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N°11 - Le conservatisme introuvable

Par E. Marsala

En France, il y a toujours eu des conservateurs. Mais jamais de conservatisme.

Il n’exista jamais de conservatisme français - au sens d’un corps de doctrine élaboré ou d’un mouvement cohérent, organisé et durable, cherchant à porter ces idées au pouvoir. Pour plagier la (contestable) remarque de Luc Gaffié, qui voyait dans l’Amérique « la terre du conservatisme impossible »(1), on pourrait dire que la France est le pays du conservatisme introuvable.« En France, notait le publiciste Maurice Block à la fin du XIXe siècle, sous la monarchie de 1830, on a donné le nom de conservateur au parti qui appuyait la politique du juste milieu (…). Ce n’était pas, à proprement parler, un parti conservateur, en ce sens qu’il adoptait les principes de la révolution de 1830 (…) ; mais dans la limite de l’ordre constitutionnel fondé par cette révolution, il méritait réellement ce titre, puisqu’il s’appliquait à conserver les institutions existantes, tout en les développant progressivement (…). Aussitôt la chute de la monarchie constitutionnelle, il s’est formé un parti conservateur de la République, et aussitôt après la chute de la République, un parti conservateur de l’Empire. Il en fut de même pour le régime qui suivit la révolution du 4 septembre 1870 »(2). Le conservateur, en France, tout bonnement celui qui, à un moment quelconque, veut stabiliser les choses pour conserver ce qui existe, refusant à la fois la fuite en avant et ce qu’il appelle le retour en arrière.Le mot “conservateur” lui-même se répand avec la Révolution française, et surtout, après la chute de Robespierre. La chose est peu étonnante : on ne songe à conserver qu’à partir du moment où le mouvement, l’évolution menacent les acquis, et où ces derniers sont clairement ressentis comme instables. En l’an IV, un rapport officiel réclame donc, pour les sauvegarder, « un gouvernement tutélaire et conservateur »(3). Quelques mois plus tard, Cabanis qualifiera de « patriotes conservateurs » ceux qui violeront la constitution de l’an III pour interdire aux royalistes de reprendre le pouvoir. Et Mme de Staèl réclamera l’installation d’un « corps conservateur » afin « d’assurer par une barrière invincible la stabilité des bases constitutionnelles de la République et des principes de la révolution »(4).Le mot et le concept se forgent au feu des événements : le conservateur ne répudie pas le nouveau régime, bien au contraire : il souhaite le perpétuer, le défendre contre tout ce qui le menace. Idéologiquement, ce conservatisme à la française apparaît donc parfaitement neutre, sinon vide. Ce qui n’empêche pas ses avatars successifs, dérivés du même sentiment, de présenter des caractères et des structures analogues.

Celui qui a peur

Fondamentalement, en effet, le conservateur est quelqu’un qui a peur, peur de ce qui pourrait arriver, et qui risque de le priver de ses droits, de ses avantages, de ses biens. Il craint le mouvement, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, vers l’avant comme vers l’arrière. Il se défie de la contre-révolution autant que de la révolution, tantôt par principe, tantôt parce qu’il est convaincu que la première, étant vouée à l’échec, débouchera nécessairement sur une radicalisation de la seconde. Pour cette raison, le conservateur se réfugie dans un immobilisme forcené. « Leur sens de la responsabilité, ironisait Maurras en 1911, est surtout fait de timidité intellectuelle »(5).Pour éviter la casse, on retient sa respiration, on fait le mort. Et lorsque, malgré tout, les choses changent - puisque l’attentisme des conservateurs ne les empêchent point d’évoluer -, ces derniers finissent toujours, avec un temps de retard, par se rallier au nouveau régime, dès lors qu’il préserve ne serait-ce qu’une parcelle de ce qu’ils avaient sous le précédent. Songeons au ralliement du fameux « Sénat conservateur » de l’Empire à la Monarchie restaurée, songeons à celui du légitimiste Tocqueville à la République de 1848, à celui de l’orléaniste Thiers à celle de 1873, ou à celui des élites catholiques à la suite de Léon XIII. En France, le conservatisme a toujours été un opportunisme, prêt à tout pour sauvegarder ce qui n’a pas été détruit : parti de « mauvais lutteurs », accuse Maurras(6).

Qui sont-ils ?

