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Les Epées - Page 124

  • N°8 - Entretien avec Daniel Lindenberg

    Quel était votre objectif en publiant ceRappel à l’ordrequi a tellement inquiété l’intelligentsia parisienne ?

    C’était précisément de cartographier des idées de cette intelligentsia, ce qui n’avait pas été fait depuis longtemps. J’ai préféré à une pseudo sociologie, tenter de m’intéresser à ce que dit cette intelligentsia, aux idées, aux valeurs. Je pense qu’une douzaine d’années après la fin de l’hégémonie marxiste et la chute du monde communiste, il y avait de nouvelles choses à dire, dont j’ai essayé de dégager les lignes de force.

    Aviez-vous des modèles à l’esprit en écrivant ce livre, des textes plus anciens suivant une démarche comparable ?

    Sinon à des modèles, je pense à tout ce qui s’est écrit sur le parti intellectuel, dans la mouvance de Péguy, sans être forcément d’accord avec sa vision des choses. Et puisqu’on parle de la mouvance de Péguy, on peut évoquer l’ombre de Benda ; je l’ai d’ailleurs vu après que des gens ont dit que j’avais plus ou moins voulu refaire La Trahison des clercs. Mais je ne pense pas avoir eu de modèle à proprement parler. Je suis un historien des idées. Je suivais une méthode que j’avais moi-même utilisée dans Les années souterraines, qui consiste à repérer des réseaux, des ponts, des passerelles un peu cachés entre les différents courants de pensée. Surtout les courants de pensée dominés, mais cependant actifs, parfois secrètement très influents. J’ai voulu, à mes risques et périls bien entendu, poursuivre ça pour l’actualité.

    Précisément, le fait de déceler des choses cachées, peu lisibles, est-ce que ce n’est pas de là que viennent la plupart des critiques qui vous ont été faites, du reproche de rattacher ensemble des choses qui n’avaient pas vocation à l’être ?

    Si on cherche à déceler des réseaux, des lignes, des chemins qui ne sont pas visibles comme en géographie, lorsqu’on regarde les traces d’un paysage rural ancien avec des photos aériennes, etc. Chercher ce qui est caché passe souvent pour quelque chose de type policier, et en effet, il y a un point commun entre le travail de la police et l’histoire intellectuelle, il faut chercher, et parfois relier les choses entre elles. Mais ça n’a rien de déshonorant, et au fond, c’est tout à fait différent.

    À ce propos, votre démarche se voulait-elle celle d’un homme de science ou celle d’un militant ?

    Pas d’un militant en tout cas, pas dans ce livre. Oui, là aussi, sans me prendre pour qui je ne suis pas, la notion de spectateur engagé me convient. J’ai utilisé des lectures, des connaissances, etc. Ce qu’on peut presque appeler l’esquisse d’une méthode. Après à chacun d’en tirer les conclusions qu’il veut pour le militantisme.

    Pensez-vous que votre ouvrage aidera à une recomposition du paysage intellectuel français ?

    Il n’appartient pas à un livre d’analyses, même s’il retient l’attention publique, de recomposer le paysage. Il peut cependant accélérer les choses. Je suis maintenant certain que la polémique qui a eu lieu a eu pour conséquence, peut-être imprévue et non souhaitée des acteurs de cette petite comédie, de ce petit drame, de leur faire prendre conscience qu’ils formaient un groupe, une manière d’école de pensée. Pour prendre un exemple, l’argument massue était de dire que Houellebecq et Dantec étaient des hommes de lettres qui n’avaient rien à voir avec le politique, avec l’idéologie, etc. Or, il faut maintenant constater l’inverse, notamment dans le dernier livre de Dantec où il se reconnaît les amis que je lui ai assignés. De ce point de vue, sans savoir si j’ai favorisé cette recomposition, on doit reconnaître qu’elle est là.

    Mais ces nouveaux réactionnaires ne sont-ils pas des réactionnaires tout court ? Je pense notamment à Houellebecq qui au fond n’a de nouveau que la qualificatif que vous voulez bien lui-donner si l’on considère que son premier ouvrage, sa biographie de Lovecraft était déjà franchement réactionnaire.

