Par Laurent Dandrieu
Un ouvrier s'approche d'un portier d'immeuble qui a la cigarette au bec et lui demande du feu ; au lieu de lui tendre immédiatement son briquet, celui-ci lui fait signe de le suivre quelques mètres plus loin : on s'aperçoit alors que les deux hommes étaient séparés par une paroi de verre. Un peu plus tard, dans le même immeuble, M. Hulot court vainement après le bureaucrate avec qui il a rendez-vous : de part et d'autre d'une cour vitrée, les deux hommes se font signe, mais dès lors qu'ils font mine de se rapprocher, ils s'éloignent inexplicablement l'un de l'autre : c'est que, sans le savoir, ils étaient tous les deux du même côté du miroir, et que chacun cherchait à rentrer en contact avec le reflet de l'autre. Quelques années avant ces scènes extraites de Playtime, le petit garçon de Mon Oncle, cherchant sa mère dans leur maison ultramoderne, entièrement domotisée, croit l'avoir trouvée lorsqu'il entend, à distance, le ronronnement de l'aspirateur ; l'enfant se précipite en criant « Maman », mais se trouve face à face avec le robot ménager qui fonctionne tout seul.
Un enfant qui ne fait plus la différence entre sa mère et un robot, des immeubles en verre censés établir la communication entre les hommes et ne suscitent que le désordre et l'incompréhension : quelques exemples qui suffisent à prouver que le burlesque de Jacques Tati, dont on célèbre cette année le vingtième anniversaire de la disparition, n'est pas un comique gratuit, mais est aussi l'occasion d'une mise en scène de l'état de l'homme et de la société.
Robotisation
Si la célèbre définition du rire donnée par Bergson (« Du mécanique plaqué sur du vivant ») a un sens, c'est bien à propos de Tati, tant l'essence même de son comique repose, justement, sur la confrontation du vivant et du mécanique, celui d'une société en voie de robotisation. Les Vacances de M. Hulot mises à part, simple juxtaposition d'un individu lunaire et maladroit avec une société bien huilée, tous les films de Tati, de Jour de fête à Trafic en passant par Mon oncle et Playtime, tournent autour du choc brutal entre un homme ordinaire, produit d'une société ancienne où la sociabilité n'était pas un vain mot, et la modernité la plus agressive. Modernité fantasmée encore dans Jour de fête (1949), où un facteur de village se met en tête de faire sa tournée postale "à l'américaine". Modernité bien réelle celle-ci, même si Tati a beaucoup d'avance sur son temps, dans Mon oncle (1958), où le débonnaire M. Hulot sème la panique dans la maison robotisée de son beau-frère Arfel, comme dans son usine de tuyaux en caoutchouc à la chaîne, ou dans Playtime (1967), où le même Hulot erre dans un Paris de cauchemar, américanisé et "gratte-cielisé", ou encore dans Trafic (1971), où il affronte cette fois les aléas de la société automobile.
À l'époque où tournait Tati, les jeux n'étaient pas encore faits : le village de Jour de fête était un vrai village, celui de Sainte-Sévère, dans le Berry, dont le cinéaste avait pris les vrais habitants pour acteurs. La France provinciale et anarchique où habitait Hulot, qu'il quittait pour aller rendre visite à son neveu dans la villa futuriste de Mon oncle, était encore bien vivante. Ladite villa, en revanche, fut bâtie de toute pièce pour les besoins du film, comme allait l'être le Paris monstrueux de Playtime, où les monuments les plus célèbres de Paris ne pouvaient plus être aperçus qu'en reflet sur les parois des buildings de style anonyme, dont on pouvait admirer les jumeaux exacts sur les affiches vantant un voyage à Moscou, New York ou Rio.
L’arme du comique
D'où l'optimisme de Tati : dans cette époque entre chien et loup, où la modernité balbutiante ressort encore bien souvent du futurisme, et le progressisme technologique de l'ère gaullo-pompidolienne n'est encore qu'une obsession volontariste, M. Hulot et ses semblables n'ont guère de peine à être les grains de sable humains qui vont bloquer la belle mécanique robotique, à l'image du chien dont le bout de la queue suffit à détraquer le garage automatique de la villa Arfel, et quelques personnalités résolument rétives à la normalisation suffiront à humaniser l'univers froid et technologique qui n'a pas encore eu le temps de les transformer en machines, comme le montre l'extraordinaire scène de Playtime où Hulot et quelques autres transforment un restaurant international en une gargote parisienne où il fait bon chanter Nini peau de chien.
