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  • N°6 - Hulot contre les robots

    Par Laurent Dandrieu

    Un ouvrier s'approche d'un portier d'immeuble qui a la cigarette au bec et lui demande du feu ; au lieu de lui tendre immédiatement son briquet, celui-ci lui fait signe de le suivre quelques mètres plus loin : on s'aperçoit alors que les deux hommes étaient séparés par une paroi de verre. Un peu plus tard, dans le même immeuble, M. Hulot court vainement après le bureaucrate avec qui il a rendez-vous : de part et d'autre d'une cour vitrée, les deux hommes se font signe, mais dès lors qu'ils font mine de se rapprocher, ils s'éloignent inexplicablement l'un de l'autre : c'est que, sans le savoir, ils étaient tous les deux du même côté du miroir, et que chacun cherchait à rentrer en contact avec le reflet de l'autre. Quelques années avant ces scènes extraites de Playtime, le petit garçon de Mon Oncle, cherchant sa mère dans leur maison ultramoderne, entièrement domotisée, croit l'avoir trouvée lorsqu'il entend, à distance, le ronronnement de l'aspirateur ; l'enfant se précipite en criant « Maman », mais se trouve face à face avec le robot ménager qui fonctionne tout seul.

    Un enfant qui ne fait plus la différence entre sa mère et un robot, des immeubles en verre censés établir la communication entre les hommes et ne suscitent que le désordre et l'incompréhension : quelques exemples qui suffisent à prouver que le burlesque de Jacques Tati, dont on célèbre cette année le vingtième anniversaire de la disparition, n'est pas un comique gratuit, mais est aussi l'occasion d'une mise en scène de l'état de l'homme et de la société.

    Robotisation

    Si la célèbre définition du rire donnée par Bergson (« Du mécanique plaqué sur du vivant ») a un sens, c'est bien à propos de Tati, tant l'essence même de son comique repose, justement, sur la confrontation du vivant et du mécanique, celui d'une société en voie de robotisation. Les Vacances de M. Hulot mises à part, simple juxtaposition d'un individu lunaire et maladroit avec une société bien huilée, tous les films de Tati, de Jour de fête à Trafic en passant par Mon oncle et Playtime, tournent autour du choc brutal entre un homme ordinaire, produit d'une société ancienne où la sociabilité n'était pas un vain mot, et la modernité la plus agressive. Modernité fantasmée encore dans Jour de fête (1949), où un facteur de village se met en tête de faire sa tournée postale "à l'américaine". Modernité bien réelle celle-ci, même si Tati a beaucoup d'avance sur son temps, dans Mon oncle (1958), où le débonnaire M. Hulot sème la panique dans la maison robotisée de son beau-frère Arfel, comme dans son usine de tuyaux en caoutchouc à la chaîne, ou dans Playtime (1967), où le même Hulot erre dans un Paris de cauchemar, américanisé et "gratte-cielisé", ou encore dans Trafic (1971), où il affronte cette fois les aléas de la société automobile.

    À l'époque où tournait Tati, les jeux n'étaient pas encore faits : le village de Jour de fête était un vrai village, celui de Sainte-Sévère, dans le Berry, dont le cinéaste avait pris les vrais habitants pour acteurs. La France provinciale et anarchique où habitait Hulot, qu'il quittait pour aller rendre visite à son neveu dans la villa futuriste de Mon oncle, était encore bien vivante. Ladite villa, en revanche, fut bâtie de toute pièce pour les besoins du film, comme allait l'être le Paris monstrueux de Playtime, où les monuments les plus célèbres de Paris ne pouvaient plus être aperçus qu'en reflet sur les parois des buildings de style anonyme, dont on pouvait admirer les jumeaux exacts sur les affiches vantant un voyage à Moscou, New York ou Rio.

