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  • N°17 - Entretien avec Philippe Muray

    Philippe Muray, vous venez de publier, avec la journaliste Élisabeth Lévy, Festivus Festivus, un recueil d’entretiens enregistrés entre juin 2001 et décembre 2004. L’actualité de notre ère globale y est traitée d’une manière en même temps virulente et drôle. Qu’il s’agisse de la prison d’Abou Ghraïb, de Paris-Plage, de la littérature d’Amélie Nothomb ou de l’islamisme… voilà autant de faits tragiques ou navrants qui sous votre regard deviennent comiques. Le rire, est-ce pour supporter ?
     
    C’est plutôt une méthode. Une méthode pour voir, faire voir, penser les phénomènes ou les événements. L’obstacle à la compréhension de l’actualité et plus généralement des phénomènes de la société contemporaine, c’est le sérieux avec lequel ils se présentent et, surtout, avec lequel ils s’autocommentent. Essayer de reprendre tout cela sous un éclairage « drôle », c’est aussi éviter au maximum le discours critique ou analytique qui, à mon avis, a fait son temps. Il n’y a plus grand-chose à « décrypter », de nos jours, tout s’offrant toujours plus ou moins avec son décodage en paquet-cadeau, sa « démythologisation » rituelle et lassante. Mais ce n’est évidemment jamais le décodage ou la démythologisation qui seraient susceptibles de faire jaillir le comique des événements. Je crois aussi que dans un monde d’infantilisation profonde, forcenée, comme le nôtre, le comique, parce qu’il est l’antagoniste radical de cette infantilisation (les enfants ne rient pas, ils ne peuvent pas, ils ont besoin de certitudes), est d’une puissance de rupture sans équivalent, d’une capacité de désordre qu’on ne trouve plus nulle part. C’est pourquoi il n’a rien à voir avec la légèreté ou la futilité ; c’est au contraire sans doute l’activité la plus adulte qui soit, et donc, pour cette raison, exceptionnelle, puisqu’il n’y a pratiquement plus d’adultes ; et d’une efficacité renversante quand il se produit. Ce monde est dérisoire, mais il a mis fin à la possibilité de dire à quel point il est dérisoire ; du moins s’y efforce-t-il, et de bons apôtres se demandent aujourd’hui si l’humour n’a pas tout simplement fait son temps, si on a encore besoin de lui, etc. Ce qui n’est d’ailleurs pas si bête, car le rire, le rire en tant qu’art, n’a en Europe que quelques siècles d’existence derrière lui (il commence avec Rabelais), et il est fort possible que le conformisme tout à fait neuf mais d’une puissance inégalée qui lui mène la guerre (tout en semblant le favoriser sous les diverses formes bidons du fun, du déjanté, etc.) ait en fin de compte raison de lui. En attendant, mon objet étant les civilisations occidentales, et particulièrement la française, qui me semble exemplaire par son marasme extrême, par les contradictions qui l’écrasent, et en même temps par cette bonne volonté qu’elle manifeste, cette bonne volonté typiquement et globalement provinciale de s’enfoncer encore plus vite et plus irrémédiablement que les autres dans le suicide moderne, je crois que le rire peut lui apporter un éclairage fracassant. Derrière l’énorme discours moral qui constitue notre pain quotidien, même lorsque la morale n’est pas en cause (surtout lorsqu’elle n’est pas en cause : il n’y a qu’à penser au vertuisme dévotieux des thuriféraires de la pornographie, et à la voix tremblotante de respect de tous ceux qui font l’éloge de l’irrespect et du déréglement de tous les sens), existe un immense désir d’irruption du rire, comme une attente du sacrilège dans un univers de patenôtres étouffant. Le rire est une façon de manifester que l’agnosticisme par rapport au réel moderne est encore possible. Au fond, nous sommes tous des colonisés du Bien qui parlons la langue du colonisateur (mais ce colonisateur, c’est aussi nous !) mais qui sommes prêts, à la première occasion, à parler la langue du Mal pour peu qu’elle prenne soin de se parer de quelque séduction ; le Mal étant entendu ici comme tout ce qui s’oppose à la bonne pensée rousseauiste qui veut que l’homme soit mauvais alors qu’il est si parfait, tel quel, qu’il ne faut plus y toucher, les gens de gauche y ont d’ailleurs assez touché et ça suffit comme ça. Le malin génie du rire peut s’emparer de n’importe quoi. Il m’a saisi l’autre jour dans un TGV en lisant que les fumoirs prévus il y a quatre ans au moment de la conception du train Téoz (le Corail de deuxième génération) allaient être supprimés et transformés en « Espaces convivialité ». Il m’avait plus durablement saisi cet hiver, pendant près de six mois, en voyant des imbéciles bien intentionnés, sur la dalle de Montparnasse, se rassembler pour faire du roller et ainsi militer pour la libération de Florence Aubenas et de son guide en portant des tee-shirts où on pouvait lire : « Ils sont partis pour nous, ils reviendront grâce à nous ». Au fond, nous ne devrions plus traverser ce monde qu’en rigolant sans cesse comme des baleines. Pour ne prendre que cet exemple récent, il y a eu une dérision profonde dans l’épisode de la campagne du référendum, dans l’échec du oui, dans la manière rageuse dont les partisans du oui ont aussitôt tenu à faire savoir aux mal-votants que la « construction européenne » était de toute façon inéluctable et qu’on ne pouvait pas, de toute façon, être contre l’Europe. Il y a eu une autre dérision dans l’espoir fiévreux que la candidature de la France aux Jeux olympiques serait retenue, et ferait ainsi oublier le non au référendum. Et l’échec même de cette candidature a couronné le tout par son comique supérieur. Je crois qu’il n’y a plus d’autre façon de faire événement dans les événements que de trouver la manière d’en rire et surtout d’en faire rire. S’il y a bien un salut par rapport aux intimidations de toutes sortes dont nous sommes bombardés, il réside là, dans ce rire agnostique. On parle beaucoup de déclin des grandes religions, de demande de spirituel ou de retour du religieux, mais à mes yeux le XXIe siècle commence sous le joug d’une religion implacable : le Moderne. Le Moderne pour le Moderne. Le Moderne en soi. C’est la plus dure des religions et, contre elle, je ne vois pas d’autre délivrance que celle du rire. Pour reprendre une formule connue, le rire est un anti-destin.
     
