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clapas - Page 4

  • N°13 - La modernité ou bien le bégaiement

    Par Antoine Clapas

    La dévalorisation de la maturité coïncide bizarrement avec le projet égalitaire de la démocratie : celle-ci ne procède-t-elle pas d’un rêve adolescent, lié à l’indétermination et à l’inachèvement perpétuel ?

    Le monde qui a émergé autour de 1968 a scandé la fameuse formule : « ni Dieu, ni maître ». Cette affirmation audacieuse, au lieu d’ouvrir sur l’utopie d’un nouvel âge adulte de l’humanité, a formé l’aboutissement prévisible de l’exaltation de l’adolescence qui a prévalu depuis la Révolution française, et qui s’est prolongée ensuite dans la philosophie et dans la littérature. Saint-Just n’est pas en effet un simple “jeune” ; il est le type de l’adolescent qui se figure que sa pensée, ses sentiments, ses tourments, n’ont été avant lui jamais éclairés par le soleil. De Werther au Jean-Jacques des Confessions, jusqu’à Gavroche, l’imagerie littéraire témoigne d’un engouement affectueux, souvent naïf, pour l’Adolescent. La construction rousseauiste puis kantienne de l’autonomie du sujet, qui allait bouleverser le monde, constitue à bien des égards une affirmation adolescente vis-à-vis de l’âge adulte ou “ancien” qui précède. La liberté des modernes est une idée typiquement adolescente : elle est hantée par le tourment de l’intégrité et de la transparence du moi, la peur de l’aliénation. Le « je veux vivre ma vie » dénonce le « connais-toi toi-même, et tu connaîtras le monde et les dieux » des Anciens, puisque ces dieux et ce monde déterminaient le sujet.

    Ado, bof

    Tous les âges possèdent des beautés, des vertus, des tendresses. Aucun ne représente a priori le mal, et ce dernier peut s’emparer de tous. Mais la survalorisation de l’adolescence constitue à notre avis l’un des plus graves contresens possibles sur l’homme, et elle règne dans la « culture » de masse. Cet entre-deux, encadré d’un côté par l’enfance, et de l’autre, par l’âge adulte, n’est pourtant qu’une zone de passage, généralement âpre, difficile et ingrat, comme le savent tous les psychologues ; les 15-25 ans forment de loin la tranche d’âge la plus tentée par le suicide. L’une des raisons de cette fragilité devant la société, de cette difficulté de l’entrée en maturité, tient à la dévalorisation systématique de l’autorité et du monde référentiel, celui de la religion, de la patrie, de la tradition et de la langue, c’est-à-dire de tout ce qui constitue réellement l’humanité et élève l’individu, de tous ces dieux et ces maîtres qui permettent de devenir un homme par imitation, assimilation ou contradiction. À cause de ce formidable déséquilibre dans les représentations, la société accouche de demi-hommes et de demi-femmes, d’êtres inaccomplis et frustrés à la fois, débordants d’ennui chronique. Ils ne veulent pas devenir des adultes responsables, des vieillards vivant « plus près des dieux » (Platon), mais se revenir indéfiniment à la source narcissique et morbide de l’adolescence, lieu de tous les possibles, de tous les désirs inachevés et des contradictions non résolues.

    Ceux-là n’ont pas connu les bonheurs de l’adolescence, qui n’en sondèrent pas tout d’abord les promesses. La beauté, la grandeur, l’honneur de l’adolescence tiennent à la découverte allègre du monde, au désir de se parfaire et de trouver un jour quelque maturité, qu’il conviendra d’enrichir inlassablement. Si l’Antiquité fondait l’éducation sur l’étude d’Homère, c’est qu’elle savait que l’enfant, puis l’adolescent, portent en eux l’insatiable désir de connaître les dieux, les héros, les sages, pour pouvoir leur ressembler un beau jour, et que la maturité enseignera ensuite les limites de ce désir. Plutarque connaissait si bien cette tension que les Vies parallèles peuvent être considérées comme un traité d’éducation de l’homme mûr : Alcibiade, Coriolan, Caton, Jules César définissent autant de types d’après lesquels nous sommes invités à réfléchir sur la vertu. Encore faut-il convenir que la maturité est aussi diverse que l’homme, et qu’elle ne se présente pas au même âge chez chacun : maturité intellectuelle, professionnelle, spirituelle, maturité dans le langage et selon Eros.

