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clapas - Page 2

  • N°17 - Apprendre à lire

    Par Antoine Clapas
     
    Je reverrai toujours la mine déconfite d’un amphithéâtre de Sorbonne rempli d’étudiants lorsque notre professeur Arlette Michel annonçait que le but des études littéraires était d’apprendre à lire. De fait, et toute l’œuvre d’un George Steiner est là pour l’attester, le lecteur qui s’imagine avoir fait le tour d’un texte ou d’un auteur frôle la niaiserie et l’insolence.
     
    Utilité de la critique
     
    Naturellement, la lecture d’une œuvre est première, et l’on peut très bien se passer de lire de la critique sans démériter de l’univers. Tout dépend de ce que l’on demande à la littérature… On connaît trop les habitudes scolaires et estudiantines, consistant à s’enfermer dans les commentaires et le prêt-à-lire pour ne pas s’affronter en vérité au texte littéraire. D’un autre côté, la critique littéraire est utile ; qu’elle soit d’origine universitaire, ou qu’elle relève de cette grande famille d’écrivains critiques qui associe les noms de Sainte-Beuve, Thibaudet, André Thérive, Edmond Jaloux, Charles Du Bos, Pascal Pia, jusqu’à Boutang, Gracq, Georges Poulet et tant d’autres. Il n’est pas désagréable de lire une critique davantage journalistique, lorsqu’il s’agit d’articles signés aujourd’hui par Bertrand Delvaille, Angelo Rinaldi ou René de Ceccaty. Il n’est pas impossible de s’intéresser à une critique spécialisée et technique, surtout lorsqu’elle ne s’inféode pas bêtement à un courant analytique, post-structuraliste, génétique, stylistique, etc. A priori, nous croyons que tous les genres de la critique ont leur légitimité, leur intérêt, du moment qu’un talent les nourrit. C’est même l’une des caractéristiques principales de la critique littéraire d’épouser une aussi grande diversité. Que de différences, en effet, entre le Port Royal, ce chef d’œuvre de Sainte-Beuve qui se lit comme un roman, et le riche essai de Philippe Sellier sur Pascal et Saint-Augustin ?
    La critique est utile parce qu’elle élargit le jugement, étend la sensibilité, fait découvrir mille trésors d’abord inaperçus, rend perceptibles des aspects à côté desquels nous sommes passés, pour faciliter ensuite des lectures plus personnelles. Les travaux de Jean Mesnard rendent plus difficiles les contresens sur Pascal. Ceux de Jean Céard, d’une prodigieuse érudition, rendent plus abordable le redoutable univers de Rabelais, chargé d’éléments culturels très éloignés de nous. Luc Fraisse démontre comment Proust imprime à la charpente de ses phrases les critères de l’art gothique dont il était éperdument amoureux. Tel autre montre comment les paysages qui ouvrent les romans de Balzac s’inspirent des tableaux de l’École française. Il y a de grands auteurs que nous ne lisons plus de la même façon lorsque de grands critiques en ont renouvelé l’approche : c’est le cas de Rousseau avec Jean Starobinsky, de Mallarmé avec Bertrand Marchal, de Corneille avec Marc Fumaroli, ou de Stendhal avec Michel Crouzet.
     