    Vous avez inventé Homo festivus, un personnage conceptuel qui vous permet d’étriller notre époque à travers ses pauvres aventures. Or le voici qui connaît une mue ; il est désormais Festivus festivus. Que signifie cette mutation ? De quel état passe votre personnage, à quel nouvel état ?
     
    Je n’ai inventé Homo festivus puis Festivus festivus que parce qu’ils étaient déjà là sous nos yeux, partout, et que les aventures quotidiennes du néo-humain sont mon objet d’étude. Festivus festivus, qui vient après Homo festivus comme Sapiens sapiens succède à Homo sapiens, est l’individu qui festive qu’il festive : c’est le moderne de la nouvelle génération, dont la métamorphose est presque totalement achevée, qui a presque tout oublié du passé (de toute façon criminel à ses yeux) de l’humanité, qui est déjà pour ainsi dire génétiquement modifié sans même besoin de faire appel à des bricolages techniques comme on nous en promet, qui est tellement poli, épuré jusqu’à l’os, qu’il en est translucide, déjà clone de lui-même sans avoir besoin de clonage, nettoyé sous toutes les coutures, débarrassé de toute extériorité comme de toute transcendance, jumeau de lui-même jusque dans son nom. C’est quelqu’un qui a évacué la vieille dualité, anciennement constitutive de l’humain, ainsi que tous les clivages, les contradictions, les anciennes divisions sexuelles ou autres, et qui est prêt pour ce que j’annonce comme la grande guerre tautologique, la grande tautomachie de l’avenir, celle du Moderne contre le Moderne, puisqu’il n’y a plus d’antagonismes qu’à l’intérieur du Moderne (l’ancien n’existe plus, sauf à titre d’épouvantail nécessaire au Moderne pour rendre plus majestueux encore son propre cours ; mais peu à peu, même les résidus réels d’« ancien » authentique, l’islamisme terroriste par exemple, vont aussi se convertir). Après la fin de l’Histoire, donc aussi après la fin des événements, il faut bien qu’il y ait encore quelque chose qui ait l’apparence d’événements même si ça n’en est pas. Eh bien ces ersatz d’événements, le Moderne les puisera en lui-même, dans un affrontement perpétuel avec lui-même qui constituera la mythologie (mais aussi la comédie) de la nouvelle époque. C’est ce spectacle encore inédit d’événements se produisant pour ainsi dire par scissiparité que je voudrais maintenant observer et dont j’aimerais rendre compte et c’est pourquoi, après Festivus festivus, un nouveau livre de moi va paraître incessamment, qui s’intitule Moderne contre Moderne…
     
    Mais qui arrêtera Festivus Festivus ?
     