    Ce que vous dites pose plusieurs problèmes : problème méthodologique et problème de fond, d’analyse politique des œuvres. Comme vous l’avez vu, l’une de mes hypothèses, c’est que la contre-culture peut se rattacher à la grande tradition réactionnaire américaine ; à cet imaginaire fantastique qui remonte à Edgar Poe et dont Lovecraft est un des avatars. Il est évident que Lovecraft est authentiquement un auteur réactionnaire, au sens fort du mot. Et Houellebecq l’a bien vu qui lui a consacré un ouvrage. Pourtant, si je ne pouvais pas ne pas constater que pendant toute une période de sa vie, Houellebecq s’est situé dans une mouvance d’extrême-gauche, anti-mondialisation, anti-libérale. Je sais bien que l’anti-libéralisme est quelque chose d’extrêmement polysémique politiquement. Mais il écrivait quand même dans L’Humanité. Cela pose d’ailleurs un problème que je n’ai pas vraiment abordé dans mon livre, le fait que les choses ne sont pas si logiques que ça dans le positionnement des intellectuels et, en particulier, des écrivains français de gauche. C’est comme Aragon qui a toujours été barrésien quelque part et qui n’en est pas moins le modèle de l’écrivain communiste.

    Il y a pourtant une erreur dans mon livre, qui m’a été révélée par l’intéressé lui-même. C’est de dire que Renault Camus n’est pas un nouveau réactionnaire : or il m’a dit lui-même venir de la gauche socialiste des années 80, et revendique hautement (l’un des rares) l’étiquette de nouveau réactionnaire.

    Cette cristallisation réactionnaire, vous apparaît-elle, sur le plan des idées, comme une menace ?

    Non, pas du tout. C’est pourtant ce qu’on a voulu me faire dire. Quelqu’un comme Finkielkraut, qui occupe une place assez centrale dans mon livre, a mené l’attaque, en disant que je ne faisais rien d’autre que de présenter un nouvel anti-fascisme. Il voulait absolument me faire dénoncer, comme étaient censées le prouver mes allusions sournoises aux années trente, un nouveau fascisme en préparation derrière ce label apparemment innocent de nouveau réactionnaire. En fait, il n’en est absolument rien : le concept de fascisme n’a jamais été vraiment explicité, c’est un concept polémique. Je suis d’accord avec François Furet sur les ambiguïtés de ce fascisme dans lequel on fourre absolument tout, Hitler, Mussolini, Franco, Drieu et n’importe qui dès lors qu’on ne l’aime pas. Cela devient la figure du mal. Mais je ne me sers pas du tout de ce tocsin là. Je n’ai pas voulu dire qu’il y avait une menace, mais seulement qu’il y avait un changement. Les jours du grand optimisme progressiste, où l’on pensait que la démocratie, les droits de l’homme avaient triomphés, la fin de l’histoire, etc. sont terminés. On est dans autre chose où réapparaissent des éléments enfouis de la culture politique de droite. C’est Rosanvallon, qui, stupéfait après la découverte de Dantec chez Gallimard, m’avait lancé sur le sujet. En creusant, j’ai vu que l’hypothèse était valide, topique. On pouvait voir que partout, plus ou moins consciemment s’opérait un retour de la culture contre-révolutionnaire européenne notamment par la médiation de Carl Schmitt. C’est vraiment le “logiciel Carl Schmitt” qui a permis cette évolution.

    Justement, puisqu’il y a évolution, quelle est la cause de cette convergence ?

    Comme la nature, le monde intellectuel a horreur du vide. Or l’effondrement du marxisme, qui a été dominant pendant très longtemps, même si ce n’était qu’un marxisme imaginaire l’échec complet de cette révolution des droits de l’homme des années 80 de cette fin de l’histoire, le retour des guerres en Europe, la montée du terrorisme, le 11 septembre et, in fine, le dernier choc politique des élections ; tout ça a laissé une place vide. Il y a désormais quelque chose qui invite les intellectuels à changer complètement leur optimisme progressiste contre une autre posture. On assiste en ce moment à une redécouverte qui débouchera forcément, chez la plupart des gens dont je parle, à une reconnaissance de ce qu’ils sont. Ils seront alors dans une culture diamétralement opposée à ce qui a bercé leur jeunesse. Aujourd’hui, il suffit de prononcer le nom de Charles Maurras pour avoir une réaction pavlovienne de la part de gens qui, sans le connaître, savent que “c’est pas bien”, et ne veulent pas y être assimilés. Alors que parfois les mêmes reprennent littéralement des argumentaires que l’on peut trouver dans cette œuvre que vous connaissez bien… Un jour, ils oseront paraître ce qu’ils sont, pour paraphraser Bernstein sur la social-démocratie.

