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  • N°17 - La métamorphose des super héros

    Par Hector Nissac
     
    Les super héros ne sont pas invulnérables. Mais depuis leur naissance en 1938, ni les blessures, ni les trahisons, ni même la mort n’étaient parvenues à les stopper. Jusqu’au 11 septembre 2001 où l’effondrement des tours du World Trade Center sembla leur porter un coup fatal. Batman, Hulk et consorts, victimes collatérales de Ben Laden ? Bilan quatre ans après la Chute.
     
    Quel pouvait être l’avenir des super héros, symboles d’une Amérique triomphante et sûre d’elle-même, aux lendemains d’attentats qui révélaient la fragilité de l’hyperpuissance ? Plus question pour les scénaristes de renvoyer les justiciers costumés lutter contre des invasions extraterrestres ou des menaces apocalyptiques. Tout comme Hollywood annulait ces blockbusters les plus violents, le monde des comics se devait de faire profil bas. Et la profession de rendre à son tour un hommage appuyé aux victimes en montrant dans des numéros d’anthologie Superman déblayer les ruines de Ground Zero ou Spiderman confronté à l’hostilité de tous ceux qui lui reprochaient de n’avoir rien fait ! Réduit au silence et à l’inaction, le super héros devait aussi subir la concurrence des nouveaux héros de l’Amérique, pompiers, policiers et médecins. À tel point que même Marvel, la principale compagnie de bande dessinées US, entreprit de publier de nouvelles séries qui, pour la première fois, mettaient en scène des samaritains dénués de pouvoirs, de simples individus dont l’adversité avait révélé la valeur morale. Acculé, donné cent fois pour mort, le super héros allait malgré tout survivre et opérer une spectaculaire renaissance.
     
    Born again
     
    Dans un premier temps, pour renouer avec le succès, certains auteurs préconisèrent un retour aux postulats les plus primaires du genre. Pour eux, les justiciers masqués devaient redevenir, comme durant la Seconde Guerre mondiale, des super patriotes luttant contre l’envahisseur, des pantins aux ordres de l’oncle Sam dont les exploits en papier étaient censés divertir et l’enfant de l’arrière et le GI du front. C’est ainsi que l’on vit quelques super héros, Captain America le premier, partir guerroyer contre l’ennemi islamiste et les dictatures baasistes. Mais cette tentation revancharde demeura anecdotique. Par son intensité dramatique et ses conséquences, le choc du 11 septembre permit un changement bien plus considérable, la concrétisation en fait d’une évolution amorcée dès la fin des années 70. À partir de cette époque, sur fond de contre-culture et d’échec au Vietnam, le super héros est devenu plus sombre et tourmenté, davantage préoccupé par le contexte social et politique d’une Amérique en crise. C’est dans cette veine – à laquelle Alan Moore et Frank Miller donnèrent ses lettres de noblesse – que le nouveau super héros post-9/11 allait jaillir. Ses caractéristiques ? D’abord, il a rangé au placard ses collants et sa cape fluo pour revêtir des tenues paramilitaires adaptées aux combats. Ensuite, c’est un militant qui, comme tel, se refuse à porter un masque et n’utilise aucune double identité. Enfin, son combat est essentiellement politique et ses méthodes pour le moins radicales : il est prêt à tout pour imposer l’ordre mondial qu’il juge le meilleur et le plus juste. Ce concept décliné de multiples manières a donné naissance, au milieu de beaucoup de médiocrité, à quelques histoires qui resteront : The Autority – une série dans laquelle un groupe d’anarchistes utopistes impose sa dictature sur la planète – et New X-Men – où Grant Morrison et Frank Quitely réinventent complètement l’univers du plus populaire groupe de mutants – en sont les meilleurs exemples.
     