    À cette question, il n’y a aucune réponse, je regrette, sauf celle du pari. Et celui-ci porte sur la question de savoir si l’humain, c’est-à-dire la dualité sexuée, c’est-à-dire l’échec vivant de tout projet de totalité, est increvable malgré tous les efforts que l’on peut faire pour le réduire à sa plus simple expression, et s’il se vengera d’une manière ou d’une autre de cette entreprise, ou s’il succombera décidément, se métamorphosera et ne souffrira même plus de la dualité perdue comme d’un membre manquant. Vous remarquerez qu’en Festivus festivus, ce pléonasme incarné, ne subsiste plus aucune distance, même minimale, aucun dehors, aucune différence (aucune transcendance non plus), et pas davantage la moindre illusion ni corrélativement la moindre réalité. Festivus festivus est une fin possible de l’humain par simplification, par infantilisation, par principe de précaution et de perfection et encore par bien d’autres choses qui sont désirées (du moins en paroles) par la majorité d’entre nous. C’est une fin possible de l’humain par dé-différenciation, par recul en-deçà du bien et du mal comme du vrai et du faux ou du beau et du laid. C’est une fin possible de l’humain par descente au-dessous de l’humain, c’est une destruction violente et totale de l’humain, de son apparence comme de ses valeurs et de son environnement. Ce n’est toutefois pas une fin inéluctable. L’humain, je le répète, est précisément ce qui ne suit jamais jusqu’au bout les programmes que l’on a établis pour lui (et généralement dans son intérêt !), et les fait rater plus ou moins involontairement. Rien, au fond, n’a jamais réussi jusqu’au bout dans l’histoire humaine. Peut-être que la voie tracée aujourd’hui se perdra dans les sables. Peut-être que même les projets les plus caricaturaux échoueront. Peut-être que Festivus festivus lui-même, sans le vouloir, les fera échouer. Peut-être que c’est lui qui se tapera le sale boulot de tout défaire in extremis ? Peut-être que c’est lui qui, même à son propre insu, fera tout ce qu’il faut pour que ça merdre (pour lui ajouter la touche Ubu qui lui va si bien) ?
     
    Comment Festivus Festivus nous a-t-il sorti de l’Histoire (ou a-t-il accompagné la sortie de l’Histoire) ?
     
    Il est l’incarnation de la sortie de l’Histoire plus qu’il n’en est l’agent, et maintenant il est extrêmement difficile de dire ce qu’était l’Histoire dans la mesure où nous en avons effacé les traces parce que nous lui avons substitué un ensemble de films de fiction sur lesquels nous portons des jugements moraux et que nous traînons devant des tribunaux rétrospectifs plus burlesques les uns que les autres. Ce délire procédurier rétrospectif trouve bien entendu son équivalent au présent, dans la société contemporaine, où la folie procédurière en cours se nourrit du ressentiment de tous contre tous, du sentiment d’innocence que chacun entretient vis-à-vis de lui-même et de l’accusation de culpabilité qu’il porte envers tous les autres. La société n’est plus agitée que par ce mouvement ininterrompu de responsabilité-irresponsabilité qui lui donne une apparence de vie. Elle en tire des séries d’émotions primaires qui sont comme des électrochocs dans lesquels chacun croit assouvir des illusions d’autonomie et d’individualité. L’autre satisfaction, cette société la tire bien sûr de l’avalanche festive où elle satisfait ce qui lui reste de besoin d’unité. Toutes les anciennes structures sociales détruites, tous les intermédiaires liquidés, toutes les hiérarchies et séparations saccagées, la démocratie décomposée aussi, et les Lumières en faillite, débouchent sur cette situation désespérante, mélange d’aigreur et de fun, poussés tous deux au maximum d’intensité et composant l’espèce de magma infra-humain et infra-sexué où sombre ce qui reste de l’ancienne civilisation. Ce magma, pour avoir encore une ombre de définition, ne peut plus compter que sur ses ennemis, mais il est obligé de les inventer, tant la terreur naturelle qu’il répand autour de lui a rapidement anéanti toute opposition comme toute mémoire. En résumé, si nous savions comment nous sommes sortis de l’Histoire, nous pourrions y rentrer ; mais c’est justement cela que nous ne savons pas. Donc nous sommes dans une situation impalpable et affolante.
     