    L’arme du comique

    D'où l'optimisme de Tati : dans cette époque entre chien et loup, où la modernité balbutiante ressort encore bien souvent du futurisme, et le progressisme technologique de l'ère gaullo-pompidolienne n'est encore qu'une obsession volontariste, M. Hulot et ses semblables n'ont guère de peine à être les grains de sable humains qui vont bloquer la belle mécanique robotique, à l'image du chien dont le bout de la queue suffit à détraquer le garage automatique de la villa Arfel, et quelques personnalités résolument rétives à la normalisation suffiront à humaniser l'univers froid et technologique qui n'a pas encore eu le temps de les transformer en machines, comme le montre l'extraordinaire scène de Playtime où Hulot et quelques autres transforment un restaurant international en une gargote parisienne où il fait bon chanter Nini peau de chien.

    À l'heure où l'américanisation et la mondialisation prophétisées par Playtime ne sont plus une simple potentialité, mais une réalité quotidienne ; à l'heure où le Loft a institutionnalisé ces appartements transparents où chacun peut vérifier que la vie du voisin est rigoureusement interchangeable avec la sienne ; à l'heure où, comme Diogène cherchant un homme, il faut promener sa lanterne de plus en plus loin pour dénicher un de ces Hulot qui semblaient encore proliférer aux yeux de Tati, et désormais remplacés par des clones formatés qui ne songent pas un instant qu'on puisse ne pas vivre avec son temps ; à l'heure où Internet semble avoir accompli cet idéal de transparence où tout communique, mais rien ne s'échange, il est permis d'être moins optimiste.

    Du moins est-il désormais impossible de se tromper sur la nature de l'œuvre de Tati, qui est bien un appel à la sédition vis-à-vis d'une modernité agressive et déshumanisante. Que Tati soit lui-même un cinéaste on ne peut plus précurseur, inventant un comique à retardement tout à fait inédit, mettant au point un jeu avec le silence et la durée tellement novateur qu'ils reste à ce jour presque sans continuateur, effaçant les dialogues jusqu'à, dit-il, les faire rentrer « à l'intérieur du son », ne change rien au fait qu'il est, littéralement, un auteur réactionnaire : s'opposant à l'esprit niveleur de l'époque, prenant le parti, comme Perret ou Aymé ont pu le faire avec d'autres moyens, de l'individu ou, pour mieux dire, de la personne contre la philosophie matriculaire du temps, le cinéma de Tati est véritablement une œuvre de résistance – ce qui n'ôte rien, bien au contraire, à son extraordinaire puissance comique.
     
     
    Laurent Dandrieu
     
    À lire :
    Tati, de Marc Dondey, Ramsay, 272 p., 30 g.
    Tati, de Michel Chion, Cahiers du cinéma (1987), 128 p., 14,50 g.


  • N°6 - Entretien avec Christian Authier

    Du pédéraste à la gay pride, la déviance devenue norme sociale
    Entretien avec Christian Authier
    Christian Authier, est journaliste à L'opinion indépendante, auteur du Nouvel ordre sexuel, Bartillat 2002.

    L'homosexualité est une pratique ancienne. Elle est devenue un problème social quand elle a eu prétention a être une identité fondatrice équivalente à l'hétérosexualité. Christian Authier revient sur un processus de normalisation, où la question du sens de la norme sociale amoureuse n'est jamais posée, les voix seules et l'argent sont comptés.

    Comment une déviance telle que l'homosexualité devient-elle une norme sociale ? Comment s'institutionnalise-t-elle ?

    Je dirais que l'"institutionnalisation" de l'homosexualité a été un phénomène lent depuis l'après-guerre et fulgurant ces 10 ou 15 dernières années. Elle a plusieurs explications : l'évolution des mœurs liée aux conquêtes et aux luttes du féminisme et des avant-gardes minoritaires militantes. Peu à peu, l'homosexualité s'est intégrée, en particulier par une imprégnation culturelle, au travers de l'art, de la musique populaire, la mode, etc.

    L'épidémie du SIDA a t-elle accéléré ce processus ?

