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  • N°6 - À l'Est, retour des Princes ou de la monarchie ?

    Par Benoît Carey

    Plus de dix ans après la dislocation du bloc communiste, les Princes sont aujourd'hui de retour en Europe du sud-est : Siméon II de Saxe-Cobourg-Gotha est revenu d'exil pour devenir Premier Ministre de la Bulgarie, après avoir remporté triomphalement les élections législatives de juin 2001 ; le prince héritier et prétendant au trône de Serbie, Alexandre Karadjorjevic, est rentré à Belgrade après la chute de Milosevic, et occupe depuis juillet 2001 les deux palais royaux qui furent les résidences officielles de Tito, puis de Milosevic ; en Roumanie, le roi Michel s'est vu restituer sa nationalité et ses propriétés, confisquées par le pouvoir communiste, et a effectué plusieurs visites marquantes dans le pays. Peut-on pour autant parler dans cette région d'un retour de l'idée monarchique, et cette forme de régime peut-elle avoir un rôle à jouer dans la recomposition politique d'une région qui peine à sortir des affres du communisme et de la guerre ethnique ? Le dernier numéro de la revue La Nouvelle alternative, consacré à ces "retours d'exil", donne des éléments utiles pour mener une réflexion sur ce thème souvent négligé dans les études consacrées à l'Europe post-communiste.

    Recours au Prince

    Alors que les pays d'Europe centrale (Pologne, Hongrie, République tchèque) ont réussi à reconstruire un système politique, à redonner une direction à leur histoire nationale, les nations de l'Europe du sud-est ont vécu une décennie tragique et désespérante, qui laisse ces peuples sans repères et sans perspectives, incertains sur leur passé comme sur leur avenir. Dans cette situation, les Princes apparaissent souvent comme des recours, et jouissent d'une popularité qui se nourrit à des sources multiples : héritier des dynasties nationales, le Prince est celui qui peut renouer le lien avec un passé parfois mythique, et souvent idéalisé ; installé en Occident après avoir été chassé de son pays, il symbolise une réussite que la nation veut réaliser à son tour, et apparaît comme celui qui peut faire cesser l'autre exil, celui de la nation elle-même, coupée de l'Occident. Pour peu qu'il soit doté de charisme, le Prince peut représenter simplement l'homme providentiel qu'attend toute nation qui préfère le rêve politique à une réalité trop amère. Bonnes ou mauvaises, toutes ces raisons ouvrent aux Princes des perspectives politiques réelles, en même temps qu'elles font peser sur leurs épaules une responsabilité historique devant leur peuple.

    C'est la conscience de cette responsabilité qui guide aujourd'hui l'action de certains de ces Princes, figures marquantes, parfois étonnantes, de l'Europe d'aujourd'hui. Étonnantes, comme le prince Nikola Petrovic, architecte parisien, breton par sa mère, et héritier de la très ancienne dynastie du Monténégro par son père. Sans prétendre à une restauration, il a joué depuis 1989 un rôle d'autorité morale essentiel pendant cette période troublée, refusant de servir de caution aux communistes reconvertis en ultra-nationalistes, et n'hésitant pas à appeler ses concitoyens à la désertion lors du siège de la ville croate de Vukovar, en 1991. En Serbie, Alexandre II, qui s'est engagé personnellement pour aider à surmonter les divisions d'une opposition incapable de s'unir contre Slobodan Milosevic, aspire aujourd'hui à restaurer la monarchie abolie en novembre 1945, et à incarner l'unité d'une nation meurtrie : « mon devoir et mon obligation en tant que Prince héritier est d'assumer que la Couronne reste au-dessus des partis politiques et ne s'occupe que des intérêts de la nation ». Le modèle, pour Alexandre II, est celui d'une monarchie constitutionnelle dans laquelle « le gouvernement est élu par le peuple et gouverne, [tandis que] le monarque règne en assurant l'unité et la continuité ».