    J’ai relevé un mot de Joseph de Maistre qui s’applique, selon moi, à votre travail de dévoilement : « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne qui nous dit que tout est bien ». Quelle est la généalogie de cette pensée ?
     
    Pour ce qu’il en est de la généalogie, n’importe quel imbécile vous répondrait que c’est là tout simplement une pensée réactionnaire ; d’autant qu’après « qui nous dit que tout est bien » Maistre poursuit ainsi : « tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place ». Constat de désordre, donc, constat foncièrement réactionnaire et négatif, etc. Mais la généalogie ne m’intéresse plus ; il me semble qu’il y a bien assez à faire avec le présent, et que si la pensée a aujourd’hui le moindre intérêt c’est quand elle est capable de battre sur leur propre terrain les événements, de les devancer, d’aller plus vite qu’eux, ne serait-ce que d’une très courte tête, d’être en avant du nouveau monde réel tel qu’il ne cesse de s’inventer et de l’inventer encore plus burlesque qu’il ne s’invente lui-même. On ne peut plus, par ailleurs, être dupe des mots. Il n’y a certes que violence dans l’univers ; mais ce n’est plus une violence référencée, historique ; et quand la philosophie moderne nous dit que tout est bien, ce n’est donc pas grave non plus parce que ce bien n’est plus non plus historique. Donc tout est en ordre, tout est à sa place, et nous sommes bien sur la scène moderne…
     
    Si nous sommes donc dans une sorte d’Empire du Bien, où donc est passé le Mal ?
     
    Il est passé dans le gosier et dans le discours des innombrables proclamateurs du Bien qui, dans le même temps, interdisent sévèrement que le Mal soit parlé si peu que ce soit. C’est encore là, je le signale en passant, une situation comique.
     
    Et révéler le Mal qui se cache sous l’appellation d’Empire du Bien, n’est-ce pas faire œuvre
    de moraliste ? Autrement dit, n’en êtes vous pas un ?

     
    Ah oui, si vous voulez dire que presque tout ce dont je parle me paraît foncièrement immoral. Mais le plus immoral encore, et finalement la seule immoralité, serait de ne pas trouver le moyen d’en rire. Ce n’est pas toujours facile.
     
    Dans votre monumental essai Le XIXe siècle à travers les âges, vous indiquez que « leXIXe siècle a survécu au XXe siècle », en évoquant notamment l’alliance du socialisme et de la superstition… Le rejet de la religion comme cause et l’abandon de la raison comme explication seraient ainsi à l’origine de notre situation morale et spirituelle actuelle ?
     
    Oui, mais il faudrait revoir, réactualiser et corriger tout cela avec le formidable progrès des sciences qui, joint au désarroi général et à l’envie sourde de se débarrasser du fardeau sexuel, est en train de fusionner dans une espèce d’idéologie new age qui n’a même plus besoin de dire son nom. Il y a aujourd’hui un néo-scientisme mystique qui renouvelle tout ce que j’écrivais, à l’époque, sur les danses macabres de l’occultisme et du socialisme. C’est ce néo-scientisme mystique qui triomphe à mon avis en ce moment, même si personne ne l’écrit, dans l’impressionnant succès de Houellebecq et fait de celui-ci, indépendamment de son véritable talent littéraire, une sorte de mage universel. L’alliance du romantisme le plus plaintif et des technosciences vous promettant l’immortalité en même temps que l’éradication du tourment sexuel, est en train de confirmer ce que disait Freud il y a bien longtemps : « Celui qui promettrait à l’humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il dise, serait considéré comme un héros ». On en est là. Et peut-être pour de bon cette fois-ci. Mon XIXe siècle, sous des formes rénovées, à travers des rodomontades intergalactiques pour « Ère du Verseau », est peut-être hélas en train de gagner la partie. Du moins fantasmatiquement mais c’est déjà beaucoup. Dieu merci, il n’est pas sûr que la plus grande passion de l’homme soit d’être immortel, il en a de bien plus intéressantes.
     