    Crise du sens
     
    Malheureusement, la critique actuelle vit une crise qui correspond à celle de notre civilisation. Le type de l’écrivain critique a quasiment disparu. Comme l’ont affirmé Maurras et Eliot bien avant Roland Barthes, le critique de cette sensibilité est tout aussi créateur et poète que n’importe quel écrivain. On peut citer à titre d’exemples Une campagne avec Thucydide de Thibaudet, l’un des plus grands chefs d’œuvre de la critique française, ou bien, plus proche de nous, En lisant en écrivant de Julien Gracq. Dans le désert actuel, le Chateaubriand, Poésie et Terreur, de Marc Fumaroli, nous est apparu comme une géniale exception, totalement et heureusement intempestive. Le public cultivé – vraiment cultivé – se raréfiant, les mœurs démocratiques égalisant les goûts, l’ère des masses exaltant la distraction et la bêtise, il devient de plus en plus évident que la société n’a plus besoin de critiques de même qu’elle n’a plus besoin de philosophes et de cours de philosophie. Nous vivons dans le procès de l’écrit et la peur de la parole. Dans le soupçon de l’inutilité et de la non-rentabilité. Aussi la critique littéraire s’est-elle finalement réfugiée, depuis les années soixante-dix, dans la critique universitaire. De nombreux professeurs sont des critiques détournés, obligés de suivre le dictat du positivisme dans lequel s’enferme l’Université française. Souvent passionnante, décisive, même, cette critique n’a que le défaut d’intéresser un nombre restreint de personnes, qui sont en général des étudiants ou des collègues.
    Il faut ici expliquer notre réticence vis-à-vis du positivisme universitaire. Il est exact que les critères rationnels, scientifiques et techniques permettent une meilleure connaissance des œuvres et des auteurs. Le spécialiste dispose pour cela tous les outils de la rhétorique, de la grammaire, de la poétique et de l’histoire. Comme le montre Steiner dans Réelles Présences, on en arrive à une inflation gigantesque du commentaire, où l’œuvre elle-même n’apparaît que comme un pré-texte à l’arrogance de la critique, et à une déstructuration du sens. Mais il y a une autre dimension, généralement perdue de vue. Ce positivisme rend de moins en compte du degré de vérité dont la littérature peut témoigner à propos de l’homme : un atome sans destin, dépouillé du sens, mais réduit à une infinité de déterminations interchangeables. En outre, il témoigne d’une peur sans limite. Les sciences humaines mettent mal à l’aise le discours littéraire, soupçonné d’avoir pour matière l’irrationnel, la subjectivité, le mystère, des apories qu’aucun raisonnement ne parvient à réduire. Ce discours se sent donc obligé d’épouser les critères des sciences qui l’incriminent, et de fuir ses propres fondements historiques, esthétiques et rhétoriques. L’histoire littéraire est la plus durement touchée.
    Auguste Comte aurait été horrifié de constater cette évolution du positivisme : depuis des années, cette idéologie décompose le sens au lieu de le construire. Mais il faut aller plus loin, et mesurer l’étendue de ce qui est perdu. Le positivisme du discours littéraire fait le procès des présences mystérieuses, voire surnaturelles, dont une œuvre peut porter la marque. Pour parler net, l’inspiration divine du Dialogue des Carmélites n’est pas un critère universitaire, et pourtant, c’en est l’essentiel. Pourquoi faudrait-il d’avance refuser cette possibilité ? Dans une civilisation de la Bible et des Évangiles comme la nôtre, pétrie par les catégories d’Aristote et la dialectique de Platon, comment pouvons-nous rejeter les mots « âme » et « immortalité », ignorer combien la littérature peut apporter un témoignage sur la créature, et rendre hommage au Créateur, ou du moins, solliciter une forme de contemplation du monde ? Il n’est pourtant pas interdit au critique ou au lecteur d’être platonicien, chrétien, métaphysicien, ou, si l’on veut, bouddhiste et shintoïste. L’indifférence ou l’athéisme n’y sont pas une obligation. D’un autre côté, tout le monde trouve normal que les chrétiens, les hellénophiles et les shintoïstes absorbent continûment l’épaisseur et les réductions du positivisme athée, et que les critiques ne mettent point Dieu ni « âme » dans leur langue.
    Or, de fait, ces qualités ou ces grâces modifient grandement le regard sur les œuvres, en faisant accéder à d’autres domaines de la réalité. Saint Grégoire le Grand souligne que la fonction de la littérature profane est de mettre en évidence la vérité de la littérature sacrée. Il n’y a probablement pas de parole plus profonde et plus humble, et qui consacre davantage le rôle des écrivains. Or, c’est toute une dimension de la Parole humaine, ce sont le Logos, les racines ontologiques du langage dont se détourne la critique littéraire la plus répandue. Heureusement, la critique à laquelle nous pensons possède de respectables exemples : qu’il s’agisse de Luc Estang, de Georges Cattaui, de Jean de Menasce, d’Henri Massis, de Pierre Boutang, ou bien d’un universitaire comme Alain Michel, qui, en prélude à sa très belle thèse consacrée à la Parole et la Beauté dans la littérature latine, affirme qu’il croit au sens de la prière. Le Port Royal de Sainte-Beuve porte peut-être le reflet d’une conversion manquée – celle de son auteur –, mais il témoigne d’une rencontre étonnante entre une école théologique et un esprit animé par la curiosité spirituelle.
    Comme par hasard, on notera que le déclin du type de l’écrivain critique est contemporain de la déchristianisation : ce fait est là pour rappeler l’intime relation qui unit la poiésis (la création) et la théologie, et que là où les croyances disparaissent, la plus haute culture tend à s’éteindre aussi.
     
     
    Antoine Clapas

  • N°16 - Vouloir le roi

    Par Antoine Clapas
     
    « Comment, il y a encore des royalistes en France ? À l’heure de Grégory, de la construction européenne et de Star Wars ? » Depuis 1792, 1830 ou 1848, les royalistes français n’ont cessé de réfléchir sur les conditions d’une restauration ou d’une instauration, comme à un recours utile à la nation. Pourquoi, comment peut-on aspirer à une monarchie en 2005 ?
     
