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N°8 - Entretien avec Daniel Lindenberg

Quel était votre objectif en publiant ceRappel à l’ordrequi a tellement inquiété l’intelligentsia parisienne ?

C’était précisément de cartographier des idées de cette intelligentsia, ce qui n’avait pas été fait depuis longtemps. J’ai préféré à une pseudo sociologie, tenter de m’intéresser à ce que dit cette intelligentsia, aux idées, aux valeurs. Je pense qu’une douzaine d’années après la fin de l’hégémonie marxiste et la chute du monde communiste, il y avait de nouvelles choses à dire, dont j’ai essayé de dégager les lignes de force.

Aviez-vous des modèles à l’esprit en écrivant ce livre, des textes plus anciens suivant une démarche comparable ?

Sinon à des modèles, je pense à tout ce qui s’est écrit sur le parti intellectuel, dans la mouvance de Péguy, sans être forcément d’accord avec sa vision des choses. Et puisqu’on parle de la mouvance de Péguy, on peut évoquer l’ombre de Benda ; je l’ai d’ailleurs vu après que des gens ont dit que j’avais plus ou moins voulu refaire La Trahison des clercs. Mais je ne pense pas avoir eu de modèle à proprement parler. Je suis un historien des idées. Je suivais une méthode que j’avais moi-même utilisée dans Les années souterraines, qui consiste à repérer des réseaux, des ponts, des passerelles un peu cachés entre les différents courants de pensée. Surtout les courants de pensée dominés, mais cependant actifs, parfois secrètement très influents. J’ai voulu, à mes risques et périls bien entendu, poursuivre ça pour l’actualité.

Précisément, le fait de déceler des choses cachées, peu lisibles, est-ce que ce n’est pas de là que viennent la plupart des critiques qui vous ont été faites, du reproche de rattacher ensemble des choses qui n’avaient pas vocation à l’être ?

Si on cherche à déceler des réseaux, des lignes, des chemins qui ne sont pas visibles comme en géographie, lorsqu’on regarde les traces d’un paysage rural ancien avec des photos aériennes, etc. Chercher ce qui est caché passe souvent pour quelque chose de type policier, et en effet, il y a un point commun entre le travail de la police et l’histoire intellectuelle, il faut chercher, et parfois relier les choses entre elles. Mais ça n’a rien de déshonorant, et au fond, c’est tout à fait différent.

À ce propos, votre démarche se voulait-elle celle d’un homme de science ou celle d’un militant ?

Pas d’un militant en tout cas, pas dans ce livre. Oui, là aussi, sans me prendre pour qui je ne suis pas, la notion de spectateur engagé me convient. J’ai utilisé des lectures, des connaissances, etc. Ce qu’on peut presque appeler l’esquisse d’une méthode. Après à chacun d’en tirer les conclusions qu’il veut pour le militantisme.

Pensez-vous que votre ouvrage aidera à une recomposition du paysage intellectuel français ?

Il n’appartient pas à un livre d’analyses, même s’il retient l’attention publique, de recomposer le paysage. Il peut cependant accélérer les choses. Je suis maintenant certain que la polémique qui a eu lieu a eu pour conséquence, peut-être imprévue et non souhaitée des acteurs de cette petite comédie, de ce petit drame, de leur faire prendre conscience qu’ils formaient un groupe, une manière d’école de pensée. Pour prendre un exemple, l’argument massue était de dire que Houellebecq et Dantec étaient des hommes de lettres qui n’avaient rien à voir avec le politique, avec l’idéologie, etc. Or, il faut maintenant constater l’inverse, notamment dans le dernier livre de Dantec où il se reconnaît les amis que je lui ai assignés. De ce point de vue, sans savoir si j’ai favorisé cette recomposition, on doit reconnaître qu’elle est là.

Mais ces nouveaux réactionnaires ne sont-ils pas des réactionnaires tout court ? Je pense notamment à Houellebecq qui au fond n’a de nouveau que la qualificatif que vous voulez bien lui-donner si l’on considère que son premier ouvrage, sa biographie de Lovecraft était déjà franchement réactionnaire.