En revanche, le conservatisme n’a jamais été une doctrine - quoiqu’en disent certains éminents universitaires qui, à l’instar de Luc Gaffié, estiment que « le conservatisme est né d’une réponse à la Révolution française (et) correspond à un courant de pensée bien précis dont l’essence est l’anti-modernisme, ou plus exactement, la méfiance vis-à-vis (…) des visions utopiques »(7). Quoiqu’ils en disent : car au nom de quoi, et à quel titre, qualifier une telle pensée de conservatrice ? Ni le mot - inventé par et pour des révolutionnaires assagis, certes traumatisés par la Terreur, mais résolument hostiles à l’Ancien Régime -, ni le parti qui s’en réclama en 1830, ni l’incroyable nébuleuse qu’on désigne sous ce terme au début de la IIIe République, ne l’autorisent. À quoi il faut ajouter que les tenants véritables de la pensée contre-révolutionnaire (ce qui exclut Chateaubriand, « cette idole des modernes conservateurs » qui « incarne surtout le génie de la Révolution»(8)) n’adoptèrent jamais cette appellation, et qu’ils ne cessèrent même de fustiger l’incurie, la paresse et les lâchetés de ceux qui s’en prévalaient. Pour les contre-révolutionnaires, du reste, il n’était pas question de conserver. Conserver quoi, d’ailleurs ? Le désordre établi, l’anarchie couronnée, l’injustice hypocrite, les prébendes du « patriciat de l’échafaud » ? Plutôt que de conserver, il s’agit de restaurer, de faire, suivant le mot de Maistre, le contraire de la révolution. Alors, bien sûr, on peut toujours les qualifier de “conservateurs”, eux qui refusaient ce titre, et expliquer en même temps que ceux qui s’en réclamaient ne l’étaient point : on peut toujours, mais à condition de prendre conscience du caractère arbitraire, historiquement illégitime et idéologiquement factice d’une telle dénomination. En France, le conservatisme n’existe pas.

Amalgames

Ce qui a pu entraîner la confusion, et laisser croire à une pensée structurée, susceptible d’être « définie de façon précise », résulte peut-être d’une importation intempestive. Car si le conservatisme français est inconsistant, il n’en va pas de même de ses homologues anglais - celui des Tories, de Burke à Disraèli et à Margaret Thatcher -, allemands ou américains. C’est pourquoi, il n’y eut jamais grand chose de commun entre ces conservatismes-là, et ceux qui, en France, se laissaient désigner ainsi.Les conservatismes étrangers semblent en effet dotés de ce qui manque aux Français : et en premier lieu, d’une ambition, d’une volonté de combattre et de l’emporter - alors qu’en France, le conservateur est généralement persuadé qu’il a tort, qu’il a contre lui le bon droit, la raison et l’histoire. C’est ainsi que l’Américain Irving Kristol, dans ses Confessions d’un vrai néo-conservateur, définissait « son effort comme un mariage des préoccupations morales [et culturelles] de la droite avec le sens de la res publica (…), et surtout, avec la confiance en soi et la témérité idéologique propre aux intellectuels libéraux »(9). C’est ainsi qu’en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, les Junkers conservateurs affirmaient hautement la bienfaisance de leur droit, et qu’après la Première Guerre mondiale, les intellectuels de droite se feront les promoteurs d’une Révolution conservatrice - concept qui, en France, eût été perçu comme un oxymore aberrant, alors que sous la République de Weimar, il exprimait un certain état d’esprit, critique, offensif et conquérant.Ces conservatismes étranges coïncident-ils pour autant avec la pensée contre-révolutionnaire française ? En partie, sans aucun doute : lorsque l’éditeur officiel de l’Action française entreprend de retraduire Burke, lorsque T.S. Eliot s’intéresse à Maurras, lorsque Jünger dialogue avec Boutang, ou que l’Américain Eric Voegelin dénonce dans l’Esquisse de Condorcet « le texte le plus important pour une histoire des temps modernes »(10), les liens paraissent trop denses, trop étroits, trop constants pour n’être que fortuits.Certes, la coïncidence n’est que partielle. Le néo-conservatisme américain, observe ainsi Nicolas Kessler, est « un mouvement qui s’accommode, faute de mieux, des conditions nouvelles imposées à l’action politique par la modernité, qu’il s’agisse des institutions démocratiques, de l’économie de marché ou du pluralisme religieux »(11). Et on pourrait reprendre ce concept de divergence à propos des conservatismes anglais, ou allemands : sur ce dernier, on songe par exemple aux prises de position de l’excellente revue Junge Freiheit. Mais malgré cela, malgré ces discordances, il y a sans doute, pour les héritiers légitimes de la pensée réactionnaire, plus à en tirer, et à en apprendre, que de la lamentable histoire de ces éternels perdants que furent, depuis la Révolution, les conservateurs français.
 
 
E. Marsala


1 : Luc Gaffié, Les idées du conservatisme américain, Stillwater, New Forum Press, 1990, p. 3.
2 : Maurice Block, Petit dictionnaire politique et social, Perrin, 1896, p. 153.
3 : Cité par F. Brunot, Histoire de la langue française, t. IX, vol. 2, A. Colin, 1937, p. 840.
4 : Cité idem, p. 798.
5 : A.F., 25 juillet 1911.
6 : Gazette de France, 9 octobre 1901.
7 : Luc Gaffié, op. cit., p. 8.
8 : Charles Maurras, “Trois idées politiques”, in Romantisme et révolution, Nouvelle librairie nationale, 1922, p. 248.
9 : Nicolas Kessler, Le conservatisme américain, PUF, Que sais-je ?, 1998, p. 80.
10 : Eric Voegelin, From Enlightment to Revolution, Durham, Duke University Press, 1975.
11 : Nicolas Kessler, op. cit., p. 113.

Commentaires

  • Great post, i really enjoyed reading your work.Thanks!!!

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