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N°28 - Entretien avec Paul Jorion

jorion.jpgÉliminer les pratiques spéculatives ?

L’opposition entre « capitalisme de l’entrepreneur » et « capitalisme du spéculateur » formulée récemment par Nicolas Sarkozy explique-t-elle la crise que nous vivons ?

 

Oui, ce n’est pas une mauvaise manière de caractériser la crise actuelle. Le parasitisme de la spéculation sur le système économique n’épuisait pas jusqu’ici la bête au point de risquer de la faire mourir. Le pouvoir de nuisance de la spéculation a été considérablement démultiplié au cours des vingt dernières années par l’informatisation et la complexification de la finance. Les banques centrales en prenant parti de fait pour les investisseurs – dont certains sont de purs spéculateurs – ont obligé les salariés à se tourner toujours davantage vers le crédit à la consommation pour compenser la baisse tendancielle des salaires. Or, contrairement au crédit productif où les intérêts sont versés en ponctionnant le surplus créé par les avances, dans le crédit à la consommation, les intérêts sont ponctionnés sur les salaires, faisant de ce secteur financier un secteur extrêmement sensible à la conjoncture économique globale.

La conjonction entre crise financière, crise immobilière et crise industrielle est-elle inévitable aujourd’hui ? Constitue-t-elle un phénomène inédit ?


Oui, c’est une configuration nouvelle. Ceci dit, les crises ne se ressemblent pas : elles sont toujours inédites. La notion de « cycle » a été inventée pour nous faire croire qu’il n’y a jamais lieu de s’inquiéter : quand une crise est là, c’est que le bout du tunnel n’est pas bien loin. Il s’agit là d’une vision lénifiante mais aussi extrêmement dangereuse puisqu’elle nous conduit à penser que les crises se résolvent nécessairement. En réalité, à chaque crise, c’est la panoplie entière de nos moyens qui est mobilisée. La confusion que l’on observe dans la manière dont les autorités répondent à la crise actuelle, et que leurs tâtonnements trahissent, révèle leur totale impréparation.

Pourquoi les mécanismes de titrisation ont-ils provoqué une multiplication des risques et non, comme les experts l’avaient longtemps pensé, une division et une mutualisation de ces risques ?


Il y a plusieurs aspects. D’abord si la titrisation permet en principe la dispersion du risque, rien n’empêche certains intervenants de concentrer les titres émis entre leurs mains. Ensuite, si l’idée peut sembler excellente a priori de multiplier le nombre des assureurs, ils peuvent finir par constituer une poussière d’agents dont le volant financier est beaucoup trop faible pour leur permettre d’exercer cette fonction sur le long terme. Enfin, le principe de l’éparpillement du risque ne vaut que si les sinistres (ici la défaillance des emprunteurs) sont distribués dans le temps de manière aléatoire. Lorsqu’on a au contraire affaire à un processus ou une période où les sinistres sont très concentrés succèdant à une période où ils étaient quasiment absents, le système s’effondre de la manière que l’on a observée. C’est un défaut rédhibitoire de la titrisation : elle génère des produits qui sont très rentables quand tout va bien mais qui ne valent plus rien dès que la situation se détériore.

Les règles comptables internationales ont-elles contribué à accélérer la crise financière ?
Peuvent-elles être modifiées à brève échéance et selon quels principes nouveaux ?


Les règles comptables comportent toujours une part de pari sur l’avenir – c’est inévitable. Quand les choses vont bien, le bilan périodique peut offrir un portrait fidèle de la santé d’une société mais aussitôt que les choses vont mal, l’écart se creuse entre ce qui avait été prévu et ce qui se passe effectivement. On rétribue donc actionnaires et dirigeants d’entreprises à l’avance : sur des gains déjà comptabilisés mais non encore réalisés. Si les événements prennent un tour imprévu, la situation tourne immédiatement à la catastrophe. Les règles comptables peuvent être modifiées en peu de temps. Il faut qu’elles le soient en mettant davantage l’accent sur le présent, selon le principe « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».

Vous préconisez un encadrement juridique de la finance. Quelle(s) instance(s) et suivant quels principes cela pourrait-il être fait ?


Je propose une constitution pour l’économie sur le modèle d’une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Un corps organisé de principes auquel l’ensemble des nations accepterait de souscrire. L’élimination des pratiques spéculatives doit en constituer le cœur. Ceci contribuerait à réduire drastiquement les prélèvements que la finance opère sur l’économie et serait très positif en soi. Un autre élément essentiel d’une constitution pour l’économie serait une redéfinition de la redistribution du surplus entre investisseurs, dirigeants d’entreprises et salariés qui ne force plus ces derniers à un combat permanent pour en obtenir une part décente. Ceci obligerait les banques centrales à revoir leur rôle et à rejeter les conceptions mythiques de la monnaie véhiculées par le “monétarisme”.

L’action des États pourra-t-elle se prolonger au-delà des plans de sauvetage récemment présentés et aboutir à une nouvelle architecture financière internationale ?


Oui mais les solutions de rechange manquent : la fin du communisme semblait signaler le triomphe du capitalisme « pour les siècles des siècles », et à part dans des poches isolées comme Cuba et le récent groupe « bolivarien » (Vénézuéla, Salvador, Équateur et Bolivie) et dans les groupes promoteurs de la décroissance, la réflexion sur des alternatives au système capitaliste s’est pratiquement évanouie. L’effondrement actuel du capitalisme est intervenu soudainement, dans un ciel sans nuages et provoque la stupéfaction. La science économique qui aurait pu constituer une réserve d’idées neuves a failli à son devoir en concentrant son attention sur des questions de détail ne se posant que dans un contexte où rien ne va jamais mal.

Quel rôle pour les pays disposant de réserves de change abondantes (grands pays émergents, producteurs de pétrole…) ? Peuvent-ils profiter de la crise pour prendre le contrôle d’entreprises européennes ou américaines sous-évaluées ? Vont-ils au contraire consacrer leurs excédents à soutenir leur propre développement économique ?


Le prix du pétrole sur lequel repose la puissance de certains de ces pays est soumis à deux types de forces : les fluctuations dues à l’offre et la demande, et la spéculation qui accentue la volatilité de ce prix dans le sens que l’offre et la demande détermine. Quand la situation économique globale se détériore, les bénéfices des pays pétroliers baissent et la puissance de ces pays se réduit dans le même degré. La Chine constitue un cas particulier étant donné le rôle prédominant que joue encore le capitalisme d’État dans son système économique et financier, c’est ce qui lui permet de réagir au quart de tour aux changements de la conjoncture. Ceci dit, quel que soit le volume de leurs réserves de change, il ne sera jamais rentable pour ces pays d’investir leurs fonds dans des entreprises dont il serait devenu évident qu’elles sont insolvables.

Propos recueillis par Jérôme Paturot

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