    Mission politique

    Assurément, l'institution monarchique serait à même, dans certains de ces pays, d'apporter des repères politiques indispensables au développement d'une nation. Située au-dessus des partis, elle pourrait incarner l'unité nationale, dans des pays qui souffrent de divisions politiques profondes : on peut penser à la Bulgarie, déchirée depuis dix ans entre les "rouges" (les anciens communistes) et les "bleus", partisans d'un ancrage du pays à l'Occident. On peut penser aussi à la Serbie, où le fossé grandissant entre le président Kostunica et le premier ministre Djindjic menace la stabilité du pays. Susceptible de conforter et de clarifier une identité nationale souvent perçue comme fragile et menacée, un monarque pourrait permettre de concilier affirmation nationale et ouverture à l'Occident, aussi indispensable l'une que l'autre à la santé politique de ces peuples et à celle de tout le continent. Encore faudrait-il que les Princes eux-mêmes apportent à leur peuple le meilleur, et non pas le pire : l'exemple de Leka Zog, prétendant à la couronne d'Albanie, soufflant sur le feu du nationalisme grand-albanais, montre que le rôle des hommes, dans ces périodes historiques décisives, est déterminant, et que l'institution monarchique n'est pas une garantie contre la manipulation des symboles nationaux, l'utilisation sélective de l'histoire, la démagogie mise au service d'ambitions personnelles. Ce que l'histoire agitée de ces Couronnes, entre les deux guerres mondiales, nous avait déjà appris.

    Que penser, dès lors, du retour spectaculaire de Siméon II de Bulgarie, le Tsar premier ministre ? Il est sans doute trop tôt pour dresser le bilan d'une entreprise dont le but réel n'est pas encore très clair. Force est de constater que pour l'instant, le roi n'est pas à sa place, et qu'il gouverne au lieu de régner. Saura-t-il transformer son pouvoir, ou cette expérience de gouvernement, forcément décevante, surtout au regard de tant de promesses, ne sera-t-elle qu'une illusion de plus pour un peuple qui n'a plus confiance en ses gouvernants ? « Le droit du Prince naît du besoin du peuple » et de sa qualité à y répondre.
     
     
    Benoît Carey
     
     
    - Dossier "Retour d'exil, entrée en politique" de la revue La Nouvelle alternative, printemps-été 2002, 202 p., 18 g.
    - À noter aussi, deux publications intéressantes sur la région : sous la direction de Dominique Colas, L'Europe post-communiste, Paris, PUF, 2002, 693 p., 29 g, synthèse utile (mais sans génie) des études politiques, sociologiques, démographiques et stratégiques sur la région ; et surtout, sous la direction de Chantal Delsol, Michel Maslowski et Joanna Nowicki, Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris, PUF, 2002, qui prolonge la remarquable Histoire des idées politiques de l'Europe centrale parue en 1998 dans la même collection.

     

  • N°6 - Le tombeau de Richard Durn

    Par Alain Raison

    De l’amour à la destruction totale

    Non, il n'a pas hurlé, achevant sa besogne avec l'obstination méthodique de celui qui n'est déjà plus de ce monde. Hurler ? Peur de mourir ? L'expression d'un regret, non. Qu'importe ! Vivre, mourir, apparences changeantes, le même vide, le même ennui seulement : « Pourquoi continuer à vivre ? Je peux juste pendant quelques instants me sentir vivre en tuant. »

    La nuit est tombée comme un rideau métallique, le ciel est blanc comme un écran vide, la lueur des néons a chassé les étoiles, déjà on aperçoit les gyrophares des ambulances. Richard Durn est calme, « Il faisait des gestes très nets, il tendait le bras, il tirait, il tendait le bras, il tirait. Il était très froid. » La résignation a creusé en lui une paix minérale. La frustration a usé tous les obstacles, il n'est plus vestige d'un espoir. « Il remettait des chargeurs, il a dû tirer 40 ou 50 cartouches. » Conjurant son impuissance, Durn a soumis le monde : 8 morts, 15 blessés graves. Capturé, l'accomplissement de son plan est différé de deux jours. La chute fut courte, du quatrième étage de la conciergerie, Richard Durn s'est suicidé. « J'ai capitulé, il y a bien longtemps. Je voulais aimer, apprendre à travailler, apprendre à me battre pour des gens et des choses que j'aime. Je voulais être libre. Mais j'ai une mentalité d'esclave et de faible. Je me sens si sale. Depuis des années, depuis toujours, je n'ai jamais vécu. Je me suis trop branlé, au sens propre comme au sens figuré. Je suis foutu. Mon corps se délabre car je ne me respecte pas, je ne m'aime pas. Je ne mérite pas de vivre. C'est pour cela que je dois tuer des gens. J'éprouverais le sentiment de puissance d'être quelqu'un. » écrivait-il.