    Le mythe de l’âge d’or
     
    Parallèlement, cette mutation du super héros s’accompagna d’un véritable retour aux sources. Des scénaristes, parmi les plus ingénieux, entreprirent, toujours sur les traces d’Alan Moore, de revisiter complètement les codes du genre tels qu’ils furent définis durant l’âge d’or des comics. Si sous leur plume le super héros retrouvait ses costumes et son attirail kitsch, c’était pour mieux s’interroger sur son rôle dans la société, sur sa normalité, pour montrer ses failles et ses complexes, etc. Ainsi de deux séries récentes traduites en septembre par les éditions Delcourt. Dans Invincible, Robert Kirkman et Cory Walker nous font découvrir la vie d’un jeune lycéen dont le père n’est autre que le super héros le plus puissant de tous les temps. Comment faire dans ces conditions pour étudier, draguer ou se faire des amis ? Quelle attitude adopter quand, avec la puberté, arrive des pouvoirs particulièrement effrayants et totalement incontrôlables. En privilégiant le récit intimiste, Invincible nous offre une relecture particulièrement intelligente et novatrice d’une recette qui fit le succès du Spiderman des années 60 et 70 : raconter l’ordinaire d’un personnage extraordinaire. Dans le même style, les frères Luna s’amusent à décrire les tribulations d’une super héroïne à Spring City, une ville où les justiciers costumés sont partagés entre leur lutte pour la justice et la gestion de leur image publique. Une série, qui tient tout à la fois de Sex in the city et de Wonder Woman, où Ultra, l’une des femmes les plus puissantes de la planète, doit non seulement affronter les criminels mais aussi les hordes de paparazzi, les fans en délire ou les amants intéressés.
     
    French touch
     
    À l’instar d’un Mickey, les super héros américains sont devenus des icônes d’une culture populaire mondialisée, à tel point qu’aujourd’hui tout le monde connaît Superman, Batman ou Wonder Woman sans avoir jamais lu l’un des comics qui ont fait leur renommée. Quoi de plus logique que des auteurs franco-belges nourris de leurs aventures s’emparent de cet héritage pour livrer leurs propres visions du genre. D’abord standardisé et calqué sur le modèle américain, cet exercice s’est récemment révélé des plus audacieux et intelligent. Inaugurant un nouveau format (80 pages et couverture souple), la collection “Expresso” de Dupuis vient d’en offrir deux fleurons, deux albums de qualité dans lesquels hommages décalés et pastiches font mouches. Dans l’univers de Comix Remix, proche de celui de Watchmen, les super héros sont devenus des hommes-sandwich, vantant indifféremment marques de pizzas ou de lessives, qui se livrent à toutes les bassesses pour conserver cette juteuse rente. Dans Prestige de l’uniforme, un scientifique médiocre méprisé par sa femme, humilié par ses collègues de bureau trouve enfin la reconnaissance de ses proches grâce à une expérience qui lui confère de mystérieux pouvoirs. Bénéficiant toutes deux d’un graphisme très personnel, loin des canons des comics, ces deux histoires empruntent aux mêmes thématiques que les nouveaux super héros en ajoutant un ton décalé qui les rend indispensables.
    De part et d’autre de l’Atlantique, le super héros, trop vite considéré comme désuet, connaît donc une second souffle. Espérons que ce renouveau prometteur saura dynamiser une bande dessinée américaine souvent conformiste et donner un souffle épique et fantastique à une école franco-belge un peu trop égocentrée. 
     
     
    Hector Nissac

  • N°17 - Apprendre à lire

    Par Antoine Clapas
     
    Je reverrai toujours la mine déconfite d’un amphithéâtre de Sorbonne rempli d’étudiants lorsque notre professeur Arlette Michel annonçait que le but des études littéraires était d’apprendre à lire. De fait, et toute l’œuvre d’un George Steiner est là pour l’attester, le lecteur qui s’imagine avoir fait le tour d’un texte ou d’un auteur frôle la niaiserie et l’insolence.
     
