Et rose elle a vécu
Que cent fleurs s’épanouissent ! « Un élan civique s’est levé. La très forte participation que j’avais appelée de mes vœux est là », entonnait Ségolène Royal au soir du premier tour des présidentielles. « J’étais la première à faire le constat de la crise démocratique, en particulier au moment de la montée des abstentions », ajoutait-elle quelques jours plus tard. Mais « ce qui s’est passé d’extraordinaire au cours de ce premier tour, c’est la très forte mobilisation, la très forte participation. Un élan civique qui vient de se passer dans le pays ! » Et elle reprenait sur le même ton le 6 mai, après le second tour : « La forte participation traduit un renouveau de notre démocratie et notamment pour les jeunes, partout dans le pays et en particulier dans les quartiers, qui se sont massivement inscrits pour voter. Bravo à tous ces jeunes pour cet engagement civique. » De fait, les taux de participation aux deux tours de la présidentielle semblaient remettre en cause certaines des analyses, développées dans Les Épées, sur cette crise de la démocratie dont l’abstention est (en France) l’un des symptômes les moins contestables. Inscriptions massives, affluence inédite aux meetings, longues queues d’électeurs pour accéder à l’isoloir, et en fin de compte, résultats objectivement exceptionnels, avec une participation frôlant les 84 % – soit, pour le premier tour, près de 14 points de plus qu’en avril 2002 : tout ceci avait été unanimement salué par une presse hypnotisée comme un merveilleux « printemps démocratique ».
Et puis, patatras, la pluie après le beau temps : aux quasi records d’avril et mai, succèdent, le 10 et le 17 juin, deux records véritables, celui de l’abstention aux élections législatives, avec 39,5 % puis 40,1 % des inscrits. Soient 4 points de plus qu’en 2002, 6 de plus qu’en 1988, et 10 de plus qu’en 1981, où les législatives avaient également eu lieu aussitôt après le scrutin présidentiel.
Et les gloseurs de gloser. Que signifie donc ce recul terrifiant qui, par rapport au second tour des présidentielles, concerne près d’un quart des inscrits ? Et les commentateurs autorisés de citer, pêle-mêle, la lassitude des Français, l’incompréhension face aux mécanismes institutionnels (il est vrai que la Ve République n’existe que depuis 49 ans), le fatalisme, etc. Autant d’arguments pour ne pas reconnaître leur erreur, pour ne pas avouer que ce qui s’est passé il y a quelques semaines n’avait pas le sens qu’ils lui prêtaient. Car ce flux et le reflux, ces records et contre-records, traduisent sans doute bien autre chose qu’un nouveau printemps, un renouveau ou une renaissance de la démocratie : il s’agit plus probablement d’une mutation profonde, d’un virage à 180°, qui manifeste l’émergence, en lieu et place du citoyen souverain popularisé par la mythologie républicaine, d’un citoyen consommateur, qui ne va voter que lorsque son intérêt égoïste est concerné (c’est-à-dire, lorsque l’enjeu est évident), mais qui s’en dispense quand il ne perçoit pas l’avantage personnel qu’il pourrait en tirer. Du pain sur la planche pour les Théoriciens de la Démocratie.