    L'utopie du libéralisme amoureux

    Richard Durn a-t-il existé ? La perfection narrative de son destin, la qualité de son journal, nous porteraient à croire que c'est un personnage de roman. À moins que le réel ne soit devenu fiction et qu'il ait crevé l'écran de sa peau, pour sortir d'un jeu de miroir infernal où le vrai n'est plus qu'un moment du faux. Sans doute. En franchissant le seuil de la mort, en tuant, en se tuant, Durn a voulu sortir du tombeau d'une vie qui est privation de vivre, parce qu'elle est mensonge. Tel un héros de Dostoïevski, son destin nous invite dans le « souterrain », où toutes les contradictions de son âme reflètent l'état de notre société. Suivons-le : « Je ne veux pas crever sans avoir beaucoup baisé. Je ne veux pas crever sans avoir été amoureux et sans qu'une femme ait été amoureuse de moi, même si je suis faible, déglingué et immature et que j'ai déjà plus de trente ans. » Du désir d'amour à la haine de soi et au meurtre, Durn semble paradoxal, sauf si embusqué sous l'apparence de l'amour ne se cache un piège fatal.

    Qui ne voudrait pas aimer ? Sans l'amour, l'homme se réduit à peu de chose et c'est chercher à accomplir notre humanité que de chercher à aimer. Véritable iconostase du monde moderne, le corps glorieux de la femme nue excite ce désir. À son buste, tel un arbre prodigue, les paires de seins semblent des fruits abondants qu'il suffit de cueillir en bon sauvage, libre de satisfaire son appétit. Gary Becker, prix Nobel d'économie, a théorisé ce rousseauisme publicitaire. L'amour n'est qu'un marché comme un autre livré à la concurrence pour les ressources rares et le couple n'est durable que s'il accroît la fonction d'utilité de chaque partenaire. Mais le ver est dans le fruit, la légitimité de la compétition postule l'égalité des concurrents. Là se loge la perversité du marché amoureux ; elle apparaît à l'observation de sa plus optimale concrétisation : la boîte de nuit.

    Le prolétariat des frustrés

    Prenons le Paramango Club, à la sortie de Loury. Comme toutes les fêtes, la boîte est l'institution d'un monde à l'envers. La foule, la musique, la déco, configurent les contours d'un autre monde en rupture avec l'ordinaire extérieur et sa structuration sociale. L'alcool et les danses en font un univers où la transgression est loi. Tous les moyens habituels de communication sont renversés. Le bruit ne permet pas la discussion, et l'échange de l'intimité nécessaire à l'accouplement, passe par le regard et le toucher, seuls sens qui survivent à cet environnement. Le soin des tenues manifeste cette contrainte, le corps est érotisé par l'instrumentalisation vestimentaire et gestuelle du désir. C'est la seule présentation de soi possible, c'est la règle du marché ; l'impératif de transparence réduit la personne à son corps pour que chacun puisse l'estimer du regard. Dès lors la piste de danse laisse libre jeu à la concurrence, d'autant plus que les danses ne nécessitent plus de "cavalier", chacun peut y prétendre dans un cercle de danseurs plus large. La piste a donc une structuration pluripolaire qui très vite se hiérarchise. Les plus sexuellement attractifs, disposent d'un espace plus large au centre, ce qui leur permet d'être vus et désirés par tous. Le marché produit la frustration en ignorant l'inégalité originelle. En périphérie, les individus corporellement peu convoitables sont masqués par la foule, ou développent des stratégies alternatives de séduction par la parole, autour d'une table. Pour ceux qui restent sur la piste, l'offre rencontre la demande, le choix se faisant selon la constatation réciproque de la performance. La rencontre est signifiée par une débauche de signes corporels intimes dans une dimension, cette fois exclusivement bipolaire. Les deux membres du couple miment le coït par un ajustement du mouvement des hanches et des flexions parallèles des deux corps. La contractualisation est manifestée par les premiers attouchements. Véritable industrie de la rencontre ; la productivité sensuelle optimisée par la concurrence, permet d'obtenir un bon rendement d'associés sexuels provisoires. Durex s'en félicite.