    Des maîtres et des dieux

    On a rarement aperçu des signes de maturité dans une existence séparée de la fréquentation de quelque maître. Là encore, l’une des grandes joies d’un adolescent peut être de rencontrer ce guide ou intercesseur, chez qui il trouvera à la fois de l’attention et de la bienveillance ; le maître a le souci de transmettre ce qu’il sait, comment il le sait, et veille en même temps à mesurer ce qu’il peut apporter en permettant au plus jeune de demeurer lui-même. La relation entre maître et disciple est du reste fort complexe et sujette à des pièges, dont témoignent Le pauvre cœur des hommes de Natsume Sôseki et, sur un plan très différent, La confusion des sentiments de Zweig. Steiner a effectué une riche visite des maîtres et disciples qui parcourent la littérature(1). Mais ces figures sont également présentes dans la réalité sociale. Cette relation unique, quasi immémoriale, fondatrice de la civilisation, se trouve en effet dans les milieux de la musique, de la danse, des arts en général, mais aussi dans le sport, l’enseignement et dans les professions dont le modèle s’inspire de l’artisanat. Elle est le signe vivant du lien générationnel et d’une transmission grâce à laquelle s’effectue le passage de l’adolescence à la maturité. On dira peut-être que le jeune violoniste virtuose (du type Menuhin) est un adolescent génial ; c’est que ce génie (qui n’est que la maturité parvenue à son stade le plus éblouissant) anticipe joyeusement sur l’âge.

    Il faut donc se demander à quoi correspond, plus en profondeur, la dévalorisation de la maturité. L’homme moderne qui ne croit plus en Dieu accroît terriblement le pouvoir de la mort, il en répand la secrète terreur dans les âges qui précèdent la vieillesse ; le temps, la durée en sont aujourd’hui contaminés et de là proviennent les dérèglements de l’hédonisme. La maturité et l’accomplissement sont fragilisés par le sentiment de l’inutilité, puisque tous ces efforts pour y parvenir finissent en poussière. « Quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours »(2). La mort est pourtant l’horizon métaphysique de l’achèvement et de la perfection ; sans elle, le voyage terrestre perd sa saveur et sa noblesse. L’immortalité terrestre ferait mourir tous les désirs.

    Les témoignages de Platon et de Xénophon montrent clairement que l’apprentissage de la mort est le dernier don que le maître fait au disciple. Mais cette mort, territoire de douleur pour ceux qui se trouvent séparés du maître aimé, est aussi, pour lui-même, peuplée par les dieux. L’homme moderne a oublié que la maturité spirituelle ou religieuse était la plus précieuse de toutes, parce qu’elle sait que les richesses intellectuelles, artistiques ou professionnelles, aussi bien que les vertus humaines, ont d’abord été des dons de Dieu, bientôt emportés par les eaux du temps. Ces biens ont été confiés, et la suprême maîtrise de soi consiste à s’en laisser dépouiller jusqu’à devenir parfaitement pauvre devant le Créateur. Il y a un temps « pour planter, et un temps pour arracher le plant »(3). C’est le mystère de la vie et de la mort, la conversion de la peine en hymne de grâce. Lorsque Socrate boit la ciguë, dont son corps se laisse envahir en se raidissant, et qui pétrifie ses lèvres, il constitue aussi sa vie en offrande aux divinités qui la lui retirent. L’approche du mystère divin est, pour Virgile, l’après-Énéide(4). Illuminée par la foi, la maturité ne perd pas son sens temporel, elle devient un acte de la Charité. Les Cités, les arts, l’industrie ne sont donc que châteaux de sable devant Dieu, mais ils sont nécessaires à la vie bonne.
     
     
    Antoine Clapas


    1 : G. Steiner : Maître et disciple, Gallimard.

    2 : Prologue de l’Ecclésiaste.

    3 : Ecclésiaste, III, 2.

    4 : Dans La mort de Virgile d’Hermann Broch.