Ce que vous dites pose plusieurs problèmes : problème méthodologique et problème de fond, d’analyse politique des œuvres. Comme vous l’avez vu, l’une de mes hypothèses, c’est que la contre-culture peut se rattacher à la grande tradition réactionnaire américaine ; à cet imaginaire fantastique qui remonte à Edgar Poe et dont Lovecraft est un des avatars. Il est évident que Lovecraft est authentiquement un auteur réactionnaire, au sens fort du mot. Et Houellebecq l’a bien vu qui lui a consacré un ouvrage. Pourtant, si je ne pouvais pas ne pas constater que pendant toute une période de sa vie, Houellebecq s’est situé dans une mouvance d’extrême-gauche, anti-mondialisation, anti-libérale. Je sais bien que l’anti-libéralisme est quelque chose d’extrêmement polysémique politiquement. Mais il écrivait quand même dans L’Humanité. Cela pose d’ailleurs un problème que je n’ai pas vraiment abordé dans mon livre, le fait que les choses ne sont pas si logiques que ça dans le positionnement des intellectuels et, en particulier, des écrivains français de gauche. C’est comme Aragon qui a toujours été barrésien quelque part et qui n’en est pas moins le modèle de l’écrivain communiste.

Il y a pourtant une erreur dans mon livre, qui m’a été révélée par l’intéressé lui-même. C’est de dire que Renault Camus n’est pas un nouveau réactionnaire : or il m’a dit lui-même venir de la gauche socialiste des années 80, et revendique hautement (l’un des rares) l’étiquette de nouveau réactionnaire.

Cette cristallisation réactionnaire, vous apparaît-elle, sur le plan des idées, comme une menace ?

Non, pas du tout. C’est pourtant ce qu’on a voulu me faire dire. Quelqu’un comme Finkielkraut, qui occupe une place assez centrale dans mon livre, a mené l’attaque, en disant que je ne faisais rien d’autre que de présenter un nouvel anti-fascisme. Il voulait absolument me faire dénoncer, comme étaient censées le prouver mes allusions sournoises aux années trente, un nouveau fascisme en préparation derrière ce label apparemment innocent de nouveau réactionnaire. En fait, il n’en est absolument rien : le concept de fascisme n’a jamais été vraiment explicité, c’est un concept polémique. Je suis d’accord avec François Furet sur les ambiguïtés de ce fascisme dans lequel on fourre absolument tout, Hitler, Mussolini, Franco, Drieu et n’importe qui dès lors qu’on ne l’aime pas. Cela devient la figure du mal. Mais je ne me sers pas du tout de ce tocsin là. Je n’ai pas voulu dire qu’il y avait une menace, mais seulement qu’il y avait un changement. Les jours du grand optimisme progressiste, où l’on pensait que la démocratie, les droits de l’homme avaient triomphés, la fin de l’histoire, etc. sont terminés. On est dans autre chose où réapparaissent des éléments enfouis de la culture politique de droite. C’est Rosanvallon, qui, stupéfait après la découverte de Dantec chez Gallimard, m’avait lancé sur le sujet. En creusant, j’ai vu que l’hypothèse était valide, topique. On pouvait voir que partout, plus ou moins consciemment s’opérait un retour de la culture contre-révolutionnaire européenne notamment par la médiation de Carl Schmitt. C’est vraiment le “logiciel Carl Schmitt” qui a permis cette évolution.

Justement, puisqu’il y a évolution, quelle est la cause de cette convergence ?

Comme la nature, le monde intellectuel a horreur du vide. Or l’effondrement du marxisme, qui a été dominant pendant très longtemps, même si ce n’était qu’un marxisme imaginaire l’échec complet de cette révolution des droits de l’homme des années 80 de cette fin de l’histoire, le retour des guerres en Europe, la montée du terrorisme, le 11 septembre et, in fine, le dernier choc politique des élections ; tout ça a laissé une place vide. Il y a désormais quelque chose qui invite les intellectuels à changer complètement leur optimisme progressiste contre une autre posture. On assiste en ce moment à une redécouverte qui débouchera forcément, chez la plupart des gens dont je parle, à une reconnaissance de ce qu’ils sont. Ils seront alors dans une culture diamétralement opposée à ce qui a bercé leur jeunesse. Aujourd’hui, il suffit de prononcer le nom de Charles Maurras pour avoir une réaction pavlovienne de la part de gens qui, sans le connaître, savent que “c’est pas bien”, et ne veulent pas y être assimilés. Alors que parfois les mêmes reprennent littéralement des argumentaires que l’on peut trouver dans cette œuvre que vous connaissez bien… Un jour, ils oseront paraître ce qu’ils sont, pour paraphraser Bernstein sur la social-démocratie.

Propos recueillis par Frédéric Rouvillois et David Foubert
Photo Louis Monier
 

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