    Les enfants (et petits-enfants) de 68 ne seraient-il pas les héritiers de ce XIXe siècle, qui est à bien des égards l’heure de la rupture, de la fêlure interne de notre civilisation ?
     
    Certes ; à condition de se souvenir que 68 n’est pas ce qu’on raconte, mais la contribution la plus efficace jamais apportée à l’établissement de la civilisation des loisirs. Par 68, le dernier homme s’est vu gratifier de ce qui lui manquait pour cacher en partie son immense veulerie vacancière : une petite touche de subversion. Tout cela ne se trouve guère au XIXe siècle. Encore que…
     
    Pour terminer notre entretien, un exercice d’admiration : quels sont les écrivains, les penseurs, les artistes qui stimulent le plus, voire inspirent, votre travail ?
     
    Je ne vois aujourd’hui qu’un seul écrivain à admirer, et c’est aussi le seul qui éclaire à mes yeux de manière précise et informée l’humanité contemporaine : Marcel Aymé. Quand je dis qu’il éclaire de manière précise et informée l’humanité contemporaine, c’est notre humanité de 2005 dont je veux parler, pas de celle qui lui était contemporaine. Ainsi est-il le seul écrivain moderne que je lis et relis sans cesse, presque à l’exclusion de tous les autres, parce qu’il m’informe à chaque page sur le Moderne actuel. Il présente aussi l’avantage de me faire rire, ce qui n’est le cas de presque personne d’autre.
     

    Propos recueillis par Antoine Rocalba
     

  • N°17 - Fausses pistes

    Par E. Marsala
     
    Qui sommes-nous ? D’où venons-nous, nous, les réactionnaires ? À quelles généalogies intellectuelles, à quelle famille de pensée nous rattachons-nous au juste, et comment doit-on nous qualifier ? Qui sont nos amis, nos adversaires ? Où sont nos frères, nos cousins, nos voisins, et ceux qui ont usurpé leur identité ? Cette question cruciale – et pas seulement pour nous – a déterminé nombre des réflexions, des orientations, des articles et des dossiers de cette revue – sans parler de celles qui l’ont précédées, et de celles qui lui succéderont sans doute. C’est dire si l’ouvrage d’Antoine Compagnon, Les antimodernes, était attendu, et avec quelle voracité nous nous sommes mis à le déguster, l’appétit aiguisé par la réputation de l’auteur, un assez drôle d’oiseau, scientifique de formation, polytechnicien converti aux lettres par Roland Barthes, aujourd’hui professeur de littérature française à la Sorbonne et à Columbia. Et il faut avouer que les premières bouchées, les premières pages s’avèrent plutôt prometteuses, notamment lorsque l’auteur, ayant qualifié les antimodernes de « modernes déchirés », « en délicatesse avec les temps modernes, le modernisme ou la modernité », met le doigt sur l’ambiguïté profonde de la pensée réactionnaire, définie par ce qu’elle combat et fascinée par ce qui la révulse. Ou encore, lorsqu’il souligne l’importance majeure des antimodernes dans la culture française depuis deux siècles, et l’attrait croissant qu’ils exercent de nos jours : « les antimodernes nous séduisent. La Révolution française appartient au passé, (…) elle semble n’avoir plus rien à nous apprendre, tandis que les antimodernes nous sont de plus en plus présents et paraissent même prophétiques. Nous sommes attentifs aux chemins qui n’ont pas été empruntés par l’histoire. Les vaincus et les victimes nous touchent, et les antimodernes s’apparentent aux victimes de l’histoire (…). Ils ont maintenant l’air plus contemporains et plus proches parce qu’ils étaient plus désabusés. Notre curiosité pour eux s’est accrue avec notre suspicion postmoderne à l’égard du moderne ».
    Aurions nous enfin la réponse à nos questions, la réflexion ouverte et sérieuse que nous attendions ? En fait, plus on avance dans la lecture, et plus l’on sent que quelque chose cloche, que tout cela ne fonctionne pas très bien, plus on doute de la pertinence de la catégorie intellectuelle mise au jour par Compagnon, plus on devine qu’elle se résume à un fourre-tout habilement ménagé où l’auteur peut ranger ceux qui lui plaisent, mais dont il va prendre soin d’exclure tous ceux qui le gênent – et notamment, « les conservateurs et réactionnaires de tout poil ». Autrement dit, ceux qui ne lui paraissent pas sortables, même lorsqu’ils correspondent en tous points aux critères énoncés par ailleurs.
    C’est ce que l’on voudrait reprendre brièvement, pour montrer en quoi la typologie dégagée s’avère défaillante, et comment elle aboutit à des conclusions largement indéfendables, à des impasses : en un mot, pour raconter l’histoire d’une déception, et d’un ratage.
     
