur des millions de têtes, le désengagement en tout, une certaine forme de bêtise traduisent diversement la perte de l’instinct civilisateur, la disparition d’une confiance élémentaire, celle qui fait vivre. N’avons-nous donc pas un rôle à jouer face à tout cela ? Boutang avait bien raison de répéter que tout se pouvait retrouver (non répéter) grâce aux enfants ; les générations à venir pourront reconquérir une part du sens qui a si nettement fait faillite dans notre monde soi-disant éclairé. Du moins doivent-elles être accompagnées et guidées par l’instinct du beau, du noble, par tout ce qui a façonné la part positive des siècles passés (quels qu’ils soient) et qui nourrit le monde présent, y compris chez ceux qui relèvent d’autres camps et d’aucun camp. Dans quelles affres de tourments l’on risque de plonger la jeunesse qui s’interroge, si du réel nous ne lui faisons connaître que le désastre et le dégoût ! Que deviennent les mots patrie, honneur, loyauté, légitimité, ces antiques vertus devenues chrétiennes et qui nourrirent séculairement la morale commune de la France, si nous ne les accordons pas aux conditions de ce temps ? Il n’y a pas de tâche plus urgente, ni plus belle.