    Propos recueillis par Frédéric Rouvillois et David Foubert
    Photo Louis Monier
     

  • N°8 - « Moi, l’homme le plus réactionnaire du monde »

    Par Antoine Foncin 

    Les “nouveaux réactionnaires”, de l’aveu même de leur inventeur et exégète Daniel Lindenberg(1), font un peu pâle figure face au lyrisme offensif et à la verve destructrice d’un Léon Bloy, « entrepreneur en démolition », ou d’un autre Léon, le Léon Daudet des Morticoles. Sans aucun doute, il a raison : les “anciens” réactionnaires – dont nous allons voir en quoi ils ne sont pas exactement (ou peut-être pas encore) les pères des nouveaux – ne se sont pas contentés d’assener des évidences à l’allure faussement iconoclastes comme « Jacques Prévert est un con »(2). Ces gracieusetés sont très pauvres il est vrai à côté de l’horreur concentrée, du rire vengeur et de l’implacable imagination qui sont comme l’allure naturelle, la guise du polémiste de l’Action française. L’alliance immémoriale du rire hyperbolique et de la réaction(3) est pleinement consacrée par le “polygélaste” Daudet dans ses souvenirs(3), où il se dépeint ainsi :

    « Cet Américain avait bien raison qui demandait, en parlant de moi, à un huissier de la Chambre, de lui montrer le siège de “l’homme le plus réactionnaire du monde”… in the world. Je suis tellement réactionnaire que j’en perds quelquefois le souffle. » L’aveu est complété immédiatement par ce commentaire très significatif : « Toute la vilenie, toute la bêtise, des hommes et des choses se résument pour moi dans le terme de démocratie. »

    Pour une part, bien sûr, Léon Daudet rejoint ce que D. Lindenberg appelle « l’éternelle contre-révolution », dont le mot réaction n’est qu’une traduction polémique, un néologisme selon Littré. La critique de la démocratie niveleuse, ne produisant que laideur et médiocrité, faisant de la guerre civile un principe de gouvernement, à la fois belliqueuse et incapable de protéger la Nation contre les appétits que suscite à l’extérieur le spectacle de sa faiblesse, Daudet la fait naturellement sienne et l’orchestre puissamment. Qu’elle fasse partie aussi du corpus maurrassien ne signifie par ailleurs nullement qu’elle constitue une dogmatique, mais une tradition vivante aux sources multiples dont Maistre, Bonald ou Maurras ne sont que des expressions privilégiées.

    L’exemple de Daudet démontre bien que l’attitude réactionnaire ne procède pas d’une dogmatique, mais du refus de la dogmatique (politique, bien entendu). Quelles que soient les formes qu’elle peut prendre – nous les retrouverons un peu plus loin – son premier mouvement est toujours celui d’une révolte intérieure contre les deux postulations apparemment antagonistes, mais nécessairement liées, du système démocratique, qui en font un système d’enfermement.

    Dialectique funeste

    La première postulation est celle du libéralisme : révolutionnaires et libéraux-conservateurs s’accordent nécessairement, les premiers pour démembrer l’héritage national(4), les seconds pour en vendre les débris. Deux passions s’affrontent dans une dialectique sans fin dans laquelle périt le Bien Commun : la peur, celle des possédants, prêts à presque tout concéder à l’adversaire, sauf la possession des richesses, pourvu qu’ils puissent profiter des bouleversements qu’il opère, et l’envie, celle des révolutionnaires et socialistes de toute obédience, qui les pousse à la confiscation violente. Daudet s’étonne déjà de ce qu’un tel système n’ait pas encore eu raison de la France !

    La seconde postulation est la crispation totalitaire dont Daudet, né au cœur du système, a avant presque tous les autres dénoncé le péril et qui a alimenté sa première révolte, celle des Morticoles. La démocratie cette fois persuade les hommes du caractère nécessaire et “scientifique” de sa domination en s’appuyant (ce fut le cas dans la France des années 1880) sur l’histoire naturelle et sur une conception dogmatique de l’Evolution. Combinant dans une unité oppressive une morale néo-kantienne et le pessimisme de Schopenhauer, elle institutionnalisait un néo-lamarckisme  dont les conséquences sur l’hygiène sociale et raciale seront reprises, combinées cette fois avec la notion weissmannienne de  pureté du germen, par le socialisme allemand des années 1930 ! Une telle perspective a certes de quoi étonner Daniel Lindenberg, qui pose sans détour et sans preuve que les « fantasmes scientistes […] sont compatibles avec Maurras » et donc, probablement, avec la pensée de Daudet. Il est certain au contraire que loin d’être « antirépublicaine » comme il l’affirme, la sociobiologie(5) (mot par ailleurs inadapté à une époque où la biologie n’était pas née) a bien servi de transcendance de substitution aux formes les plus totales de la démocratie. L’affaire Lyssenko suffit à le montrer. 