    Effectivement, l'épidémie du SIDA, fut un tournant décisif au milieu des années 80, mettant l'homosexualité au cœur de débats sanitaires et publics. Il a résulté de cette tragédie une sensibilisation de l'opinion publique à la fois à l'épidémie et à la condition homosexuelle en général. Les représentations ont été également fortement modifiées sous l'effet d'œuvres littéraires comme celles d'Hervé Guibert ou cinématographiques telles, Les nuits fauves, qui aura été un des plus gros succès populaires du cinéma de la fin des années 80. Une aura à la fois noire, désespérée et romantique, qu'ont charriée ces œuvres, a amorcé toutes sortes de débats et amené un regard plus tolérant de la société française sur l'homosexualité.

    La logique du marché a ensuite avalisée l'institution du groupe gays dans la société, par la production de biens culturels et identitaires ?

    Plus près de nous, l'intégration de la culture gay, jusque-là minoritaire, dans le système marchand dominant a largement diffusé des codes et des produits dans le grand public via la publicité, la mode ou la musique. Rappelons pour l'anecdote que la chanson qui a fait danser la France lors de la victoire de la Coupe du monde 98, I will survive, était auparavant l'"hymne" des gays américains. Cette marchandisation est propre à tous les communautarismes. Les appartenances se débitent en tranches, en rondelles identitaires, puis se créent des produits, des programmes audiovisuels, des magazines, des tarifs préférentiels ou des contrats d'union spécifiques. En ce qui concerne les homosexuels, on a pu voir de nombreuses campagnes publicitaires ou la création de produits ciblés. Par exemple, des entreprises comme la Maïf ou Bouygues Télécoms ont investi ces parts de marché, Bouygues proposant notamment un "Pacs téléphonique".

    Si on en croit les analystes économiques, les homos sont une cible de choix puisque, souvent célibataires et sans enfants à charge, ils ont des revenus supérieurs à la moyenne, tournés vers les loisirs et la consommation... Ce "type d'homosexuel", peut-être largement rêvé par les annonceurs, incarne le consommateur idéal, ce qui explique l'intérêt que le marché lui porte. Par ailleurs, dans l'ambiance générale favorable à l'homosexualité, quoi qu'en disent les campagnes de presse, il est toujours bon pour n'importe quelle entreprise d'avoir la touche gay friendly, sorte de brevet de citoyenneté et de tolérance. Est-ce que la condition homosexuelle avance avec ce genre de gadget cynique ? Chacun jugera. On peut relever deux attitudes relatives à cette intégration : l'une qui l'observe avec bienveillance et se félicite de la chute de nouveaux tabous ; l'autre plus circonspecte, plus critique sur ce que l'on peut considérer comme une récupération. Ainsi, Benoît Duteurtre, dans son roman Gaieté parisienne, pose un regard satirique et critique sur un milieu gay aussi conformiste et uniforme que le reste de la société. Désormais, certains homosexuels semblent plus enclins à courir après tous les stéréotypes de l'époque moderne (consumérisme frénétique, hédonisme béat…), et l'on peut se demander si la "gay attitude" n'est pas devenue le fer de lance de l'ordre social et moral du capitalisme contemporain. C'est, me semble-t-il, l'aspect le plus intéressant de cette intégration et de cette banalisation de l'homosexualité. On a oublié commodément l'analyse de Pasolini, qui afficha son homosexualité à une époque où elle n'était pas encore "branchée", se livrant dès le milieu des années 70 à une critique impitoyable du nouveau capitalisme qui dénaturait, à ses yeux, les anciennes exigences libérales et progressistes en une banale tolérance morale avide de biens de consommation.

    On projette actuellement un film sur les déportés homosexuels. Il semble que l'homophobie ait été instrumentalisée en levier de reconnaissance sociale : les gays jouant du statut de victime persécuté par analogie au génocide juif, pour stimuler une solidarité à leur égard.