À l'heure où l'américanisation et la mondialisation prophétisées par Playtime ne sont plus une simple potentialité, mais une réalité quotidienne ; à l'heure où le Loft a institutionnalisé ces appartements transparents où chacun peut vérifier que la vie du voisin est rigoureusement interchangeable avec la sienne ; à l'heure où, comme Diogène cherchant un homme, il faut promener sa lanterne de plus en plus loin pour dénicher un de ces Hulot qui semblaient encore proliférer aux yeux de Tati, et désormais remplacés par des clones formatés qui ne songent pas un instant qu'on puisse ne pas vivre avec son temps ; à l'heure où Internet semble avoir accompli cet idéal de transparence où tout communique, mais rien ne s'échange, il est permis d'être moins optimiste.
Du moins est-il désormais impossible de se tromper sur la nature de l'œuvre de Tati, qui est bien un appel à la sédition vis-à-vis d'une modernité agressive et déshumanisante. Que Tati soit lui-même un cinéaste on ne peut plus précurseur, inventant un comique à retardement tout à fait inédit, mettant au point un jeu avec le silence et la durée tellement novateur qu'ils reste à ce jour presque sans continuateur, effaçant les dialogues jusqu'à, dit-il, les faire rentrer « à l'intérieur du son », ne change rien au fait qu'il est, littéralement, un auteur réactionnaire : s'opposant à l'esprit niveleur de l'époque, prenant le parti, comme Perret ou Aymé ont pu le faire avec d'autres moyens, de l'individu ou, pour mieux dire, de la personne contre la philosophie matriculaire du temps, le cinéma de Tati est véritablement une œuvre de résistance – ce qui n'ôte rien, bien au contraire, à son extraordinaire puissance comique.
Un ouvrier s'approche d'un portier d'immeuble qui a la cigarette au bec et lui demande du feu ; au lieu de lui tendre immédiatement son briquet, celui-ci lui fait signe de le suivre quelques mètres plus loin : on s'aperçoit alors que les deux hommes étaient séparés par une paroi de verre. Un peu plus tard, dans le même immeuble, M. Hulot court vainement après le bureaucrate avec qui il a rendez-vous : de part et d'autre d'une cour vitrée, les deux hommes se font signe, mais dès lors qu'ils font mine de se rapprocher, ils s'éloignent inexplicablement l'un de l'autre : c'est que, sans le savoir, ils étaient tous les deux du même côté du miroir, et que chacun cherchait à rentrer en contact avec le reflet de l'autre. Quelques années avant ces scènes extraites de Playtime, le petit garçon de Mon Oncle, cherchant sa mère dans leur maison ultramoderne, entièrement domotisée, croit l'avoir trouvée lorsqu'il entend, à distance, le ronronnement de l'aspirateur ; l'enfant se précipite en criant « Maman », mais se trouve face à face avec le robot ménager qui fonctionne tout seul.
Un enfant qui ne fait plus la différence entre sa mère et un robot, des immeubles en verre censés établir la communication entre les hommes et ne suscitent que le désordre et l'incompréhension : quelques exemples qui suffisent à prouver que le burlesque de Jacques Tati, dont on célèbre cette année le vingtième anniversaire de la disparition, n'est pas un comique gratuit, mais est aussi l'occasion d'une mise en scène de l'état de l'homme et de la société.
Robotisation
Si la célèbre définition du rire donnée par Bergson (« Du mécanique plaqué sur du vivant ») a un sens, c'est bien à propos de Tati, tant l'essence même de son comique repose, justement, sur la confrontation du vivant et du mécanique, celui d'une société en voie de robotisation. Les Vacances de M. Hulot mises à part, simple juxtaposition d'un individu lunaire et maladroit avec une société bien huilée, tous les films de Tati, de Jour de fête à Trafic en passant par Mon oncle et Playtime, tournent autour du choc brutal entre un homme ordinaire, produit d'une société ancienne où la sociabilité n'était pas un vain mot, et la modernité la plus agressive. Modernité fantasmée encore dans Jour de fête (1949), où un facteur de village se met en tête de faire sa tournée postale "à l'américaine". Modernité bien réelle celle-ci, même si Tati a beaucoup d'avance sur son temps, dans Mon oncle (1958), où le débonnaire M. Hulot sème la panique dans la maison robotisée de son beau-frère Arfel, comme dans son usine de tuyaux en caoutchouc à la chaîne, ou dans Playtime (1967), où le même Hulot erre dans un Paris de cauchemar, américanisé et "gratte-cielisé", ou encore dans Trafic (1971), où il affronte cette fois les aléas de la société automobile.