    «Pour faire la monarchie, disait Roland Mounier en 1989, il suffit d’un prétendant et d’un peuple ; les conditions sont donc réunies. » Cette réflexion a priori rassurante pour les royalistes ne doit pas masquer les évidences : la monarchie se situe hors des débats politiques les plus courants, elle n’est abordée que par les royalistes eux-mêmes, dans des revues, sur Internet et dans quelques rares ouvrages. Pour beaucoup, la couronne est davantage l’affaire du dentiste que celle du prétendant. Pour les uns, il n’est de roi désirable que celui qui copierait ses propres intentions politiques, un roi de gauche ou de droite, ou bien une potiche rassurante à contempler. Pour les autres, beaucoup plus nombreux, un roi est un personnage inquiétant, parce qu’il possèderait un pouvoir exorbitant, proche de la dictature, niant le droit de l’individu, et qu’il relèverait d’un cadre définitivement révolu.
    Les représentations de la monarchie dans la conscience française fournissent un beau sujet, pourtant distinct de celui-ci. Qu’est-ce que vouloir un roi ? De fait, cette volonté implique un décalage entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, qu’il faut provoquer et ordonner. Elle consiste dans un projet politique touchant à la nature du régime et, dans l’ordre de l’action, d’un degré de probabilité actuellement très réduit. Les questions surgissent immédiatement. Peut-on sans contradiction restaurer un pouvoir dit traditionnel ? pourquoi la République ne serait-elle pas la tradition de la France depuis 1875 ? Or, quelle serait la forme de cette monarchie ? Qu’apporterait-elle de différent ou de préférable ? Cette volonté procède-t-elle seulement de la politique ? D’où vient qu’il faille vouloir un roi, quand nos ancêtres n’avaient qu’à l’aimer ou à consentir à son autorité ? Nous nous trouvons face à une série d’inconnues auxquelles bien peu de penseurs se sont confrontés. Peut-on vouloir la monarchie sans penser aux différents échecs de restauration depuis le XIXe siècle ? Autre point capital : peut-on désirer la monarchie comme la démocratie s’est voulue elle-même ? La démocratie, si elle se comprend comme le régime des libertés concrètes, et non plus en tant qu’utopie destructrice du lien politique, ne peut-elle pas s’articuler à un règne légitime ? Où commencent le principe politique (un roi régnant ou gouvernant) et le contenu du régime (défini par une philosophie, une idéologie, et informé par la réalité du pays ?).
     
    Le lien politique
     
    Pour notre génération et celle qui vient, un immense effort d’interprétation est à entreprendre, à moins que disparaissent cette idée et cette mouvance – il y a des utopistes et des fétichistes en royalisme comme dans toutes les sensibilités politiques. Pour le moment, l’institution monarchique ne constitue une véritable question qu’aux marges de la politique, au milieu d’une démocratie libérale en crise, dans une situation sans précédent de déclin du politique et de la responsabilité civique, à un moment où un procès perpétuel est intenté contre le passé, au point d’obstruer l’avenir. Comme l’indique Léo Strauss dans Qu’est-ce que la philosophie politique ?, dans la modernité, le régime ne fait plus question. Aussi certains préfèrent-ils en rester à des aménagements républicains ou européens, ne pas demander plus, comme s’il suffisait de participer à des fuites en avant pour participer, en réalité, à la destruction du lien politique.
    Pour vouloir le roi, il faut d’abord savoir ce que Roi et monarchie veulent dire. Etre royaliste en France, c’est être fidèle à la dynastie capétienne ; c’est prendre un engagement vis-à-vis d’une famille protectrice, de qui la justice, le bienfait ou le moindre mal sont attendus. C’est participer politiquement à une institution inscrite dans la durée, dont le souverain constitue la clef de voûte, sans être le distributeur de toutes les tâches. On peut affirmer avec Boutang que « le royalisme est une fidélité comme le patriotisme est une vertu ». Cette fidélité, cette loyauté est, selon le point de vue que l’on adopte, l’élément minimal ou maximal de justification ; c’est lui qui apparaît dans la bouche des Marocains, des Anglais ou des Thaïlandais lorsqu’on les interroge sur leur monarchie. Il faut sans doute faire ici la distinction entre le royalisme et l’attachement au roi. En monarchie, le royalisme en tant que doctrine politique devient paradoxal, inutile, voire parasitaire. Aujourd’hui, le royalisme fait parfois naître des fidélités dépouillées d’armature théorique précise ; d’autres fois, la recherche rationnelle supplante le royalisme d’héritage, qui se perd depuis des générations. Mais là où la doctrine se tient, la fidélité n’est pas nécessairement réduite ; elle ne disparaît pas au prétexte que la raison se met en demeure de justifier et de construire. En revanche, si la doctrine s’interpose, si le royalisme tombe dans l’idéologie, il s’annule lui-même. C’est ce qui est arrivé à certaine droite française, au cours des soixante dernières années, en feignant de croire (par exemple) que l’on pouvait être maurrassien sans être royaliste.
     