    Une typologie défaillante
     
    Alors que la deuxième partie de l’ouvrage, “les hommes”, est consacrée à brosser les portraits de quelques grands antimodernes, la première, la plus importante, intitulée “les idées”, a pour ambition d’établir les bases d’une typologie. C’est-à-dire, de poser les critères qui permettront d’intégrer un auteur ou un penseur dans la catégorie des antimodernes, ou qui conduiront à l’en exclure. Les « figures de l’antimodernité, explique donc Compagnon, peuvent être reconduites à un nombre restreint de constantes – six exactement –, et encore elles forment un système où nous les verrons se recouper souvent ». Et l’auteur d’énumérer, successivement, une figure politique, la contre-révolution, une figure philosophique, l’hostilité aux Lumières, une figure morale, le pessimisme, une figure religieuse, « le péché originel (qui) fait partie du décor antimoderne habituel ». À quoi il ajoute encore une figure esthétique, le sublime, et une figure de style, « quelque chose comme la vitupération et l’imprécation ». Nous voici donc en présence de six critères.
    Mais arrivé à ce stade, on se prend à hésiter sur le statut que Compagnon entend donner à ces “figures” : s’agit-il effectivement de critères, permettant de constituer une catégorie, l’antimodernité, dotée de contours relativement stables et définis ? Ou bien simplement de “lieux communs”, de “champs” particuliers, où l’on aura des chances de rencontrer des antimodernes, mais où l’on croisera aussi des auteurs étrangers à cette catégorie, d’autres penseurs antimodernes pouvant en revanche se trouver ailleurs, et ne jamais fréquenter l’un de ces lieux – auquel cas cette catégorie de l’antimodernité s’avérerait d’emblée extrêmement poreuse, instable et incertaine ?
    À certains moments, Antoine Compagnon semble bien en faire des critères, au sens fort du terme : ainsi, lorsqu’il cite une lettre de Gustave Flaubert à la princesse Mathilde rapportant la disparition de Théophile Gautier : « il est mort du dégoût de la vie moderne : le 4 septembre l’a tué ». Dans cette lettre, souligne Compagnon, « tous les traits de l’antimoderne sont réunis en quelques lignes » : l’antidémocratisme, le catholicisme, la vitupération, le pessimisme. Mais à d’autres moments, à d’autres endroits du livre, le raisonnement s’embrouille, les critères s’étiolent, et l’on a le sentiment – comme lorsqu’il affirme qu’entre Maistre et Bonald, sa « préférence va au premier » – qu’il s’agit surtout, pour lui, de donner un habillage savant à des choix littéraires foncièrement subjectifs.
    Supposons toutefois, pour l’instant, qu’il s’agit bien de critères, permettant de déterminer l’appartenance (ou non) de tel penseur à la catégorie en question. Est-on alors en présence de critères cumulatifs – l’antimoderne véritable correspondant à l’ensemble de ces critères – ou simplement alternatifs – signifiant que pourrait appartenir à cette catégorie tout auteur satisfaisant à l’un quelconque des six critères ? Dans la première hypothèse, la catégorie de l’antimodernité se restreindrait de façon drastique, et interdirait notamment d’y faire figurer certains des écrivains du XXe siècle évoqués par Compagnon dès le début de son livre : Breton, Bataille, Blanchot, Barthes, etc. Dans la seconde hypothèse, au contraire, elle se gonflerait démesurément – une tentation à laquelle Compagnon cède à plaisir, lorsqu’il qualifie d’antimodernes tous ceux (de ses amis) qui protestent, d’une manière ou d’une autre, contre leurs contemporains ou le monde qui les entoure.
    En fait, si on les considère du point de vue de l’histoire de la pensée, force est de constater que ces critères, ces “figures”, ne sauraient être considérés comme équivalents lorsqu’il s’agit de déterminer sérieusement la catégorie de l’antimodernité. Les quatre premiers, en effet, – contre-révolution, hostilité à la philosophie des Lumières, pessimisme anthropologique et insistance sur la Chute – apparaissent, contrairement aux deux suivants (l’esthétique du sublime et la vitupération), très étroitement liés les uns aux autres, puisqu’ils se ramènent tous quatre, au fond, à une même hostilité radicale au mythe du Progrès. Eux seuls ont ainsi quelque chose à voir avec l’idée de modernité – qui n’est elle-même, au sens propre, qu’une déclinaison du progressisme, impliquant un acte de foi dans la puissance illimitée de la raison agissante d’un homme appelé à devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Au passage, on observera que Compagnon a oublié de mentionner, parmi les critères de l’antimodernité, le thème pourtant décisif de la nature, qui constitue pourtant un fil d’Ariane beaucoup moins ténu que nombre de ceux qu’il prétend déployer.