    Ne restent aux marginalisés condam-nés à désirer sans être désirés à leur tour ? Que les marchés marginaux des petites annonces et des serveurs minitels. Houellebecq lucide, a dévoilé dans L'extension du domaine de la lutte, le mal être de ce prolétariat amoureux : « J'ai de quoi me payer une pute par semaine ; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l'amour. Je préfère encore essayer. » Les sociétés traditionnelles avaient leurs tantes marieuses, les structures sociales permettaient à chacun de trouver une femme. Mais « tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. (...) C'est ce qu'on appelle la "loi du marché". Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. »(1)

    Ceux comme Richard Durn, qui n'ont plus pour se satisfaire que les images exhibées de corps idéals, sont condamnés au phantasme, à l'éjaculation triste devant le calendrier LVMH : « Je suis onaniste depuis au moins vingt ans. Je ne sais plus ce qu'est le corps d'une femme et je n'ai jamais vécu de véritable histoire d'amour. Je me branle par solitude, par habitude du dégoût de moi-même, par volonté d'oublier le vide de ma vie et sans doute par plaisir. Mais quelle sorte de plaisir ai-je véritablement ? »

    Le nihilisme du bonheur

    Le mendiant d'amour est victime de tous les marchands de bonheur, Barbara Cartland, Men's Health, Vingt Ans, qui tous les mois sortent leur mini guide pour « bien être en couple », « Le bonheur c'est facile », ou « le faire plus jouir ». Le bonheur ou l'amour sont toujours présentés comme un état sensible à acquérir. Cette promesse excite le désir. Tout le monde veut "son" histoire d'amour, être emporté par la passion aux confins du possible, aux frontières de la mort. Le droit au bonheur est brandit. Toutes les relations qui n'auront pas le sceau de l'enfin, "enfin elle", "enfin jouir", le bonheur conquis, la conscience anéantie dans les affects, paraîtront dérisoires et méprisables. Illusion fatale ! Denis de Rougemont l'a dénoncé : « Le bonheur est une Eurydice : on l'a perdu dès qu'on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l'acceptation, et meurt dans la revendication. C'est qu'il dépend de l'être et non de l'avoir (...). Tout bonheur que l'on veut sentir, que l'on veut tenir à sa merci ? Au lieu d'y être comme par grâce ? Se transforme instantanément en une absence insupportable ».

    En sus, la quête sensuelle de bien-être, met les individus en parallèle sans espoir de rencontre authentique ; au mieux les corps se pénètrent, mais l'autre reste un écran, travesti par la logique égotique du désir qui y projette ses phantasmes. Le "je", du « je t'aime » est déjà piégé. « Moi je », « moi je », autant de barreaux à leurs geôles ! Chacun aimera son amour, jamais l'autre, le miroir est trop épais. L'homme est définitivement seul avec son désir, l'aliénation de la vie est complète, la raison s'épuise à déchiffrer une réalité que l'utopie lui rend inintelligible ; coupé du monde, séparé de lui-même, il est dans un tombeau.

    La prison du désir égotique

    Car le réel résiste aux promesses de la passion. Quid de la souffrance ou de l'échec, devenus la part maudite d'un monde affichant sa bedaine replète ; l'utopie de l'amour moderne creuse le sillon de la haine puisque, privé du bonheur des autres, ce miroir aux alouettes en suspens sur toutes les couvertures des magazines. Les "machines désirantes" qui s'épuisent à l'atteindre, ne tardent à se haïr par mépris de leur impuissance, à haïr autrui comme idéal introuvable, à haïr le monde créé comme carcan de limites humiliantes. Les mensonges des fictions amoureuses mènent à l'anorexie, à la dépression, au suicide ou au meurtre ! Durn en est le sanglant prophète, derrière lui, une armée entière de désespérés va ébranler le monde.

    N'en doutons pas, la guerre va se poursuivre au corps à corps. Certains fuiront leur être, la chirurgie esthétique les calquera sur la star du moment, mais à l'inflation des seins gonflés de silicone, la bourgeoisie sexuelle répondra avec des moyens conséquents. Des divisions de chirurgiens et de généticiens garderont son pouvoir. Bientôt, ils pourront "tuner" leur corps et le "manager" comme une équipe sportive dont on peut, par la greffe, changer les membres pour gagner en zones érogènes. Ils parleront à leur sexe ; l'emmèneront chez le toiletteur comme un caniche. Sur internet, on trouvera des clitoris au marché noir, les dernières frigides se les arracheront. Bientôt, il sera possible d'en avoir plusieurs, et l'absolutisation du bien-être individuel fera sortir l'humanité de son orbite.
     
     
    Alain Raison
     
    1 : Michel Houellebecq, L'extension du domaine de la lutte, J'ai lu.
    2 : Les citations du journal de Richard Durn, sont tirées des extraits publiés dans Le Monde du 10 avril 2002.