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  • N°11 - Sur ce que voile le voile

    Par Michel Michel
    Michel Michel est maître de conférences en sociologie, il a dirigé l’ouvrage : Les communautés : une question posée à la France, L’âge d’Homme, 2002.

    Si le voile mettait la République en danger, j'en serais ravi… En réalité, c'est plutôt la République qui se ridiculise dans cette affaire de voile. Chirac le vieux boy-scout part à la chasse aux foulards. Le thème de l'interdiction du voile islamique suscite une si forte adhésion dans les sondages que notre éternel candidat n'a pu s'empêcher d'agiter cette muleta devant le front de taureau de l'opinion.

    L'effet pervers du politiquement correct

    Naturellement ce type de consensus est toujours ambigu : les Français ne sont pas devenus des fanatiques du petit père Combes, et s’ils veulent interdire le voile islamique, ce n’est pas pour défendre les « principes républicains » et la laïcité mais parce qu’ils peuvent ainsi manifester leur crainte d’une immigration maghrébine sans se faire stigmatiser par le curé, le vénérable de la loge et les média bien-pensants. La loi sur le voile est d’abord l’effet pervers du politiquement correct. Sans doute, la question de l’Islam peut rendre tout chrétien soucieux car toute l’histoire montre qu’entre l’Islam et le Christianisme, l’affrontement est l’habitude et la cohabitation pacifique l’exception. Mais compter sur l’État avorteur et euthanasiste pour défendre la Chrétienté est une absurdité. Si l’affrontement séculaire entre la Chrétienté et l’Ouma devait se poursuivre, c’est avec d’autres armes. Vouloir s’appuyer sur cette hérésie chrétienne abâtardie qu’est le culte des droits de l’homme, n’est-ce pas se présenter en situation de faiblesse spirituelle ?

    Une loi facile à subvertir

    Déjà, il y a une quinzaine d’années, se posait la question du “tchador” à l’école. J’avais imaginé que mes filles avec quelques copines catholiques se présentent au lycée coiffées du voile emblématique. Comment aurait-on pu le leur reprocher dès lors qu’on admettait toutes les modes, punk, huron ou zoulou ? On ne saurait leur interdire une mode qui pour elles n’est pas un signe religieux. Les musulmanes seraient-elles alors les seules à qui le voile serait interdit ? La croix latine à l’envers que portent les “gothics” blafards, n’est-elle pas aussi la croix sur laquelle saint Pierre fut crucifié ? Comment distinguer les tatouages rituels des percings tolérables ? Les chefs de services administratifs devront-ils jouer les Pierre le Grand ou les Attaturc et couper les barbes dont la longueur leur semblera suspecte ? Je souhaite bon courage aux magistrats qui devront trancher dans de tels débats…

    Des signes de rien

    Dans cette curieuse société libérale et jacobine, on est très tolérant sur les signes à condition qu’ils soient signes de rien. Il y a quelques années je m’étais acheté une veste au revers de laquelle était apposé un petit avion métallique. Pourtant je n’étais pas aviateur. Certes quelques personnes portaient des “pins” pour manifester leur appartenance à une entreprise ou une association. Mais la majorité en portait par fantaisie. La mode des pins est aujourd’hui passée ; mais l’habitude de se marquer de signes de rien domine notre époque : sacs siglés Vuitton, maillots aux armes de l’University of New York, crocodile Lacoste, etc. Les marques commerciales sont-elles les seules marques légitimes ? Et l’on parlera de la « neutralité » de l’école… L’école laïque ne serait-elle que l’école de la religion de la consommation ?Aujourd’hui les signes d’appartenance sont tolérés à condition qu’ils ne soient que des adhésions contractuelles à quelque mode éphémère ; toute manifestation d’une adhésion définitive, tout signe qui laisserait entendre que l’individu pourrait se soumettre à une communauté plus importante que lui est férocement combattu. Qu’un homme orne son oreille d’un anneau parce que cela amuse sa copine, il n’y a rien à y redire, mais qu’un compagnon charpentier manifeste sa qualification par un joint d’or, c’est suspect. Les valeurs, c’est « ce qui vaut la peine de » ; le sacrifice, c’est ce qui transforme un bien matériel (argent, temps, efforts) en bien de sens. C’était l’honneur des hommes que de manifester qu’ils étaient porteurs de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes… Mais en ces temps de « libération de l’Homme », ces archaïsmes ou ce qu’il en subsiste deviennent autant d’aliénations suspectes…