  • N°13 - L’Ancien régime et la Révolution en littérature

    Par Antoine Clapas

    L’intérêt des historiens pour la littérature est à la mode. Cela ne réussit pas à tous. Certains, à force de voir de la politique dans la littérature, oublient la littérature et la traitent comme un outil de communication dont la beauté ne serait qu’une couverture. Avec Les aveux du roman, réédité par Gallimard, Mona Ozouf offre heureusement un bel exemple, où il est agréable de rencontrer une pensée sérieuse et un style noble. L’entreprise est ambitieuse : dégager l’incidence du passage de l’Ancien Régime à la Révolution dans les romans de Madame de Staël, Balzac, Stendhal, George Sand, Hugo, jusqu’à Barbey d’Aurevilly et Anatole France. Pages dont Tocqueville constitue l’astre intérieur, puisque l’auteur décrit l’inéluctable égalité rongeant les mœurs, la civilité et le goût, depuis la Révolution.

    L’idée de malheur

    On trouve ainsi nombre de commentaires éclairants, sinon inédits en leur substance. À propos de Delphine, Mona Ozouf relève par exemple que l’absence de bonheur y est vécue de manière plus exacerbée que sous la monarchie, la Révolution ayant d’abord promis d’apporter cette idée neuve en Europe. Du moins Madame de Staël est-elle pétrie l’illusions à l’égard du futur. Chez Balzac, ce sont les femmes en qui retentit la critique du monde nouveau, et par qui tiennent les piétés ancestrales. Si la démocratie impose l’uniformité du costume, transforme les hommes en croque-morts et les déguise en notaires, c’est « pour nous mettre en deuil de la France morte » (La Femme de trente ans). La satire du parlementarisme dans Lucien Leuwen forme l’une des charges les plus cinglantes de Stendhal contre la médiocrité politique. Pour ce dernier, le républicanisme est un angélisme auquel se vouent de nouveaux prêtres certains d’eux-mêmes. Plus grave et plus profond, Bouvard et Pécuchet est un « roman sur la neutralisation de l’existence par la démocratie » ; il confirmerait l’idée de Tocqueville selon laquelle le travail de l’égalité dans la société « serait aussi un travail de l’insignifiance », idée développée deux siècles après par Castoriadis. En définitive, à travers ce carrotage dans l’écriture romanesque, on voit que la Révolution a causé une triple rupture avec les pères : « père éternel, rois paternels, pères par le sang ». Face à l’uniformité démocratique, les femmes apparaissent comme de vivantes protestations, qui permettent aux hommes de survivre ou de s’adapter aux temps nouveaux, parce qu’elles assurent le lien entre le passé, le présent et l’avenir.

    Si Mona Ozouf laisse peu de goût aux temps nouveaux, marqués par la médiocrité et la laideur, elle manifeste toute une estime et même une certaine attirance pour l’Ancien Régime. Elle réfléchit enfin les pouvoirs du roman. Dans ce genre littéraire, les auteurs mettent en œuvre une critique sociale et politique d’envergure, où ils font mieux que se substituer au travail d’un sociologue ou d’un théoricien politique. Le talent récupérateur de la Muse romanesque « est celui du chiffonnier, du brocanteur : elle récupère tout ce que la pensée systématique néglige, ou dédaigne ». Et ainsi, les romans apprennent aux historiens « le fossé qui sépare les faits et les espérances, les lentes transformations des êtres, le pouvoir silencieux du temps ». Aux contemporains (c’est la dernière leçon d’humilité que Mona Ozouf salue), elle enseigne aussi à constater « les contrariétés du réel », à abandonner « la prétention de repétrir les âmes ». De là à dire que le genre romanesque  entretient une affinité avec le réalisme politique et l’esprit réactionnaire, il n’y aurait qu’un pas, un pas pourtant périlleux, puisqu’il s’agit ici d’un certain choix de romans, à une époque déterminée.