    Utilité de la critique
     
    Naturellement, la lecture d’une œuvre est première, et l’on peut très bien se passer de lire de la critique sans démériter de l’univers. Tout dépend de ce que l’on demande à la littérature… On connaît trop les habitudes scolaires et estudiantines, consistant à s’enfermer dans les commentaires et le prêt-à-lire pour ne pas s’affronter en vérité au texte littéraire. D’un autre côté, la critique littéraire est utile ; qu’elle soit d’origine universitaire, ou qu’elle relève de cette grande famille d’écrivains critiques qui associe les noms de Sainte-Beuve, Thibaudet, André Thérive, Edmond Jaloux, Charles Du Bos, Pascal Pia, jusqu’à Boutang, Gracq, Georges Poulet et tant d’autres. Il n’est pas désagréable de lire une critique davantage journalistique, lorsqu’il s’agit d’articles signés aujourd’hui par Bertrand Delvaille, Angelo Rinaldi ou René de Ceccaty. Il n’est pas impossible de s’intéresser à une critique spécialisée et technique, surtout lorsqu’elle ne s’inféode pas bêtement à un courant analytique, post-structuraliste, génétique, stylistique, etc. A priori, nous croyons que tous les genres de la critique ont leur légitimité, leur intérêt, du moment qu’un talent les nourrit. C’est même l’une des caractéristiques principales de la critique littéraire d’épouser une aussi grande diversité. Que de différences, en effet, entre le Port Royal, ce chef d’œuvre de Sainte-Beuve qui se lit comme un roman, et le riche essai de Philippe Sellier sur Pascal et Saint-Augustin ?
    La critique est utile parce qu’elle élargit le jugement, étend la sensibilité, fait découvrir mille trésors d’abord inaperçus, rend perceptibles des aspects à côté desquels nous sommes passés, pour faciliter ensuite des lectures plus personnelles. Les travaux de Jean Mesnard rendent plus difficiles les contresens sur Pascal. Ceux de Jean Céard, d’une prodigieuse érudition, rendent plus abordable le redoutable univers de Rabelais, chargé d’éléments culturels très éloignés de nous. Luc Fraisse démontre comment Proust imprime à la charpente de ses phrases les critères de l’art gothique dont il était éperdument amoureux. Tel autre montre comment les paysages qui ouvrent les romans de Balzac s’inspirent des tableaux de l’École française. Il y a de grands auteurs que nous ne lisons plus de la même façon lorsque de grands critiques en ont renouvelé l’approche : c’est le cas de Rousseau avec Jean Starobinsky, de Mallarmé avec Bertrand Marchal, de Corneille avec Marc Fumaroli, ou de Stendhal avec Michel Crouzet.
     