    Le laïcisme, une pathologie françaiseComme l’a montré Émile Poulat, l’apparent et relatif consensus sur la laïcité en France est fondé sur bien des quiproquos. Qu’on le veuille on non, une certaine idée de la laïcité est incompatible avec une vraie Foi. Je ne fais pas tant allusion ici à l’anticléricalisme de combat, signe d’une pathologie psychologique et sociale, que de la tentative de réduire le champ religieux à un secteur restreint de la vie. Par définition la religion est ce qui “relie” (religare), l’englobant, ce qui permet de tout mettre en perspective, ce qui permet de relativiser toutes réalités, de leur donner du sens en les mettant en relation avec l’Absolu. Notre vocabulaire lui-même s’oppose à une coupure radicale : le profane (littéralement ce qui est devant le temple) implique le sacré, le laïc suppose le clerc. Aucun vrai croyant ne peut accepter la proposition laïciste de réduire la religion à la sphère privée. À la rigueur, les problèmes suscités par la pluralité culturelle et religieuse peuvent justifier une politique de tolérance et de compréhension des autres communautés, mais la restriction du champ public au plus petit commun dénominateur a deux conséquences possibles. Soit réduire la cité à un lieu d’insignifiance, de pure fonctionnalité, et dès lors pourquoi évoquer « les valeurs de la République », comment éviter la désagrégation de la communauté politique par le repli de chacun sur son intérêt individuel ? Soit réduire la religion à un produit de consommation superfétatoire et renforcer ainsi une des déviations auxquelles le christianisme est confronté : la réduction du spirituel au psychologique.

    Les républicains et l’immigration

    Le jacobinisme français est accueillant ; il est prêt à recevoir le monde entier - cela flatte sa prétention à l’universel -, mais il ne voudrait recevoir que des hommes nus, « bons sauvages » dépouillés de leurs coutumes, des « individus » comme les Français « libérés » par la Révolution française de toutes les appartenances qui entravaient leur communion « civique » à la Nation. Selon la conception républicaine de la nationalité - une procédure juridique vide de sens - devenir Français c’est avant tout devenir « citoyen ». Adhérer aux dites « valeurs universelles » de la République française ne peut être confondu avec une intégration à la France charnelle des communautés nouées par l’histoire. Les islamistes l’ont compris et légitiment stratégiquement leurs coutumes en France au motif de la “liberté”, de “l’égalité”" ou de la “laïcité”. Ils profitent de la subversion démocratique des derniers pans de la République par l’évidement de la cité de toute norme autre que le désir individuel(1). Régis Debray invoque vainement un « Sacré républicain » comme mythologie politique qui puisse articuler la vie de chacun à un destin historique collectif(2). Le modèle du marché économique (idéal démocratique réalisé) se substitue progressivement au modèle républicain initial. Comment peut-on demander à un immigré de s’intégrer à une société dont le seul lien social serait les infinies combinaisons de l’offre et de la demande ? L’affaire du voile n’est pas la conséquence d’une immigration causa sui mais des paradoxes de la constitution républicaine de la France qui rend l’intégration délicate.

    Le voile, objet d’effroi et de fascination

    Pourquoi un simple morceau de tissu sur la tête suscite-t-il l’effroi et la fascination dans notre génération alors que jusque dans les années soixante la plupart des femmes ne seraient pas sorties sans chapeau ou sans fichu sur la tête ? Les religieuses étaient voilées, les infirmières devaient porter la coiffe, et tant que la société paysanne s’est maintenue nos grand’mères portaient le bonnet du canton. Si le thème du voile islamique alimente l’imaginaire des salles de rédaction, des salons et des bistrots, c’est probablement qu’il constitue un thème symbolique important pour l’imaginaire de l’esprit du temps.Jadis, la philosophe allemande Gertrude Von Lefort avait montré dans un opuscule sur La femme éternelle que toutes les figures archétypales de la femme - Isis, Astartée, Maya ou la Vierge Marie - sont toujours voilées. Or le voile est, avec le miroir, un des grands symboles du symbole (on dit « sous le voile des symboles ») ; il montre et dissimule à la fois. Le voile exprime par sa présence qu’il y quelque chose de caché à découvrir, qu’il y a plusieurs niveaux de réalité. Comme l’écrit Pierre Boutang(3), l’obstacle qui cache fait aussi voir qu’il y a un secret, et nourrit le désir de connaître. Le fondement de la séduction ne consiste pas à montrer (ce que fait la pornographie) mais à évoquer quelque chose qui est caché mais vaguement imaginable. La pudeur est l’envers du désir : on ne désire pas ce que l’on possède, on en jouit tout au plus ; on ne désire que ce qui est au-delà mais qui se laisse deviner, entrevoir, soupçonner, espérer. C’est là que l’érotisme atteint sa dimension métaphysique et que le désir (comme la nostalgie) se révèle religieux. Notre société qui a la haine du secret prétend faire reculer partout les frontières de la pudeur pour homogénéiser le monde (égalité, démocratie, désenchantement du monde). On comprend le scandale que constitue l’irruption, dans cette société qui prétend à la transparence, des tchadors voire des burkas…Pour l’homme, la femme peut être initiatrice et médiatrice, parce qu’elle-même est sacralisée par la pudeur. Mais refuser la pudeur, c’est nier le désir, prétendre abolir le mystère de l’Autre dans l’autre, réification bien pratique pour le traiter comme une marchandise, stock de gènes, alter ego d’une impossible quête du même. L’horreur du voile, c’est qu’il conteste qu’une « femme est un homme comme les autres », c’est qu’il laisse entrevoir la possibilité d’une relation sexuée dans un monde de l’asexualité (cf. sur ce thème les ouvrages de Tony Anatrella) et par delà, il laisse entendre le blasphème par excellence : il pourrait y avoir des différences qualitatives entre les hommes.
     