    Pour s’échapper hors de ces cercles infernaux, Daudet, réactionnaire conscient, a recours aux forêts de l’imaginaire. Exemplaire encore en cela, sa révolte prend spontanément deux formes. La première, la plus attendue, est destructrice. Elle emploie toutes les ressources de l’ironie et de la caricature pour dénoncer, précisément, les « fantasmes scientistes » et les terribles conséquences pour l’humanité des doctrines et des illusions de la démocratie. Jusqu’à « perdre le souffle ». Et, parallèlement, il construit une contre-théorie, non fondée sur des concepts qui opposeraient l’abstrait à l’abstrait, mais sur ce qui précisément  a permis la révolte, une « liberté substantielle et élémentaire », selon l’expression de Jünger, qui aurait pu s’inspirer de Léon Daudet pour définir son Waldgänger. être libre, c’est avant tout pour lui « se penser libre » et voir le monde selon la liberté. « La liberté est à l’origine de toutes ces nécessités qui nous terrifient »(6), écrit-il encore. Et il commence, toujours selon la liberté, l’exploration des lois du Monde des Images (1916), dont il tire de quoi achever sa critique de la démocratie comme doctrine inhumaine et de mort.

    Quel ordre ?

    C’est à vrai dire cette double attitude – destructive et constructive – qui fait de lui le redoutable polémiste que l’on connaît, qui caractérise aussi le réactionnaire dont il sait très tôt représenter surabondamment le type. Et non une nostalgie obsessionnelle d’un ordre et d’une autorité disparus (où D. Lindenberg voit curieusement le secret tropisme de l’anarchiste de droite). Il sait, avec Maurras, que l’ordre « n’est qu’un moyen, un point de départ »(7) et, avec Saint-Exupéry, que l’« ordre pour l’ordre est la caricature de la vie »(8). Pour lui, seule une vision du monde selon la liberté, c’est à dire dégagée des abstractions du nombre et de l’égalité universelle, permet de reconnaître puis de mettre en œuvre les hiérarchies naturelles, non à travers les stéréotypes et les analogies mal maîtrisées de l’organique, mais telles qu’elles existent dans l’imaginaire commun des peuples et des nations et telles, surtout, qu’elles se sont incarnées dans une histoire.

    Comme Daudet, le réactionnaire – il lui importe peu, on le comprend désormais, que ce nom lui soit donné, puisqu’il consacre assez bien le mouvement, il échappe à la servitude de l’erreur et la combat en retour – est celui qui a reconnu une fois pour toutes le caractère sacré des liens immémoriaux qui unissent la cité à elle-même. Un amour inquiet le porte à les retisser sans cesse quand le mal et la mort cherchent à les dissoudre(9). Car il sait que les principes et les ordres qui ont fondé une Nation sont ceux qui continuent à la faire vivre. Ce qu’aucune constitution, aucun artifice politique ou législatif, quelle que puisse être leur utilité circonstancielle, ne peuvent obtenir de façon durable.

    Il en est de même à vrai dire de tous les « rappels à l’ordre » (mais quel ordre ?) dont est jalonnée en vain l’histoire de la démocratie, si du moins ils ne se proposent que son aménagement dans un sens autoritaire, aristocratique ou simplement “droitier”. Elle a déjà démontré – Daudet en témoigne à propos de Clemenceau et de la Chambre Bleu-horizon qu’elle était capable de les digérer et de les rejeter, non seulement à cause de la médiocrité et de la bêtise de son personnel, mais surtout par la nocivité propre de ses principes et de ses institutions.

    La réaction ne saurait donc être une nouvelle posture à l’intérieur du système. Elle requiert un déplacement(10) radical, une ferveur absolue, sans détour ni retour et pourtant, dans sa part constructive, entièrement “archique” et ordonnée. Léon Daudet a raison de penser qu’il représente à cet égard un exemple parmi les plus achevés.
     
     
    Antoine Foncin