    Cette petite somme de lectures bien faites (au sens de Péguy) peut bien entendu être discutée. Il faut d’abord en saluer la sagesse, le courage, la rigueur. Mais en mettant la progression démocratique sur le compte de la providence (providence singulièrement destructrice), on évite du même coup de rendre compte de la liberté de ceux qui la décident et la provoquent, et l’on dilue la corrosivité des jugements de Balzac ou de Barbey d’Aurevilly. Sont ainsi négligées les intuitions de Barbey sur la technique, le procès de l’argent et du capitalisme chez Zola, les vues de Balzac sur l’économie. Il est exact que les mœurs et la politesse d’Ancien Régime alimentent la nostalgie de la Comédie Humaine, mais elles ne définissent pas toute l’adhésion de Balzac à la monarchie. La réflexion balzacienne sur les institutions, le droit, la société, vont plus loin. Que l’on songe par exemple à cette réflexion des Employés : « Aujourd’hui, l’État, ce n’est plus le Prince qui savait punir ou récompenser. Aujourd’hui l’État, c’est tout le monde. Or tout le monde ne s’inquiète de personne. Servir l’État, c’est ne servir personne ». La monarchie ne s’arrête pas aux mœurs, à la civilité, ni à l’aristocratie, ni même à une époque, mais la permanence politique et symbolique de son modèle est ignorée ici, le fatalisme tocquevillien ayant tout emporté. Ce n’est pas pour la conservation des anciennes mœurs (d’ailleurs, celles de 1788, par exemple, n’étaient-elles pas différentes de celles du XVIe siècle ?), ou pas uniquement, que Bernanos ou Maurras se sont battu, et que des penseurs comme Maritain, des écrivains comme Ionesco, ont formulé une préférence pour le régime monarchique.

    En maints endroits, l’analyse s’approche de celle de Maurras (Romantisme et Révolution, 1922) dont l’historienne aurait pu tirer quelque parti si elle avait osé traiter de “l’Ancien Régime” autrement que comme un univers de mœurs. Ce n’est pas un hasard si le courant contre-révolutionnaire, au sens large, a amplement développé le projet de Mona Ozouf longtemps avant celle-ci, par une analyse politique et sociale souvent très suggestive des romans du XIXe siècle. Je renverrai ici, à titre d’exemple, aux excellents articles de Michel Vivier sur Balzac dans les années cinquante (dans Aspects de la France et la Revue d’histoire de la littérature française), mais aussi à La Source Sacrée de Pierre Boutang (2003). L’analyse nous y paraît plus complète dans la mesure où sont mises en perspective dans le roman du XIXe siècle la question du régime, la présence du fait national, de la tradition.

    Bassesse et bêtise

    Ne pas voir la répercussion de l’absence de Dieu ou du Roi dans les romans de Stendhal, comme y invite Boutang, devient un étrange silence ou un balbutiement. « Puisque les deux immenses taches qui ordonnaient toutes les autres, Dieu et le roi, sont effacées, il lui faut être en politique ce que seront les impressionnistes en peinture. La république, lorsqu’il y pense positivement, n’est rien qu’ennui, cour faite aux boutiquiers, triomphe de l’argent (…) le plus souvent elle est un horizon, indéfini certes et “raisonnable”, mais enflammé par les rêves des hommes qui lui donnent la couleur et l’énergie passionnelle empruntées aux siècles monarchiques. » Malgré tout, on pourrait paraphraser un autre auteur pour résumer cet essai : l’Ancien Régime eut des mœurs parfois attrayantes (le roman les idéalise souvent), mais au lieu d’un nouveau régime accompagné de mœurs comparables, il y eut ensuite un esprit révolutionnaire qui les a empêchées de naître ou de reparaître autrement.

    Au sortir de ce livre important, qu’il faut avoir lu, on ne voit pas en quoi des hommes sauraient se satisfaire de la situation léguée par la Révolution. Si elle portait en elle tant de nihilisme, de nivellement par le bas et de bêtise, si elle vouait l’humanité à l’indifférence, à une religion qui évacue Dieu et diable, à l’anonymat et à des formes atténuées mais insidieuses de barbarie, le message des temps qui la précèdent conserve donc toute sa portée, et ne peut qu’emporter la préférence d’un honnête homme.
     
     
    Antoine Clapas

    + Mona Ozouf : Les aveux du roman, Gallimard Tel, 2004.