    Crise du sens
     
    Malheureusement, la critique actuelle vit une crise qui correspond à celle de notre civilisation. Le type de l’écrivain critique a quasiment disparu. Comme l’ont affirmé Maurras et Eliot bien avant Roland Barthes, le critique de cette sensibilité est tout aussi créateur et poète que n’importe quel écrivain. On peut citer à titre d’exemples Une campagne avec Thucydide de Thibaudet, l’un des plus grands chefs d’œuvre de la critique française, ou bien, plus proche de nous, En lisant en écrivant de Julien Gracq. Dans le désert actuel, le Chateaubriand, Poésie et Terreur, de Marc Fumaroli, nous est apparu comme une géniale exception, totalement et heureusement intempestive. Le public cultivé – vraiment cultivé – se raréfiant, les mœurs démocratiques égalisant les goûts, l’ère des masses exaltant la distraction et la bêtise, il devient de plus en plus évident que la société n’a plus besoin de critiques de même qu’elle n’a plus besoin de philosophes et de cours de philosophie. Nous vivons dans le procès de l’écrit et la peur de la parole. Dans le soupçon de l’inutilité et de la non-rentabilité. Aussi la critique littéraire s’est-elle finalement réfugiée, depuis les années soixante-dix, dans la critique universitaire. De nombreux professeurs sont des critiques détournés, obligés de suivre le dictat du positivisme dans lequel s’enferme l’Université française. Souvent passionnante, décisive, même, cette critique n’a que le défaut d’intéresser un nombre restreint de personnes, qui sont en général des étudiants ou des collègues.
    Il faut ici expliquer notre réticence vis-à-vis du positivisme universitaire. Il est exact que les critères rationnels, scientifiques et techniques permettent une meilleure connaissance des œuvres et des auteurs. Le spécialiste dispose pour cela tous les outils de la rhétorique, de la grammaire, de la poétique et de l’histoire. Comme le montre Steiner dans Réelles Présences, on en arrive à une inflation gigantesque du commentaire, où l’œuvre elle-même n’apparaît que comme un pré-texte à l’arrogance de la critique, et à une déstructuration du sens. Mais il y a une autre dimension, généralement perdue de vue. Ce positivisme rend de moins en compte du degré de vérité dont la littérature peut témoigner à propos de l’homme : un atome sans destin, dépouillé du sens, mais réduit à une infinité de déterminations interchangeables. En outre, il témoigne d’une peur sans limite. Les sciences humaines mettent mal à l’aise le discours littéraire, soupçonné d’avoir pour matière l’irrationnel, la subjectivité, le mystère, des apories qu’aucun raisonnement ne parvient à réduire. Ce discours se sent donc obligé d’épouser les critères des sciences qui l’incriminent, et de fuir ses propres fondements historiques, esthétiques et rhétoriques. L’histoire littéraire est la plus durement touchée.
    Auguste Comte aurait été horrifié de constater cette évolution du positivisme : depuis des années, cette idéologie décompose le sens au lieu de le construire. Mais il faut aller plus loin, et mesurer l’étendue de ce qui est perdu. Le positivisme du discours littéraire fait le procès des présences mystérieuses, voire surnaturelles, dont une œuvre peut porter la marque. Pour parler net, l’inspiration divine du Dialogue des Carmélites n’est pas un critère universitaire, et pourtant, c’en est l’essentiel. Pourquoi faudrait-il d’avance refuser cette possibilité ? Dans une civilisation de la Bible et des Évangiles comme la nôtre, pétrie par les catégories d’Aristote et la dialectique de Platon, comment pouvons-nous rejeter les mots « âme » et « immortalité », ignorer combien la littérature peut apporter un témoignage sur la créature, et rendre hommage au Créateur, ou du moins, solliciter une forme de contemplation du monde ? Il n’est pourtant pas interdit au critique ou au lecteur d’être platonicien, chrétien, métaphysicien, ou, si l’on veut, bouddhiste et shintoïste. L’indifférence ou l’athéisme n’y sont pas une obligation. D’un autre côté, tout le monde trouve normal que les chrétiens, les hellénophiles et les shintoïstes absorbent continûment l’épaisseur et les réductions du positivisme athée, et que les critiques ne mettent point Dieu ni « âme » dans leur langue.
    Or, de fait, ces qualités ou ces grâces modifient grandement le regard sur les œuvres, en faisant accéder à d’autres domaines de la réalité. Saint Grégoire le Grand souligne que la fonction de la littérature profane est de mettre en évidence la vérité de la littérature sacrée. Il n’y a probablement pas de parole plus profonde et plus humble, et qui consacre davantage le rôle des écrivains. Or, c’est toute une dimension de la Parole humaine, ce sont le Logos, les racines ontologiques du langage dont se détourne la critique littéraire la plus répandue. Heureusement, la critique à laquelle nous pensons possède de respectables exemples : qu’il s’agisse de Luc Estang, de Georges Cattaui, de Jean de Menasce, d’Henri Massis, de Pierre Boutang, ou bien d’un universitaire comme Alain Michel, qui, en prélude à sa très belle thèse consacrée à la Parole et la Beauté dans la littérature latine, affirme qu’il croit au sens de la prière. Le Port Royal de Sainte-Beuve porte peut-être le reflet d’une conversion manquée – celle de son auteur –, mais il témoigne d’une rencontre étonnante entre une école théologique et un esprit animé par la curiosité spirituelle.
    Comme par hasard, on notera que le déclin du type de l’écrivain critique est contemporain de la déchristianisation : ce fait est là pour rappeler l’intime relation qui unit la poiésis (la création) et la théologie, et que là où les croyances disparaissent, la plus haute culture tend à s’éteindre aussi.
     
     
    Antoine Clapas