    Très vite, les milieux militants homosexuels américains ont usé d'analogies entre le sida et le génocide juif, représentations reprises en France par certaines associations comme Act-Up. Ce qui est frappant ces dernières années dans les débats autour de l'homosexualité, c'est la réduction de l'individu à sa sexualité, en l'occurrence à l'homosexualité, puis la réduction de l'homosexuel au statut de victime. L'homosexuel devenant ainsi le paria ultime subissant les pires discriminations, la victime des victimes. En France, l'universitaire et essayiste Didier Eribon, réduit ainsi dans une vision quasi-paranoïaque la condition d'homosexuel à celle d'un individu évoluant dans « un monde d'injures » (sic). De fait, il réclame des lois pour réprimer une homophobie supposée envahissante. Selon les termes d'Eribon, il s'agirait de se prémunir contre « l'injure réelle ou potentielle ». Ce concept d'« injure potentielle » est assez inquiétant et n'est pas sans évoquer les cauchemars orwelliens. Paradoxe : on n'a jamais autant parlé d'homophobie alors que jamais l'homosexualité, du moins en France et en Occident, n'a été autant intégrée dans les normes sociales. L'adoption du Pacs, le succès de la Gay Pride comme de films (Pédale douce, Le placard…) ou de livres prônant la tolérance ou l'élection à la mairie de Paris d'un homme politique ayant fait son coming-out, en sont autant de signes forts. La mode de la "pride" (la fierté en VF) et de la parade, pourrait-elle s'épanouir dans une société homophobe ? On pourrait aussi s'interroger sur cette nouvelle "fierté"… Doit-on être fier de sa sexualité ? S'il n'y a pas de honte à être homosexuel ou hétérosexuel, quel motif de fierté peut-on en tirer ? Raisonnablement aucun, à moins de considérer le narcissisme et le contentement de soi comme l'un des traits dominants de notre époque.

    Peut-on dire en résumé qu'ils utilisent leur statut de victimes, pour partie réel et pour partie fantasmée, pour obtenir des droits ?

    être homosexuel, en caricaturant à peine, cela peut être aussi un label, ou servir de caution par le biais justement du statut de victime. Comme le montre l'exemple de Philippe Meynard, conseiller municipal pendant dix d'une commune de Gironde de deux mille habitants, qui, du jour où il a fait son coming out et qu'il s'est plaint de réactions homophobes dans son village, est devenu une star des médias, a publié un livre et a été promu dans les instances de son parti politique. En faisant part de sa seule inclination sexuelle, il a acquis un statut médiatique et politique que dix ans de carrière ne lui avaient pas permis. C'est une promotion stupéfiante.

    Lors du vote du PACS, on ne parlait que d'héritage, de colocation, de loyer... Il s'agissait essentiellement d'affaires de gros sous. Alors, le PACS, institution bourgeoise ?

    C'est l'accusation qu'ont lancée notamment certains homosexuels attachés à ce qui faisait, à tort ou à raison, une certaine identité homosexuelle liée à la marginalité, au refus des règles établies et de l'ordre bourgeois. Il est vrai que l'on n'imagine guère Jean Genet en train de se pacser. Le plus intéressant fut de voir que ce sont les avantages fiscaux et de succession qui ont été souvent mis en avant par les médias traditionnels pour faire la promotion du PACS. Il faut dire aussi, au vu des chiffres (environ 35 000 PACS conclu après les dix-huit premiers mois d'entrée en vigueur de la loi), que le PACS ne concernait finalement que très peu de monde. Contrairement à ce que l'ampleur des débats politiques et médiatiques laissaient supposer, il ne s'agissait sans doute pas d'une mesure essentielle et primordiale pour les Français, homosexuels ou non. Plus profondément, le PACS me semble traduire l'émergence de contrats spécifiques, de lois précaires ou dépréciées, censées répondre aux attentes de communautés ou d'intérêts particuliers. Ce n'est plus le bien commun qui guide le législateur, mais le corporatisme ou le clientélisme.

    Propos recueillis par S. de Kererro