    Toujours est-il que, parmi ceux qu’il évoque, seuls les quatre premiers critères s’avèrent pertinents au regard de la catégorie qu’il entend construire : les deux autres, même s’ils se trouvent brillamment illustrés dans l’œuvre de certains antimodernes, ne paraissent en revanche nullement significatifs de l’antimodernité en général.
    À propos du style « véhément » ou « vitupérant », par exemple, Compagnon remarque, chez Joseph de Maistre, un goût du paradoxe et de la provocation se traduisant par l’usage fréquent de l’oxymore. Mais que pourrait-on en déduire, au fond, sur la notion d’antimodernité ? Que peut-on en tirer ? Absolument rien, d’autant que la rhétorique jacobine est encore plus riche que celle de Maistre en oxymores, figures de style d’ailleurs dénoncées à l’époque par Laharpe comme caractéristiques du projet révolutionnaire de renversement total des choses et des valeurs par la violation du langage.
    Quant à l’esthétique du sublime, dont on ne perçoit pas non plus la liaison nécessaire avec la notion de modernité (ni avec son contraire), elle semble n’avoir, dans le dispositif mis en place, qu’une fonction essentielle : celle qui consiste à démontrer que Maurras, qui la récuse obstinément, « se situe par là nettement aux antipodes de l’antimoderne ».
    Si l’on en vient enfin à Maurras, ce n’est donc pas fortuitement, ni par raccroc. En feuilletant l’index, on constate en effet qu’il est l’auteur le plus fréquemment cité de l’ouvrage, juste après Baudelaire. Et pour cause : celui qui fut, au XXe siècle, l’antimoderne par excellence ne pouvait, sous peine de discréditer le propos, être écarté d’un simple revers de main : d’autant qu’il correspond à quatre ou cinq des critères établis par Antoine Compagnon, et qu’il incarne au plus haut point l’ambiguïté caractéristique de l’antimoderne dans son rapport à la modernité. Mais en même temps, il n’est pas question, pour un universitaire soucieux de sa réputation médiatique, de laisser entrer le loup dans la bergerie de ces « réactionnaires de charme » que sont les antimodernes, ni de se dire séduit par un courant culturel où figureraient aussi le diable, ses suppôts et ses disciples. Dans la démonstration, Maurras représente un enjeu de premier ordre : d’où l’acharnement pathétique de l’auteur à tenter de chasser le méchant du temple, et la multiplication des attaques, tantôt énigmatiques (« Maurras, qui n’était pas un antimoderne même s’il avait commencé sa vie comme critique littéraire », page 24), tantôt sommaires, mais toujours partiales – une partialité qui se manifeste parfois avec éclat, comme lorsqu’en évoquant Julien Benda, Compagnon précise que « bien que certains l’aient tenu pour un graphomane, un vulgarisateur, un imposteur et un charlatan, il mena à partir de la NRF un combat vigilant contre la droite intellectuelle et l’Action française » – laissant entendre que le simple fait d’avoir mené un tel combat le lavait de toutes les accusations accumulées contre lui.
    Les bons, et les méchants ? Non seulement, on les distingue aisément – le méchant, c’est celui qui ose croire que son combat n’est pas perdu d’avance –, mais on n’a pas le droit de les mélanger, de les réunir dans la même catégorie ; du coup, celle-ci en perd toute consistance – comme semble d’ailleurs l’avouer l’auteur lorsqu’il reconnaît que « la distinction entre le moderne et l’antimoderne étant par définition relative, on est toujours le moderne de l’un et l’antimoderne de l’autre. Chateaubriand, le premier des antimodernes à nos yeux, est le pire des modernes aux yeux de Maurras ». En bref, on n’est pas en présence d’une catégorie véritable, d’un ensemble cohérent, mais d’un label aléatoire, décerné comme un prix de vertu en fonction des goûts et des lectures de l’auteur.
    D’où, la liste de portraits, parfois franchement surprenants, que dresse Antoine Compagnon dans la seconde partie de son livre, “Les hommes”. Des hommes parmi lesquels figure ainsi un écrivain qui, à bien des égards, apparaîtrait plutôt comme l’anti-antimoderne par excellence, Julien Benda. Celui-ci, rappelle Compagnon, « fit toute sa longue carrière d’homme de lettres sur une idée fixe, la réfutation de la philosophie et de la littérature modernes au nom du rationalisme et de l’universalisme des Lumières ».
     