     
    Michel Michel

    + Régis Debray, Ce que nous voile le voile, Gallimard, 2003.

  • N°11 - Conservatisme et futurisme

    Par Eric Arnodin
    Eric Arnodin est architecte.

    «Depuis le XVIIIe siècle, il n’y a plus d’architecture, ce que nous appelons architecture moderne est une mixture stupide des éléments stylistiques les plus divers qui servent à masquer le squelette moderne. La beauté nouvelle du béton et du fer est profanée par la superposition d’incrustations décoratives de carnaval qui ne sont justifiées ni par des nécessités de structure ni par notre goût, et dont les origines remontent à l’antiquité égyptienne, indienne ou à cette stupéfiante explosion de stupidité et d’impuissance qu’on appelle le néo-classicisme. » Cette diatribe écrite « contre le culte lâche du passé » fête cette année ses quatre vingt-dix ans. Tirée du manifeste de l’Architecture futuriste présenté par Antonio Sant’Elia et Mario Chiattone à Milan, elle entonnait le début d’une longue cacophonie idéologico-architecturale célébrant l’insufflation et la naissance de ce qu’il est convenu historiquement d’appeler (sic) l’architecture moderne. Suprématisme, purisme, futurisme néo-plasticisme et autre constructivisme se sont tour à tour proclamés, n’ayant de cesse de revendiquer un rationalisme qui jusqu’alors aurait toujours fait défaut aux anciens. Ces courants avant-gardistes, roulant comme une colonne blindée de vérités neuves et impétueuses vers le siècle des cités radieuses et des peuples irradiés de bonheur, tirèrent avec force et, il faut bien le dire, avec un certain talent, sur les murs épaufrés d’une autre architecture qu’il était commode et indispensable de qualifier d’arrière-garde, d’historiciste ou de néo-classique, autrement dit de conservatrice.Touts ces mots affublés de suffixes narcissiques sont en fait les pions d’un jeu de dupe. Pure bataille sémantique. Ces adjectifs qualifient souvent bien plus ceux qui les emploient que l’architecture proprement dite. Les concepts de futurisme et de conservatisme en architecture sont faits du même métal, ont été écrits sur la même médaille mais pas sur le même côté. Le conservatisme n’a été défini que par défaut, et par ceux-là mêmes qui, non contents de refuser la part qu’ils recevaient en héritage, refusant de voir qu’existait déjà ce qu’ils se proposaient de créer - c’est-à-dire le monde moderne, instituèrent à l’état de conservateurs tous les architectes qui refusaient de rallier leurs rangs.En nommant ou plutôt en inventant un mot pour parler de l’architecture sous un aspect général, on ne fait que la déposer dans le champ clos du concept. On croit parler d’architecture, or on polémique sur le mot. On se prend même à rêver de faire la chose quand on ne parle que du mot, et au mot, avec ce vieux paillard d’abbé de Latteignant, nous préférons la chose…Nous sommes incapables de voir l’architecture à travers cet oculus de rhéteurs et idéologues de mansardes, lesquels n’ont d’autre espoir que de s’approprier, en la surcodant de leur nominalisme creux, la belle et complexe production des architectes d’aujourd’hui et de jadis. Voilà qui introduit cette rubrique “Architectures” des Épées, laquelle sera, vous l’aurez compris, plus tournée vers la chose, l’architecture en tant qu’acte, que vers le mot en tant que concept. Car en la matière, ce dernier ne sert que le critique, souvent moins soucieux d’éclairer le lecteur que de paraître lui-même intelligent et cultivé.

     
    Eric Arnodin