    Le paradigme
     
    On rappelle toujours que la France a été faite par des rois ; mais aujourd’hui, nous sommes pris entre l’évidence des origines et l’obscurité du destin. Les Français oublient trop souvent qu’ils ont vécu beaucoup plus longtemps en monarchie qu’en République, et les alternatives au régime qu’ils connaissent les renvoient à des modèles épouvantables dont on les martèle en croyant fournir un argument : ces régimes totalitaires qui ont été les maladies des démocraties et des incarnations excessives de la modernité ! Face à l’oubli, il convient non seulement de retrouver le sens du récit national, mais, plus profondément, de distinguer la monarchie de son historicité, pour la penser sur un mode plus général et technique. C’est ainsi que selon Boutang, la monarchie était à la fois « un modèle » et « un reproche » vis-à-vis de la Constitution de 1958. À des degrés divers, Jean Foyer et Michel Debré ont eu besoin de réfléchir sur la fonction monarchique de l’État pour rédiger ce texte. Elle demeure invinciblement un paradigme de la pensée politique. En outre, il faut convenir à quel point la monarchie française fut évolutive. Les institutions ont considérablement changé de Louis VII à Saint-Louis, de Louis XII à Louis XIV, de Louis XVI à Louis-Philippe ; la monarchie anglaise a connu de semblables adaptations jusqu’à aujourd’hui. Une monarchie doit évidemment correspondre à la situation concrète de la société sous peine d’aboutir à un régime désincarné, soit le contraire de ce qu’elle doit être. Mais elle est encore un modèle théorique, diversement interprété par Platon, Saint-Thomas d’Aquin, Vico, de Maistre, Maurras, Bernanos, Marcel, Thibon et Boutang, offrant une matière inépuisable de réflexions.
    On ne saurait assurément vouloir la monarchie en 2005 dans les termes littéraux où l’Action française la voulut en 1900. Dans son Enquête sur la monarchie, Maurras s’était adressé au public patriote, alors très large et puissant, et à la France qu’il avait devant lui. Aujourd’hui, c’est l’esprit pédagogique et constructeur de son effort que l’on peut retenir, pour une France extrêmement différente, dont les contours ont été redessinés et réduits. Cela dit, de larges pans de sa critique continuent de se vérifier dans les faits. Par exemple, s’il est vrai qu’il y eut un Ancien Régime, il n’y en a pas de nouveau : il n’y a qu’un état d’esprit qui l’empêche de naître, aussi vrai que l’utopisme moderne tend à rejeter inéluctablement dans le passé la moindre construction dont il accouche. C’est très logiquement que la démocratie française s’épuise et veut se métamorphoser en démocratie européenne, la territorialité et l’histoire ne lui sont que des motifs secondaires ou méprisables.
     
    Rouvrir la définition
     
    Maintenant, quels sont les objets à rechercher dans la monarchie ? Historiquement, elle articule de manière nuancée les éléments suivants : l’unité du pouvoir, le principe d’autorité (elle n’est pas une autocratie), l’arbitrage et la Justice, la protection des plus faibles, la défense des intérêts communs, la capacité à ordonner les intérêts privés (jadis, corps intermédiaires, aujourd’hui, sociétés, associations, voire lobbies ?) ; ajoutons à cela une pratique réaliste, généralement raisonnable, de la diplomatie. Si nous tenons à la monarchie, c’est en fonction de ces éléments de définition. Bien sûr, nous savons qu’il faut enrichir les réponses : telle est la tâche de cette « place royale ». On nous permettra du moins de préciser l’un des motifs de notre volonté. Pour nous, le pouvoir monarchique, en tant qu’incarnation politique d’un peuple, coïncide avec la garantie d’un être politique distinct de la gestion, de l’économie, de l’argent ou de la compétition, mais différent aussi de ce fameux repliement sur soi qui tourmente tant la conscience contemporaine. Un roi, en tant qu’incarnation du pouvoir suprême, peut garantir la fonction symbolique du pouvoir tout en s’accordant au concert des nations, et en facilitant même les échanges. Cela ne fait pas du roi un être fabuleux, mais, peut-être, un véritable ami. Le lien qui unit le peuple à son roi est un dialogue secret et pourtant sensible, qui demande une certaine tenue de l’être auprès de l’histoire humaine, une forme de confiance, voire d’amour, qui dépasse l’ordre de l’opinion. Une volonté politique qui ne commence pas et ne se termine pas dans cette amitié n’est pas aimable, et cette absence d’amour nous semble l’une des raisons principales de la fuite contemporaine hors de la politique.


    Antoine Clapas