    Des conclusions insoutenables
     
    Et l’on comprend alors, avec un peu de stupeur, le problème de la démonstration : celle-ci résulte au fond de l’absence d’une définition serrée de la notion de modernité, qui rejaillit naturellement sur son antithèse. Dans la remarque que l’on vient de citer, par exemple, le terme « moderne » est utilisé comme synonyme de “contemporain” ou d’“actuel”, bien qu’il désigne en l’occurrence une attitude et une pensée anti, ou du moins, postmodernes – au vu des critères dégagés par Antoine Compagnon –, impliquant un dépassement du rationalisme, de l’optimisme et du progressisme. Si l’on rend aux mots leur sens véritable, et que l’on s’en tient à la typologie établie dans la première partie, c’est donc au nom de la modernité, celle des Lumières, que Julien Benda, « rationaliste absolu », disciple fanatique de Kant et de Renouvier, combat l’antimodernité de ses contemporains : « la préciosité, l’obscurité, la rareté » en littérature, le pessimisme et l’organicisme en philosophie, le particularisme, le nationalisme et l’antidémocratisme en politique. Pour en revenir aux critères de départ, le seul auquel satisfasse Benda est celui du style – en se montrant d’une agressivité furieuse, même pour l’époque, qui lui vaudra une réputation détestable et le surnom de “buveur de sang”. Mais on a vu que ce critère n’en était pas un. Quant au reste, Benda n’a décidément rien à voir avec l’antimodernité : ou alors, cette notion n’aurait aucun sens, puisqu’elle se bornerait à regrouper un certain nombre de penseurs n’ayant en commun qu’une certaine hostilité à leur époque, et la chance d’être agréés par monsieur Compagnon.
    Nous évoquions, au début de cet article, l’histoire d’un ratage, et celle d’une déception. Le mot « antimoderne », dont Compagnon n’est d’ailleurs pas l’inventeur, aurait pu être très utilement employé pour désigner, d’une façon à la fois précise, éclairante et non péjorative, un large courant de pensée qui apparaît au cours du XVIIe siècle en réaction à l’idée de Progrès, qui prend corps à l’époque révolutionnaire et se prolonge effectivement jusqu’à nos jours. Il est donc fort regrettable qu’il n’ait été utilisé, en l’occurrence, que pour décorer un joli bric-à-brac, parfois séduisant, mais dépourvu de cohérence logique et de pertinence historique. Le travail reste à faire.


    E. Marsala
     
     
    + Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, NRF, Gallimard, 2005, 467 p.