À l'époque où tournait Tati, les jeux n'étaient pas encore faits : le village de Jour de fête était un vrai village, celui de Sainte-Sévère, dans le Berry, dont le cinéaste avait pris les vrais habitants pour acteurs. La France provinciale et anarchique où habitait Hulot, qu'il quittait pour aller rendre visite à son neveu dans la villa futuriste de Mon oncle, était encore bien vivante. Ladite villa, en revanche, fut bâtie de toute pièce pour les besoins du film, comme allait l'être le Paris monstrueux de Playtime, où les monuments les plus célèbres de Paris ne pouvaient plus être aperçus qu'en reflet sur les parois des buildings de style anonyme, dont on pouvait admirer les jumeaux exacts sur les affiches vantant un voyage à Moscou, New York ou Rio.
L’arme du comique
D'où l'optimisme de Tati : dans cette époque entre chien et loup, où la modernité balbutiante ressort encore bien souvent du futurisme, et le progressisme technologique de l'ère gaullo-pompidolienne n'est encore qu'une obsession volontariste, M. Hulot et ses semblables n'ont guère de peine à être les grains de sable humains qui vont bloquer la belle mécanique robotique, à l'image du chien dont le bout de la queue suffit à détraquer le garage automatique de la villa Arfel, et quelques personnalités résolument rétives à la normalisation suffiront à humaniser l'univers froid et technologique qui n'a pas encore eu le temps de les transformer en machines, comme le montre l'extraordinaire scène de Playtime où Hulot et quelques autres transforment un restaurant international en une gargote parisienne où il fait bon chanter Nini peau de chien.
À l'heure où l'américanisation et la mondialisation prophétisées par Playtime ne sont plus une simple potentialité, mais une réalité quotidienne ; à l'heure où le Loft a institutionnalisé ces appartements transparents où chacun peut vérifier que la vie du voisin est rigoureusement interchangeable avec la sienne ; à l'heure où, comme Diogène cherchant un homme, il faut promener sa lanterne de plus en plus loin pour dénicher un de ces Hulot qui semblaient encore proliférer aux yeux de Tati, et désormais remplacés par des clones formatés qui ne songent pas un instant qu'on puisse ne pas vivre avec son temps ; à l'heure où Internet semble avoir accompli cet idéal de transparence où tout communique, mais rien ne s'échange, il est permis d'être moins optimiste.
Du moins est-il désormais impossible de se tromper sur la nature de l'œuvre de Tati, qui est bien un appel à la sédition vis-à-vis d'une modernité agressive et déshumanisante. Que Tati soit lui-même un cinéaste on ne peut plus précurseur, inventant un comique à retardement tout à fait inédit, mettant au point un jeu avec le silence et la durée tellement novateur qu'ils reste à ce jour presque sans continuateur, effaçant les dialogues jusqu'à, dit-il, les faire rentrer « à l'intérieur du son », ne change rien au fait qu'il est, littéralement, un auteur réactionnaire : s'opposant à l'esprit niveleur de l'époque, prenant le parti, comme Perret ou Aymé ont pu le faire avec d'autres moyens, de l'individu ou, pour mieux dire, de la personne contre la philosophie matriculaire du temps, le cinéma de Tati est véritablement une œuvre de résistance – ce qui n'ôte rien, bien au contraire, à son extraordinaire puissance comique.
Laurent Dandrieu
À lire :
Tati, de Marc Dondey, Ramsay, 272 p., 30 g.
Tati, de Michel Chion, Cahiers du cinéma (1987), 128 p., 14,50 g.
Tati, de Marc Dondey, Ramsay, 272 p., 30 g.
Tati, de Michel Chion, Cahiers du cinéma (1987), 128 p., 14,50 g.